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Fadma, même les fourmis ont des ailes de Jawad Rhalib

Publié le 05/11/2021 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Des ânes et des fourmis

Dans 7, rue de la folie, Jawad Rhalib réalisait une fiction totalement déchaînée, un revenge movie façon Death Proof, où trois filles sous le joug de leur père allaient très loin pour se libérer. Le film osait tout, rock’n’roll et trash, un peu lourdingue et carrément jouissif. Insoumise, son long-métrage de fiction suivant, brossait la fresque épique et sociale d’une révolte d’ouvriers agricoles conduite par une jeune femme. Si son nouveau long-métrage est encore le récit d’une émancipation féminine, son approche est tout autre. Plus intime, plus légère, plus drôle aussi, sur le mode de la fable cette fois, Fadma, même les fourmis ont des ailes est un documentaire réjouissant qui flirte avec la fiction avec malice et intelligence !

Fadma, même les fourmis ont des ailes de Jawad Rhalib

Dans un paysage aride, une voiture monte les hauts pans de l’Atlas. Quand la route n’est plus praticable, il faut charger l’âne et continuer à pied. Au bout d’un long chemin, le village où l’on nous emporte est coupé du monde. La vie y est rude. Construit dans un premier temps comme un vaste champ-contrechamp, le film de Jawad Rhalib commence par raconter  le quotidien des femmes dans ce village, leurs tâches, leurs labeurs, leur incessant affairement. Il faut ramener l’eau de la source et elles peinent à remonter les bidons, le bébé sur le dos. Il faut aller couper les herbes pour nourrir les animaux, et à nouveau elles remontent les flancs de l’Atlas, le dos chargé de ballots plus gros qu’elles. Le chemin n’est pas de tout repos et un long plan séquence en caméra portée nous en fait éprouver toute l’apprêté. De l’âne du début du film aux femmes qui grimpent et triment, il n’y a qu’une différence de catégorie animale... De l’autre côté, le quotidien des hommes est celui des parties de cartes au café, des travaux dans les champs qu’il faut sarcler (toujours grâce à un âne qui trime) des siestes dans l’après-midi écrasant. Et tandis qu’on aura pas entendu une femme se plaindre en remontant de la source les bras chargés de bidons, eux rechignent, râlent et filent prendre une douche dès qu’ils le peuvent.

 

Les femmes mais pas toutes. Venue de la ville, Fadma est en visite et en vacances. Pas question pour elle de faire l’âne. En tous cas, pas celui qui trime. Si âne il faut faire, elle sera celui buté qui ne veut pas avancer. Tranquillement et sûre de son fait, Fadma décide de ne pas aider les autres femmes et interroge leur obéissance passive. La voilà qui commence à fomenter la révolution. Elle ouvre la voie, force la discussion, attaque là où ça fait mal. Peu à peu, les femmes la suivent et entrent en résistance : elles ne veulent plus tout faire, elles veulent de l’aide. En face, la mauvaise foi est crasse et la chicotte n’est pas loin pour les faire avancer. Mais Fadma, sans jamais se démonter, répète tel un mantra : « Les femmes sont l’égal des hommes ». Dans une scène pivot, hommes et femmes se retrouvent et exposent leurs griefs. Pour la première fois, hormis les quelques minutes du début du film, un plan les saisit dans le même espace, chacun de leurs côtés : le face-à-face a commencé, il va s’agir de tenir tête. Le mari de Fadma est pris entre deux feux ; les hommes, dans l’intimité, tentent de faire plier leurs femmes, les choses s’enveniment. Mais elles se soutiennent, se serrent les coudes…Peu à peu, la révolte s’organise collectivement.

Avec beaucoup d’attention et de respect, dans une proximité qui n’est jamais invasive, Jawad Rhalib suit ces femmes dans leur quotidien difficile, capte leur labeur répété et force notre admiration devant leur solidité et leur force. Dans cette vie simple et rude de paysans, dans ce territoire sec et aride avec lequel il faut sans cesse se battre pour vivre, elles n’ont rien de soumises et d’humbles. Á travers la bataille qui les oppose à leur époux sur la place qui leur est assignée, l'intelligence irradie de leurs propos et le courage de leur résolution. Une grande partie de la beauté du film tient à cette complicité entre femmes qui se soutiennent, à leur malice et leurs moqueries quand elles parlent de leurs hommes, à leur bienveillance tendre à leur égard même dans ces instants de luttes. Le film instille les joies d’une révolte calme et impertinente, d’une solidarité qui se construit.

Il y a du Marcel Pagnol dans ce cinéma-là, dans cette capacité à infiltrer le petit monde du village, ses codes et ses rites, ses duretés et ses joies, à filmer l’homme dans son territoire, façonné par la nature qui l’environne, à raconter, avec un très grand respect, la vie des humbles, des démunis au cœur immense et au courage sans borne. Et s’il n’y a pas ici le même lyrisme, il y a le même sens d’un cinéma populaire, c’est-à-dire fait avec et pour tout le monde, avec ses leçons de vie et son caractère de fable. Fadma procède tranquillement en trois temps : en exposant la situation du village et des femmes, en mettant ensuite en place les éléments de l’intrigue autour de la résistance de Fadma, puis en se laissant traverser dans des plans solides et lents par les déroulements de son histoire jusqu’au dénouement. La simplicité des dialogues, cette linéarité de la narration ne s’embarrassent pas de fioritures. Ils donnent au film son épure, tout comme le territoire environnant, avec ses paysages arides, ses rochers, sa terre sèche… Dans ce village, qui pourrait être n’importe tout, puisqu’il est aux confins du monde, la leçon devient universelle. En jouant sans cesse des limites entre fiction et documentaire, le film renforce aussi sa leçon. Car si ce travail narratif et cette limpidité réussissent peu à peu à faire de Fadma une fable, le film en devient réellement une surtout parce que les fables donnent des leçons de vie en mettant en partage des expériences. Or un âne reste un âne, les fourmis, elles, ont des ailes, qu’on se le dise !

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