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Jawad Rhalib à propos de Fadma, même les fourmis ont des ailes

Publié le 22/09/2021 par Anne Feuillère et Constance Pasquier / Catégorie: Entrevue

«Faire bouger les choses »

« Faire bouger les choses », tel est le credo de Jawad Rhalib, les mots qui reviennent dans ses propos, qui racontent tel désir de film, qui résument tel autre projet. Réalisateur aguerri, ses films, documentaire ou fiction, s’engagent aux côtés de petites gens, des minorités maltraitées, des damnés de la terre pour leur rendre droits et dignité. Son dernier film ne déroge pas à cette règle. Fadma, même les fourmis ont des ailes raconte la bataille d’une femme forte, déterminée à faire valoir ses droits. Énergique, efficace, parfois provocateur, souvent fiévreux et enragé, son cinéma distribue des coups de pied dans toutes les fourmilières. Mais il aborde ce dernier film qui jongle entre documentaire et fiction avec délicatesse et pudeur… Et avec un peu de mystère, pour ne pas en gâcher la magie, peut-être ?

Cinergie : Peux-tu nous résumer en quelques mots l'histoire de Fadma ?
Jawad Rhalib
: Le film se passe dans un village du haut Atlas marocain, un village comme tant d'autres, comme on en trouve au Vietnam ou en Bolivie, où le fonctionnement social date d'il y a des siècles, où l'homme domine la femme, en quelque sorte. C'est elle qui a la charge des enfants, d'aller chercher l'eau, de s'occuper du bétail, d'aller couper le bois... Le personnage principal, Fadma, est partie avec son mari, lui aussi natif de ce village, à Casablanca pour vivre, travailler, donner une éducation à leurs enfants. Chaque été, ils reviennent y passer leurs vacances. Mais cette année, Fadma a un autre plan que laisser les autres tranquilles. Elle veut changer les choses. Elle va déclarer la guerre aux hommes.

 

C. : Comment t’es venu ce projet ?
J.R.
: Il est dans la lignée de tout ce que je fais, des sujets sur la mondialisation, la situation de la femme, les minorités, l'oppression, les dictatures, etc. Il se passe tellement de choses un peu partout dans le monde ! Ce sont des thématiques que je connais très bien. Cela fait partie de tous les sujets que que je traite tous les deux, trois ans quand je fais un film. 

 

C. : Mais comment as-tu rencontré Fadma, ton personnage principal ?
J.R. :
J’ai fait sa connaissance à Casablanca. Elle travaille chez des gens que je connais. Comme toujours, on se nourrit de ce qui se passe, de nos rencontres, des discussions. En échangeant avec elle, j'apprends qu'elle est dans cette réflexion. Je me suis dit que ça pouvait faire un beau sujet de documentaire. Et je ne l'ai plus lâchée. Nous sommes partis avec elle, ses enfants, son mari pendant ses vacances dans son village. Nous, nous savions un peu ce qu'elle avait en tête mais pas les autres, et encore moins son mari.

 

C.: Vous et elle étiez seuls dans la confidence de ce qui allait arriver ?
J.R. :
Oui et à partir de là, on se nourrit, on alimente le documentaire, la matière avec les personnages. D'autres magnifiques personnages sont venus se greffer, des femmes, des hommes qui ont donné corps à un film, à un traitement qu'on ne peut pas vraiment obtenir lorsqu’on écrit, même si on engage des comédiens. On ne peut pas avoir cette spontanéité, cette richesse. C'est très rare !

 

C.: J'aimerai saisir comment tu as construit le film : tu as écrit un canevas et...
J.R. :
J'ai fait ce que j'adore faire : j'ai écrit un traitement évolutif. Quand je vais chercher des financements pour mes films, quand on doit déposer nos dossiers, il faut rendre un traitement, un scénario, etc, que tout soit écrit, repéré. Et heureusement, rien n'est jamais figé, tellement de choses changent ensuite... Là, c'est complètement différent : une thématique s'est installée grâce à la rencontre avec le personnage principal, avec cette idée de sujet de film. À partir de là, j'ai laissé tout le monde vivre sa vie et avec l'équipe, on évoluait avec le temps. On ne savait pas ce qui allait se passer. À chaque fois qu'on tournait, nous étions surpris. Des choses sortaient et il nous fallait réagir. Mais là, grâce à mes producteurs, j'ai tourné dans un grand confort. Ils m'ont vraiment donné les moyens de faire ce documentaire, de prendre le temps et d’évoluer. Ils m'ont fait confiance. Je n'ai pas rendu des pages et des pages de dossiers. C'est primordial, cette confiance.

