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Entretien avec Pauline Fonsny à propos de À l’usage des vivants

Publié le 17/12/2019 par Fred Arends / Catégorie: Entrevue

Premier court-métrage puissant et engagé, À l’usage des vivants revient sur l’assassinat d’Etat de Semira Adamu en 1998. De par son sujet et sa maîtrise, il nous semblait important de rencontrer Pauline Fonsy, la réalisatrice. Formée au montage à l’INSAS et à l’ULB en philosophie, Pauline Fonsny nous parle avec passion d’engagement et de cinéma politique.

Cinergie : Pourrais-tu nous raconter l’histoire de ce film et comment il s’inscrit dans ton parcours ?
Pauline Fonsny : Au départ, il y a ma rencontre avec Maïa Chauvier, chanteuse et poétesse belge. J’avais réalisé une captation d’un morceau pour son groupe Recital Boxon. Nous sommes devenues proches et j’ai redécouvert, en échangeant avec elle, un texte qu’elle avait écrit sur Semira Adamu. Elle l’avait écrit après le procès de 2002, enfin les deux procès qui ont eu lieu, en 2002 et 2003. Celui des policiers qui ont assassiné Semira et quasi au même moment quelques mois plus tard celui des militant.e.s accusé.e.s d’avoir soutenu et entraîné Semira Adamu dans la résistance.

C. : La responsabilité changeait donc de camp…
P.F. : Il y avait cet argumentaire du pouvoir politique qui affirmait que si Semira Adamu était morte, ce n’était pas la faute des policiers ni de l’Etat et de ses politiques migratoires, mais bien de celle des militant.e.s qui luttent contre les expulsions et qui auraient entraîné les personnes en centres fermés à se rebeller. “Si Semira n’avait pas résisté, elle ne serait pas morte”… C’est exactement la même logique qui a été utilisée par les autorités l’an dernier, après la mort de Mawda Shawri, la fillette kurde de 2 ans tuée d’une balle dans la tête par un policier, afin de se déresponsabiliser.
J’avais déjà entendu ce texte car Maïa le “lisait” régulièrement lors des commémorations de la mort de Semira qui avaient lieu chaque année afin de rappeler à la mémoire collective belge ce qui s’est passé. Donc avec Maïa, nous avons voulu mettre son texte en image pour aller au-delà de la date commémorative, pour pérenniser cette parole-là, militante et pour donner du poids à un contre-récit par rapport à la narration officielle, nationale de la mort de Semira Adamu.
Parallèlement à cela, en septembre 2017, une première réunion a été proposée par une série de collectifs, d’associations et de militant.e.s autonomes pour penser collectivement à ce que nous pourrions faire pour les 20 ans de la mort de Semira. À sa suite, j’ai pensé que la seule manière de me sentir utile était de faire le film dont nous avions parlé. Donc après cette réunion, j’ai recontacté Maïa pour lui dire qu’il fallait commencer à faire ce film. C’est l’énergie collective qui s’est mise en place qui m’a poussé véritablement à faire ce film. C’est à ce moment-là que le projet a vraiment démarré. Je me suis mise à écrire à partir du texte de Maïa et d’un livre qu’elle m’avait donné et dans lequel étaient retranscrits les témoignages que Semira Adamu avaient transmis par téléphone au Collectif Contre Les Expulsions durant les 6 mois de sa détention pendant lesquels ils ont tenté de l’expulser 5 fois. Ce texte s’est imposé à nous et il devait absolument faire partie du film, sans quoi j’aurais eu l’impression d’étouffer une seconde fois Semira. Ce sont donc ces deux voix de femmes qui ont mis en branle le projet.
À partir de là j’ai cherché les images ! J’ai commencé à explorer les lieux, en me baladant autour du 127 bis (la prison pour étrangers qui a ouvert en 1994 à côté de l’aéroport de Zaventem et où était enfermée Semira), en allant à des manifestations et petit à petit est née cette idée des travellings. Alors évidemment, il y a plusieurs raisons à ces travellings. Il y a d’abord ma mémoire cinématographique, Nuit et Brouillard de Resnais et du coup la référence entre les camps d’hier et ceux d’aujourd’hui, et ensuite ces travellings se sont construits dans cette idée, des champs aux camps, avec cette idée progressive d’ « enclosure » du territoire et avec la manière dont on conçoit même la vi(ll)e. Ce mouvement est aussi celui du temps, du passé au présent, et puis c’est aussi la machine de l’Etat qui poursuit continuellement sa route, mécaniquement, indifférente à toutes les dénonciations.

