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Entrevue avec Herman Van Eycken

Publié le 01/04/2001 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Chronique et entretien avec le réalisateur

Herman Van Eyken aime raconter des histoires. Nous aussi. Vous connaissez celle de la Bible - matrice de presque tous les récits - et de l'éditeur ? Elle figure dans Pastiches et postiches. Umberto Eco, le fringuant semioticien et romancier (dont Herman Van Eycken a suivi les cours à Bologne) imagine que le manuscrit ou le tapuscrit de la Bible atterrit sur le bureau d'un éditeur qui la confie à un membre de son comité de lecture.

Rapport du lecteur à l'éditeur :

L'Amour en suspens d'Herman Van Eycken

 

"L' épisode de Sodome et Gomorrhe, avec les travestis qui veulent faire les anges, est rabelaisien ; les aventures de Noé sont du pur Jules Verne ; la fuite d'Egypte est une histoire qui sera certainement portée un jour ou l'autre à l'écran...Bref, le véritable roman-fleuve, bien construit, ne lésinant pas sur les coups de théâtre, plein d'imagination, avec juste ce qu'il faut de messianisme pour plaire, sans donner dans le tragique ."
On pourrait voir les choses comme ça et dire que le fonds de commerce des récits que se raconte l'humanité depuis l'aube des temps est limité (la Bible, les tragédies grecques). Le prétexte de l'intrigue, qu'Hitchcock appelait le McGuffin, a besoin d'être " emballé ", en quelque sorte, dans l'air du temps, dans une construction ou un dispositif, avec un style propre à celui qui raconte, transpose ou met en scène.

L'Amour en suspens d'Herman Van Eycken

 

Donc, l'intrigue de l'Amour en suspens nous emmène dans une plantation de caoutchouc, à Malaya, en 1955, qui se développe grâce au savoir-faire de Marcel. Proche du trépas, son associé Raymond décide de léguer sa fortune à Loulou, sa fille chérie, restée Europe, en bord de Meuse, près de Dinant pour être précis. Dépité, Marcel file en Europe pour tenter de récupérer la somme de travail qu'il a investie dans la plantation. Il découvre le Roxy où Loulou, la femme-pantin, et sa famille gèrent un petit cabaret de province.

L'Amour en suspens repose sur une faute commise par le père (celui-ci exerçant le pouvoir despotique du mâle qui s'approprie les femelles) qui reste impunie et dont sa fille subit les stigmates. Le temps passant, la faute s'enfouit dans les tréfonds de l'inconscient. Élément refoulé que Marcel, deus ex machina inconscient, va faire ressurgir du passé, déchaînant les passions jusqu'à ce qu'un bouc émissaire vienne ressouder la famille. Bigre ! C'est une horde sauvage, cette famille ! Mais non, c'est simplement la cellule de base de l'histoire humaine. Sound of Fury. Voyez les romans de Faulkner, grand lecteur de la Bible.

 

L'Amour en suspens d'Herman Van Eycken

 

La cinéphilie d'Herman Van Eycken s'alimente au cinéma allemand des années septante et surtout à celui de Rainer Werner Fassbinder dont il décline la thématique (mélodrame, loi du plus fort qui écrase le plus faible, l'amour comme leurre, etc.) ainsi qu'au cinéma italien de la même époque (Bellochio, Bertolucci) pour le traitement du sujet en couleurs chaudes (l'été indien). Herman Van Eycken possède un savoir-faire que l'on avait pu voir à l'œuvre dans Achterland mais qui, ici, trébuche parfois dans la narration (comment rendre singuliers les clichés, comment contourner les sentiers battus ?), écueils masqués et sauvés par une mise en scène à la chorégraphie impeccable. Un critique faisait récemment la distinction entre les cinéastes gouvernés par le récit et ceux gouvernés par la dramaturgie. Il est clair qu'Herman Van Eycken appartient plutôt à la seconde catégorie : ceux " qui inscrivent l'humanité au centre du monde, croient dans le caractère infini des émotions et des sentiments, expriment l'oppression de la société, les ravages de l'Histoire, accueillent les zones obscures de l'être " (1). On ne pourrait mieux dire.

Herman Van Eyken.: J'ai fait Scherzi di Angelo juste après le montage d'Achterland. Et immédiatement après, on a commencé à travailler sur le scénario du long métrage qui s'appelait la Danse des pantins. Ce jeu de danse est devenu un bal, d'où le Bal des pantins. Nos partenaires français nous ont dit qu'il fallait absolument éviter le mot pantin, connotant plein de comédies burlesques. C'est lorsque le film a été terminé que l'on a trouvé le titre définitif.

Pour l'écriture du film j'ai d'abord travaillé seul avec Micheline Hardy, puis Luc W.L. Janssen nous a rejoint. Le film est basé essentiellement sur les relations entre des personnages aux caractères forts et solides qui vivent un huis clos. Il s'agissait d'évoquer les liens ambigus et distordus qui unissent certains personnages de cette famille, au sens large du terme. Le non-dit est représenté par le personnage du père qui vit en Malaisie La relation authentique qui s'établit entre Marcel et Loulou perturbe le petit microcosme dans lequel baigne cette famille. Ce couple-là devient de plus en plus fort et les autres ne le supportent pas, d'autant qu'ils découvrent la liaison entre Marcel et le père qui a disparu. L'histoire d'amour entre Marcel et Loulou - au départ, leur relation est conflictuelle - se construit petit à petit, l'affrontement se transforme, évolue en séduction, et ils concrétisent leur amour.

L'Amour en suspens d'Herman Van Eycken

 

J'ai vu le film comme une espèce de danse. C'est Roberte, la patronne du Rosy, qui tire les ficelles, tient ces personnages et les manipule. Les autres sont ses pantins, en quelque sorte. Marcel vient d'une plantation de caoutchouc de Malaisie et atterrit dans un système plus fluide mais tout aussi élastique. J'ai voulu chorégraphier les étapes du film qui est structuré comme un drame en trois actes. Achterland est un film où des gens, des groupes de gens ne se touchent jamais, à part une scène où il y a un duo qui danse ensemble. Ça m'a beaucoup impressionné. Dans l'Amour en suspens, chaque chose a une raison mais la structure de base est celle de la tragédie.
L'histoire en elle-même est intemporelle mais, pour des raisons économiques, la situer dans les années cinquante m'a paru la bonne solution. D'autant qu'à cette époque, les moyens de communication étant moins développés, on pouvait facilement avoir un passé plus flou, plus mystérieux.
Si le film est tourné en langue française, c'est parce que ma mémoire est remplie de souvenirs de vacances passées dans ma jeunesse en Wallonie. C'est une région que j'aime beaucoup, surtout entre Namur et Dinant, avec son fleuve et ses rochers. Je voulais que le sujet traité dans l'Amour en Suspens soit situé dans cet environnement. À titre de comparaison, si j'avais fait le film aux États-Unis j'aurais choisi La Louisiane.


(1) Jean-Claude Biette, Qu'est-ce qu'un cinéaste ?, P.O.L

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