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Entrevue avec Jacques-Henri Bronckart - Versus Production

Publié le 01/01/2006 par Anne Feuillère et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

La Production comme maïeutique

Fondé en 1999 par Jacques-Henri Bronckart et Olivier Bronckart, Versus Production est une toute jeune maison de production qui commence sérieusement à compter dans le paysage belge. Après plusieurs coproductions minoritaires et un certain nombre de documentaires, Versus s'est lancé dans l'aventure en suivant de jeunes auteurs dont elle a produit les courts métrages : Bouli Lanners, Micha Wald, Oliver Masset-Depasse. Rencontre avec un producteur pour qui le cinéma est une histoire, avant tout, d'amitié.

C. : Comment s’est passé le tournage d’Ultranova ?
J.-H. Bronckart : Ultranova est un film qui était vraiment centré sur Bouli qui est quelqu'un de très intuitif. Ce qui était important, c’était de lui donner du temps lors du tournage. On a tourné pendant 45 jours. C’est ce qui a permis au film de trouver son ton, son rythme, sa spécificité. C’est ce temps qui a permis qu'on recommence à tourner plusieurs séquences à différents moments. Quand on est sur son premier long métrage, il faut trouver ses marques, son écriture, son style. Le début du tournage était très orthodoxe, conventionnel. Les choses se sont peu à peu ouvertes. Un exemple : la séquence du long travelling avant dans le hangar où les deux jeunes filles devisent sur l'avenir et leur ligne de vie. Au départ, on a tourné la scène dans un bar, avec un champ contre champ, et cela ne satisfaisait pas vraiment Bouli. Quand on a regardé les rushes ensemble, on était d'accord là-dessus. Le plan de travail donnait de la souplesse et donc Bouli a pu refaire la séquence. En tournant une autre scène dans le hangar, il s'est dit : « tiens, si on essayait de refaire le plan ici ». Il faut pouvoir se permettre cela, concevoir les choses de cette façon, c'est ce qui a permis de rendre le film meilleur. Si on l’avait tourné en 32 ou 35 jours, on s'en serait tenu à son plan de travail. Voilà pourquoi il est important de bien connaître un réalisateur pour comprendre ce dont il a besoin pour être à l'aise.

 

Si je prends Cages, qui est en tournage, Olivier Masset-Depasseest quelqu'un qui a une conscience très précise de ce qu'il veut. Le film est beaucoup plus découpé, laisse moins de part à l'intuition. Si on tourne aussi en 45 jours, je pense qu'il n'y aura que deux ou trois plans à refaire pour des détails. En dessous de 45 jours, on dénaturait la mise en scène d'Olivier, on le tirait vers le bas. Le film va faire 450 ou 500 plans, donc on aura tourné au final 4 ou 5 plans par jour, ce qui est essentiel pour son cinéma et ce qui est beaucoup. Trouver, par rapport à l'économie dans laquelle on est et par rapport au réalisateur, le meilleur moyen de lui permettre de s'exprimer, et de donner le meilleur de lui-même est tout ce qu’on recherche.

 

C. : Et tu n'as pas l'impression que l'étape du montage est l’une des plus importantes ?
JHB. : Bien sûr ! Essentielle, parce que c'est le moment où on met tout à plat, où il faut reconstruire et réécrire le film. Sur Ultranova, on a eu une première vision très rapidement. Le film devait faire 2h10, 2h15. Tout de suite, j'ai eu le sentiment que "ça sentait bon". Ewin Ryckaert, le monteur, avait imaginé d'éclater complètement le récit et de commencer par la fin. Après, toute une série de séquences ont volé en éclat. Beaucoup de choses un peu explicatives ont été affinées par la suite. On eu le temps de travailler jusqu'au bout sur des détails. Et il n'y avait aucune complaisance de la part de Bouli, qui allait lui aussi dans le sens du film. On a ôté une partie du début qui ralentissait la manière dont on entrait dans le film. J'aime beaucoup ce moment-là parce qu'on voit les choses se construire.

 

C. : Tu as une place artistique importante ?
JHB. : Oui, non… Moi, j'en sais rien, et cela m’est égal (rires). Il y a un travail de l’ordre de l’accompagnement éditorial ou artistique, on appelle cela comme on veut, où il ne s’agit pas de dire aux réalisateurs ce qu’ils doivent faire, mais plutôt de les emmener là où ils doivent aller. C’est plutôt une espèce de maïeutique que de directivité, ce que je n’aime pas.