C. : Oui une machine qui, depuis la mort de Semira Adamu, n’a pas eu de cesse de s’amplifier dans une continuité terrifiante.
P.F. : Oui c’est une continuité que je voulais montrer parce que l’Etat se cache derrière l’idée qu’il aurait retenu la leçon de ce qui s’est passé. Par exemple, aujourd’hui, la technique du coussin utilisée pour Semira Adamu est interdite par la loi. Les politiques prétendent avoir appris de leurs erreurs : « ferme mais (maintenant) humain », disent-ils.

C. : Ce n’est pas la technique du coussin le problème, mais l’ensemble de ce système.
P.F. : Évidemment, le principe même de l’enfermement et des expulsions est violent. Toute expulsion est violente et tout enfermement est inhumain. Et donc la leçon n’a pas été retenue, rien n’a été entendu. Pourtant ce discours de l’Etat avait à l’époque gagné sur le plan médiatique. J’ai regardé pas mal de sujets de la RTBF de cette période et l’on voit bien le basculement entre les premiers moments d’émois - juste après la mort de Semira -, puis les discours accusateurs envers Semira, définie alors comme prostituée (même si on ne voit pas où serait le problème, quand bien même le serait-elle) et menteuse. Le discours reprenait progressivement les mots du pouvoir, avec de moins de moins de recul. Il légitimait le pouvoir en mettant la responsabilité dans le chef des militant.e.s et de Semira.

C. : À côté des travellings, il y a ce très beau travail avec les maquettes. Comment les as-tu intégrées ?

P.F. : Elles sont arrivées aussi très rapidement. Je voyais bien la voix de Maïa sur les travellings car ils permettent à celle-ci de se faire entendre, de se dérouler. Pour les témoignages de Semira, je cherchais ce que j’allais montrer. Je connaissais le travail de Céline De Vos - qui est également militante. Ses maquettes sont en partie le travail de fin d’études à la Cambre qu’elle a réalisées en commençant à s’engager dans ces luttes contre les centres fermés. Du coup, j’ai pensé à son travail car ces maquettes ont été réalisées par quelqu’un qui fait partie de la lutte et il y a une continuation entre la voix de Maïa qui est militante depuis 20 ans et Céline qui est la génération suivante et qui reprend le flambeau de cette lutte. Ensuite, elles venaient combler le manque, du fait qu’aujourd’hui, il y a une interdiction de filmer dans les centres fermés (aucune caméra n’a été autorisée à entrer dans le 127 bis depuis l’inauguration en 1994). Les images qu’on voit dans le film, sont celles de Semira, filmées par un parlementaire avec son téléphone en cachette. Cette interdiction m’a donné un cadre car elle fait partie de ma position, que je ne voulais pas nier, de femme “blanche” à qui ces lieux ne sont pas destinés. Elle dit aussi la réalité de ces centres, rendus complètement invisibles, cachés, fermés au public et qui échappent à tout contrôle démocratique.

C. : Ces maquettes sont également tout à fait cohérentes par rapport à l’importance que tu accordes à l’espace dans le film, à la question de l’enfermement. L’utilisation que tu en fais en dit beaucoup… peut-être plus que si tu avais pu y entrer.
P.F. : Je ne sais pas, c’est toujours difficile d’évaluer ce qu’aurait pu être le film avec d’autres paramètres. J’ai entendu de nombreux témoignages de personnes en centre fermé (entre autres tous ceux que réalise le collectif Getting the voice out et qu’ils mettent à disposition sur leur site internet : http://www.gettingthevoiceout.org/category/temoignage-audio/?lang=fr_be) qui m’avaient décrit les lieux mais je n’allais pas simplement illustrer cela - ce qui m’aurait paru obscène - et du coup les maquettes offraient aussi une distance qui me convenait. Elles permettaient de raconter autre chose.

Cinergie : Tu as dû composer avec un travail déjà réalisé…
P.F.
: Oui, j’ai seulement demandé à Céline d’ajouter la piste avec l’avion pour que l’on puisse situer la proximité entre les centres et l’aéroport. Pour avoir une vision claire de l’espace. Ensuite, c’est vraiment un film de montage ; je viens de là, c’est ma pratique. C’est pourquoi les choses se sont construites progressivement. J’ai très peu tourné, environ 5 jours.