 

C. : Fadma a profité de ton film pour faire la révolution dans son village ?
J.R. :
Pas tout à fait. Il faut comprendre que les femmes, surtout les femmes berbères, ne sont pas vraiment soumises. Sauf que la famille, la région où elles vivent, de nombreuses choses font qu'elles n'arrivent pas à s'exprimer assez. Alors, bien sûr, elle a profité de notre présence mais tout le monde profite de tout le monde dans cette histoire. J'avais un sujet universel avec ce film qui est désormais short listé dans de nombreux festivals, de grands festivals. On ne peut pas encore en parler, il faut attendre les conférences de presses pour en parler. Mais il est très suivi.

 

C. : Mais cela dit, tu as travaillé volontairement une forme très ambiguë dans ce film, à cheval entre la fiction et le documentaire ?
J.R. :
Je fais des fictions depuis très longtemps. J'ai commencé il y a des années avec une série de courts-métrages au Maroc. J'ai tourné deux longs-métrages de fiction, 7, rue de la Folie et Insoumise. Entre temps, j'ai fait des films documentaires. À un certain moment, la façon de traiter la fiction, de la filmer, de filmer les personnages est venue un peu nourrir mon regard de documentariste. Je fais plus de la mise en situation que de la mise en scène. Les personnages parlent de leur vécu, il n'y a pas de dialogues, il s'agit de leur vie. Il faut juste les laisser vivre, prendre du temps parce qu’ils sont réels et qu’ils ne sont pas habitués à la caméra. Et il faut se faire oublier, ce qui vient justement avec le temps. Et puis il s’agit de mettre en place les dispositifs fictionnels, comme le mouvement, la présence de la caméra, pour pouvoir traduire le sentiment des personnages.

 

C. : Mais tu joues de cette ambivalence fiction/documentaire dans Fadma. Il y a certains moments où la caméra est désignée dans le film, par de véritables interpellations. À ces moments-là, le film se veut ouvertement un documentaire.
J.R. :
Oui, bien sûr. Mais les personnages s'expriment normalement. Cela dit, pour les hommes, il était clair que notre présence donnait aux femmes plus d'élans. Elles se sont dit que c'était le moment de se libérer parce qu'il y avait la caméra. Mais la caméra protège en général. J'ai tourné en Bolivie sur le trafic de drogue dans des conditions vraiment dangereuses et le fait d'avoir une caméra nous protégeait. 

 

C. : Comment avez-vous été accueilli dans le village quand vous êtes arrivés avec la caméra ?
J.R. :
Très bien. Parce qu'on sait se faire discret. On respecte tout le monde. On n’arrive pas comme des voleurs juste pour prendre des images et partir. Nous avons pris le temps de parler avec les gens. On a expliqué ce qu'on voulait faire de ce film, à quoi il allait servir. Il ne faut pas oublier aussi qu'il fallait expliquer à Fadma que son action, ses interventions, tout ce qui allait se passer allait servir à beaucoup de femmes, au Maroc comme ailleurs. C'était ça, le but final.

 

C. : Et comment les hommes se sont positionnés par rapport à l'équipe ?
J.R. :
Ils ont accepté notre présence mais ils n'étaient pas au courant de ce qui se passait. Au fur et à mesure que des choses s'installaient, ils éprouvaient eux aussi le besoin de parler, de se justifier, d'expliquer : le travail est divisé comme ça depuis toujours, impossible de changer ça, la femme et l'homme ont chacun leur rôle, etc. Ce sont des idées qui malheureusement existent partout. Ils éprouvaient eux aussi le besoin de communiquer et de se défendre parce qu'ils étaient pris au piège et qu'il fallait qu'ils s'en sortent.