 

C. : Vous avez deux films en préparation, quatre autres en développement. Est-ce que tu ne crains pas de ne plus pouvoir, à un certain moment, être aussi présent pour chacun ?
JHB. : Non, parce qu'on a réussi à mettre en place à Versus une équipe vraiment soudée, fiable, compétente. Si on arrive à faire ce qu'on fait aujourd'hui, c'est aussi parce qu'il y a Jérôme, Nicolas et que d'autres personnes arrivent. Je viens de trouver un directeur de production, sur Cages, Ludovic Douillet, qui avait travaillé sur Calvaire. Il rentre dans la famille, et il a apporté énormément de choses sur le film d'Olivier. Moi, je l'appelle “le magicien” maintenant (rires). Ce que je ne veux surtout pas devenir, c'est une espèce d'usine à films. Parce qu'il n'y a pas de modèle, et que chaque film demande une organisation tout à fait unique. A chaque fois, un prototype. Si je prends Ultranova, Cages, Voleurs de chevaux, ce sont trois manières très différentes de financer des films. Avec de très grandes surprises, de grosses désillusions (rires) dans le montage financier, des choses paraissaient acquises et ne le sont plus… Ce qui est passionnant, c'est qu'à chaque fois, on redistribue les cartes et il faut recommencer la partie. L'équipe que j'ai autour de moi me permet de me concentrer sur les deux choses essentielles pour moi, l'accompagnement des projets et le financement. Si je devais être dans l'urgence et que je ne pouvais plus être présent à des moments clés comme l'écriture, le casting, la mise en place des équipes, le jour où oui, je ne ferai plus tout ça, je perdrai quelque chose. J'ai aussi une relation très franche avec les réalisateurs avec lesquels je travaille pour l'instant, et je pense que si cela arrivait, ils me le diraient vite (rires).

 

C. : N’est-ce pas une richesse pour le cinéma belge que de fonctionner de manière artisanale et donc forcément plus inventive ?
JHB : Je n'ai pas connu les périodes faciles de la production, le temps où Canal + investissait dans tous les films. Il y a quelques années, on se serait présenté à Canal avec Bouli, Micha et Olivier, leurs cartes de visite et leurs prix, on aurait eu Canal automatiquement. Aujourd'hui, avec Cages, ils réagissent un peu différemment. Il n'y plus jamais d'acquis. C'est à la fois extrêmement effrayant et extrêmement stimulant. Au point qu’avec certains partenaires, j’arrive à me demander comment ils travaillent. Mais bon, c'est un autre débat. Tout cela nous pousse à faire les films qu'on pense indispensable. Il s'agit toujours de trouver l'adéquation entre l'histoire et la mise en scène, d'avoir de vrais projets. Il ne s'agit pas juste de mettre un film en chantier à tout prix.

 

C. : Comment travailles tu avec les producteurs français ?
JHB. : Il y a des gens que j'apprécie beaucoup et d'autres avec qui cela s'est moins bien passé. Je me rends compte qu'ils n'ont ni la même énergie, ni la même motivation que nous sur certains projets. Sur Ultranova, on a tout de même enregistré la faillite de notre coproducteur français, qui nous a planté de 90 000 euros, qu'on a dû refinancer. Quand on a fait En territoire indien de Lionel Epp, « Euripide » était en faillite en post production. La France n'est plus la poule aux œufs d'or comme c'était le cas il y a quelques années. Pour Voleurs de Chevaux, je suis allé chercher un producteur distributeur, « Rezo », parce que la distribution reste quand même la question la plus difficile pour le moment en France, et je ne voulais pas avoir les mêmes problèmes que pour Ultranova. Et là, pour une fois, j'ai l'impression qu'on coproduit le film ensemble ce qui est vraiment agréable. On partage un point de vue, une stratégie : des conseils s'échangent… Enfin, on réfléchit ensemble, ce qui est la vertu de la coproduction. C'est bien de pouvoir aussi parfois s'entourer de gens compétents et expérimentés. « Films distribution », un vendeur qu'on connaît bien avec qui on s'entend très bien. 

 

C. : En un mot, l'esprit de la famille Versus?
JHB. : Ce qui fait le lien, c'est une envie de cinéma contemporain, en prise avec le monde d'aujourd'hui, un cinéma qui s'interroge d'un point de vue technologique .

 

C. : Un cinéma qui cherche de nouvelles pistes ?
JHB. : On n'a pas envie, ni moi, ni les auteurs avec lesquels je travaille, de refaire ce qui a déjà été fait. On rigolait parce qu'Olivier dit souvent sur le plateau « c'est du cinéma moderne » et je disais « non c'est du cinéma post moderne » parce qu'on ne travaille pas en recyclant les choses, mais en les faisant éclater. Je pense en effet qu'il y a une nouvelle génération qui a été plutôt nourrie par la fiction que par le documentaire, contrairement à la longue tradition du cinéma belge. Ce sont des cinéastes qui ont envie d'histoires, de films, de modes de narration différents… Le cinéma d'Olivier fait par exemple le lien entre des choses très différentes : on est dans une film d'action, très découpé, à l'américaine et en même temps, on retrouve une vraie tradition européenne, plutôt nordique, qui va de Bergman à Lars Von Trier avec l'exacerbation des sentiments, des silences, des visages, de la tragédie. Quelqu'un comme Bouli est beaucoup plus nourri par le cinéma de Wenders qui l'a beaucoup touché quand il était jeune et c'est un cinéma de l'errance, de l'identité, du questionnement. Chez Micha, il y a plus quelque chose de l'ordre de l'identité, de la fratrie, des aventures en général. Quelque chose de plus contaminé par toute une littérature romanesque. Trois manières très différentes d'appréhender le cinéma.

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