C. : Oui mais les travellings, ce n’est pas uniquement du montage… Et tu as dû jongler avec différents niveaux d’images, les archives, les maquettes et différentes textures…
P.F. : Oui c’est vrai mais tout cela s’est tissé au fur et à mesure ; je montais, je tournais, je remontais, etc. Même si j’avais une idée très claire du propos politique que je voulais tenir, la manière de le mettre en forme s’est précisée en construisant le film.

Cinergie : Cette façon de travailler te permettait-elle de réajuster au fur et à mesure, d’éventuellement aller tourner un plan auquel tu pensais ? Ces allers-retours rapides entre tournage et montage t’autorisaient-ils un plus grand contrôle ?
P.F.
: Ça me permettait d’essayer des choses car, comme c’est mon premier film en tant que réalisatrice, je ne maîtrisais pas tous les paramètres. J’ai beaucoup essayé, tourné des choses qui ne fonctionnaient pas forcément et donc on repartait tourner. Bon, je n’ai pas pu retourner certaines choses comme les maquettes en studio pour lesquelles nous n’avons eu qu’une seule journée. Et au montage, ça s’est révélé difficile. Mais grâce à un ami, Ismaël Joffroy Chandoutis qui est venu m’aider en montage, on a trouvé des trucs pour rattraper certaines erreurs du tournage, notamment sur des questions de rythmes.
Les archives sont, dans ce cadre, un élément important qui n’était pas présent à la première écriture du film. Elles sont apparues au montage comme une nécessité.

C. : Une nécessité de revoir ces images de Semira car c’est aussi un lien avec le passé et comme le film se construit dans une continuité à la fois de la politique et de la situation qui ne change pas et de mémoire aussi.
P.F.
: Il y a effectivement, à travers l’archive, une texture particulière de l’image qui renvoie à l’aspect mémoriel du récit. Concernant les archives spécifiquement de Semira, de son assassinat filmé par les policiers, leur présence a été mise en question jusqu’à la fin du montage. Il y avait toujours cette question : « Est-ce légitime de montrer Semira dans cette situation-là ? » Ce sont des images extrêmement violentes. « Est-ce que le spectateur va pouvoir les regarder ? » Parce que je souhaitais confronter le spectateur à la réalité des faits mais je me demandais sans cesse si ces images n’étaient pas trop violentes pour être vues. Pas au sens où cette violence ne devrait pas être montrée - car je pense qu’il est important, politiquement parlant, de regarder la violence de l’Etat en face - mais plutôt au sens où leur violence empêcherait peut-être le spectateur de regarder, tenté alors de fermer les yeux. De plus, c’est aussi un moment d’une extrême faiblesse pour Semira, alors que c’était une femme très forte, une grande résistante. J’étais en question sur le fait de la montrer dans cet état-là, par rapport à sa dignité. Et je me pose encore la question aujourd’hui :Est-ce juste - politiquement - ou non ?

C. : As-tu eu des retours, de proches de Semira par exemple ?
P.F.
: Non, pas des proches. Mais j’ai eu deux types de retours, de deux publics différents. Et donc j’ai dû poser la question de “la destination du film”. “À qui était destiné le film?”, car en fonction du spectateur, les réactions ne sont pas les mêmes. D’un côté les personnes dites sans-papiers peuvent avoir beaucoup de mal car cela renvoie aux violences qu’elles ont-elles-mêmes vécues, subies. D’un autre côté, le public appartenant plutôt au groupe dominant “racisant” me semblait avoir besoin de ces images parce qu’elles attestent que cela a eu lieu. J’ai donc dû faire un choix et j’ai décidé de destiner ce film aux « blancs ». À tous ceux au nom desquels nos Etats agissent, afin d’appeler à une désolidarisation et à une résistance.

C. : Oui et ce film devrait circuler, être vu car il est aussi très lisible, très clair.
P.F.
: C’était important pour moi. À la fois d’avoir une exigence formelle qui soit ce que j’estime être politiquement juste, esthétiquement parlant, c’est-à-dire pouvoir amener de la durée dans les plans, pouvoir amener un rapport texte/image qui ne soit pas de l’illustration, pouvoir amener une parole politique radicale, un parti-pris clair et sans ambiguïté, et en même temps de pouvoir rester accessible au public. C’était vraiment un objectif qui est de faire le travail qu’on aimerait que les médias fassent. À savoir dire et montrer qu’aujourd’hui des choses extrêmement violentes se passent toujours dans les centres fermés, contre les personnes dites sans papiers et appeler à la lutte contre ce système profondément inhumain et raciste.

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