 

C. : Tu as réalisé plusieurs films qui racontent l'émancipation de personnages féminins forts. 7, rue de la Folie était une espèce de revenge movie à la Tarantino ; Insoumise, une sorte de fresque sociale. Avec Fadma tu passes au documentaire mais il me semble que tu travailles une forme proche de la fable, construit en trois temps, avec son exposition et sa morale – animalière…
J.R. :
7, rue de la Folie était un film à petit budget, un exercice de style pour me plonger dans le long-métrage de fiction. Il a été super bien accueilli un peu partout dans le monde mais pas en Belgique. Malheureusement, ici, tous les films qui sortent un peu du lot, du circuit, ne sont pas très bien accueillis pas les producteurs. Mais on s'en fiche, on avance, on fait nos films... Par rapport à la fable, c'est qu'au moment où j'ai vu le village, le cadre, Fadma, tout est devenu très clair : il fallait installer justement un documentaire très simple, naturel et réaliste. Et continuer dans ce sens au montage aussi. En général, je fais appel à des monteurs mais là j'ai décidé de monter moi-même parce qu’il fallait rester dans la continuité du tournage. J'ai essayé de laisser quelqu'un monter mais ça ne marchait pas. Tourner et prendre la caméra, si je peux, je ne le ferai jamais parce que c'est pour moi un travail de chef opérateur et que je préfère garder une distance et avoir un rapport direct avec les personnages… Mais là, je sentais que je devais le faire. Et oui, je voulais cette simplicité et que le film soit cinématographique. Depuis des années, je ne suis plus dans l'interview face caméra. Je veux être dans le documentaire réaliste. Je ne veux pas gâcher des histoires à travers des interviews qui s’enchaînent... J'ai envie de donner aux spectateurs l'envie de regarder grâce à la qualité de l’image, du son, de la narration. C'est ma façon de faire.

 

C. : Il y a beaucoup de malice dans le film, sans doute due à la complicité des femmes entre elles. Peut-être aussi à celle que Fadma et que les femmes ont avec la caméra ?
J.R. :
Encore une fois, ce sont des gens qui ont besoin de parler, qui ont accepté de se raconter, de jouer le jeu. Il faut être à l'écoute de ce qu'ils racontent pour pouvoir enchaîner sur la suite. Quand on s'est vu sans la caméra - parce qu'on n'arrive pas tout de suite avec la caméra, il faut prendre le temps - , on a évoqué tel et tel sujet, ce serait peut être intéressant d'en parler. C'est comme ça que ça marche. Ce sont des échanges, des discussions. On est là, on ne fuit pas.

 

C. : Est-ce que tu sais si la révolution s'est répandue dans tout le village ?
J.R. :
Pour ce qui est de la famille, oui. Pour les autres personnages, non. Cette jeune femme qui vit avec son père et qui ne va plus à l'école n’y va toujours pas. De la même manière, les petites filles, quand elles doivent passer à un autre niveau à l'école, n'y vont plus pour de nombreuses raisons : l’école est trop loin, elles sont des filles, etc. Elles se mettent très vite dans le moule, à aider leur maman, à aller chercher l'eau, le bois... Tout cela ne change pas. Ce qui est dommage. Fadma et sa famille ont vu le film. Ils ont pu voir qu’il traduit ce qu'ils ont dit. Il n'y a pas de manipulation. Ce qui me permet de pouvoir poursuivre mon travail. Sur aucun de mes films, ce problème ne s'est posé, ni pendant le tournage, ni après le montage. Je suis direct avec les personnages : "On va faire ça, je vous écoute, je vais transmettre ce que vous voulez passer comme message. Mais la forme, c'est moi qui m'en occupe. Vous, c'est le fond, moi, c'est la forme." Cela dit, le gros problème, c'est l'accès des autres personnes du village au documentaire. Nous avons envie de circuler avec le film et de le diffuser avec des associations pour pouvoir débattre, discuter, changer les choses. On l'a fait en Belgique avec Au temps où les Arabes dansaient, ça a été vraiment hard, très difficile. Mais on sort de tout ça avec un bilan qu'on va soumettre aux politiques pour tirer le signal d'alarme. Il s'agit là de la même chose : pouvoir donner accès à l'information à ces populations.

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