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Escapada de Sarah Hirtt

Publié le 01/03/2019 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Lou et ses Frères

Une fratrie désunie se retrouve en Espagne autour d’un héritage familial : une maison et un domaine viticole à l’abandon. Ce sont les retrouvailles houleuses entre Gustave (François Neycken), transporteur endetté, Jules (Yohan Manca), qui vit en communauté et leur cadette, Lou (Raphaëlle Corbisier), qui a envie d’aller voir si l’herbe n’est pas plus verte en Cochinchine. Chacun a des projets pour cette bâtisse qui va réveiller les contentieux familiaux…

Escapada de Sarah Hirtt

 

Gustave est l’aîné, un célibataire un peu triste et un peu réac’. Après la mort de leur père, il a repris l’entreprise familiale de livraison. Au détriment de sa vie privée, il travaille d’arrache-pied, jour et nuit, sur les routes pour sauver l’entreprise de la faillite. Bougon, anxieux, Gustave ne prend jamais le temps de s’arrêter pour sentir le parfum des roses. Au fil du temps, il a fini par devenir un double de son père, qui s’est tué sur la route après s’être endormi au volant, victime d’une vie professionnelle morne et sans répit…

 

Jules, quant à lui, a fui le monde du travail. Avec son épouse Lucia (Maria Léon) et sa fillette de 2 ans, Carmen (Emma Santiago Paczy), il vit au sein d’une communauté de marginaux (incarnés pour certains par des acteurs amateurs faisant partie du mouvement anarchiste « okupa »). Toujours en vadrouille, le groupe rejette les « encombrements » tels que la sécurité sociale et la propriété. Ils squattent des espaces inusités appartenant à des banques ou à l’Etat, dont ils sont régulièrement expulsés par les forces de l’ordre. Ils défendent des valeurs de solidarité, d’entraide et de désobéissance civile. En théorie, leur conscience politique et sociale est acérée, mais dans les faits, leur engagement s’apparente peut-être davantage à un prétexte pour coincer la bulle, boire et faire la fête bruyamment, sans considération pour le reste des vivants, qu’ils méprisent sans vraiment s’en rendre compte. Anarchistes ? Anticapitalistes ? Communistes ? Punks ? Hippies ? Parasites ? Bons à rien ? Tout ça à la fois ?... Sans doute ne le savent-ils pas eux-mêmes ! Ils se targuent d’être libérés des contraintes du commun des mortels, mais ne se rendent pas compte que leur insouciance, leur intolérance envers ceux qui ne partagent pas leur utopie, leur haine des compromis et leur rejet de toute forme de responsabilité mettent le bien-être de la petite Carmen en danger. Car Jules et ses amis squattent des buildings sans eau courante ni électricité et se nourrissent en pillant les poubelles et les conteneurs d’invendus sur les parkings des supermarchés…

 

Tiraillée entre ces deux pôles écrasants, il y a Lou, à peine sortie de l’adolescence, fragile, innocente et un peu paumée. Malgré de doux rêves de tour du monde, Lou n’a pas encore trouvé sa voie. Entre ses deux frères et leurs modes de vie, son cœur balance. Lou est tentée par la sécurité que pourrait lui offrir Gustave si elle acceptait de devenir sa secrétaire, autant qu’elle est séduite par le mode de vie romantique et décadent de Jules. Contre son gré, elle fait office de médiatrice et c’est par amour pour leur sœur que Gustave et Jules vont peu à peu mettre leurs divergences de côté. Pas une mince affaire puisqu’il s’agit de décider de ce qu’ils vont faire de leur héritage ! Gustave a déjà convenu de vendre la ferme afin de rembourser ses dettes. Et la signature avec les nouveaux propriétaires est imminente. Mais Jules s’est mis en tête d’exploiter le domaine viticole et de retaper le bâtiment pour en faire un lieu d’activités culturelles et sociales, au grand dam de son frère (qui ne croit pas ce glandeur capable d’abattre une telle besogne) et d’autres membres de sa communauté (qui rejettent en bloc ce besoin soudain et inconcevable de posséder un terrain…)

 

Rares sont les premiers films qui, par le biais de ses personnages, arrivent à faire la synthèse de notre monde moderne, où le moindre discours est tout blanc ou tout noir et où les nuances de gris ont tendance à disparaître au profit de positions tapageuses qui ne supportent aucune contradiction. Cet état des choses est représenté par ces frères ennemis qui campent sur leurs positions, crient beaucoup mais écoutent très peu. Avec ses trois têtes d’affiche correspondant aux positions que les sociologues définissent comme des conséquences de la crise (les sécuritaires qui ont peur et se replient sur eux-mêmes - Gustave, les rêveurs qui tentent maladroitement de réinventer le monde – Jules, et les indécis - Lou), Escapada est une allégorie mordante de nos sociétés où, par l’influence néfaste de la domination des réseaux sociaux, de leurs débats factices et de leurs propos réducteurs, chaque discours engagé prend immédiatement des allures de posture. Gustave, Jules et Lou sont donc des archétypes, mais Sarah Hirtt n’en fait pas des caricatures. La réalisatrice a l’intelligence de ne pas construire son récit sur des personnages qui ont tort et d’autres qui ont raison, chacun ayant ses failles et ses qualités

 

La querelle autour de leur propriété s’avère un procédé narratif astucieux pour cristalliser deux visions divergentes de la vie que chacun défendra vigoureusement au cours du récit. On sent néanmoins la réalisatrice davantage attirée par le côté exalté et aventureux du collectif, par cette envie de remettre l’humain et le partage au centre des priorités. D’un pur point de vue dramatique, c’est pourtant le personnage de Gustave qui emporte le morceau, émouvant lorsqu’il retrouve le sourire, que ce soit en entonnant une chanson de son enfance a capella autour d’un dîner ou lorsqu’il se prend d’affection pour la petite Carmen, sa nièce dont il ignorait l’existence. Quoi qu’il en soit, chacun s’y retrouvera et sortira de la salle en admettant que ces philosophies opposées ne doivent pas forcément s’auto-annihiler. C’est le joli message, certes un peu naïf et exagérément optimiste, que véhicule cette attachante tragi-comédie située dans les paysages enchanteurs de la Catalogne, dans la droite lignée de Ce qui nous lie, le dernier Klapisch et de Lola et ses Frères, de Jean-Paul Rouve...

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