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Au temps où les arabes dansaient de Jawad Rhalib

Publié le 31/08/2018 par Adèle Cohen / Catégorie: Critique

Après l’étonnant long-métrage de fiction 7 rue de la folie et ses héroïnes hors normes en 2014, après Insoumise en 2016, Jawad Rhalib revient au documentaire avec, une fois encore, des portraits de femmes courageuses, explosives, détonnantes. Quelques hommes, tout aussi courageux, jalonnent également ce nouveau film. Au temps où les arabes dansaient invite à se souvenir d’une époque où l’Orient était synonyme de rêve, de Mille et une nuits, de paradis sensuel épicé, il est aussi un long cri de révolte, d’autant plus assourdissant que les corps et les voix qui l’expriment le font dans la peur.
Déjà récompensé au prestigieux festival de documentaire Visions du Réel de Nyon du prix du public, le film est sélectionné au festival de Toronto.

Le générique laisse place aux images d’archive. Les faits sont là. En Egypte, en 1955, Samia Gamal hypnotise le monde arabe avec son magnétique déhanchement et la fleur noire qui entoure son nombril fait basculer tous les coeurs. En Iran, Fairuz électrise avec ses yeux de biche. Ailleurs, en Irak, en Iran, au Maroc, des jeunes filles aux robes colorées sortent faire du shooping, font des rondes et des farandoles sur la plage avec leurs amis.

Au temps où les arabes dansaientFin du générique.
Fin d’une époque.

Plan large sur un bord de mer, au Maroc. Des ombres noires marchent sous un ciel gris et la voix d’une veille femme, la mère du cinéaste, se souvient de cette vie perdue, de ces chansons d’amour, de ce plaisir qu’elle avait à danser… à danser tout le temps. Pendant qu’elle raconte sa jeunesse, son mari, tout près d’elle se souvient également de ce bonheur et l’évocation du présent jette soudain un voile dans ses yeux, il y a deux secondes à peine, si rieurs.

Que s’est-il passé ? Où est passée la joie de vivre ? Deux mots semblent aujourd’hui guider la jeunesse : halal (autorisé et pur) et haram (interdit et impur). La musique est la marque du diable, elle pervertit les pensées. Les danseuses sont des putains.

Le cinéaste part à la recherche de ceux et surtout de celles qui résistent aujourd’hui dans leurs pays. Malgré les interdits et la peur, des artistes ont décidé de laisser parler leurs corps, leurs voix. Et l’on sent, à chaque plan, le plaisir qu’il éprouve à filmer cette prise de liberté de force, cette joie de créer que l’on sent palpiter dans les yeux de ceux qui osent. Jawad attrape les sourires complices d’apprenties comédiennes, les fous rires des danseurs, les coups de gueule des performeuses, les confessions d’une diva de cabaret, bref l’appétit d’être vivant et d’être au monde. Les créateurs qu’ils filment sont si formidables qu’on aimerait pouvoir les citer tous : le metteur en scène Chokri Ben Chikha, la Belgo-Iranienne Sachli Gholamalizad qui a monté, au National, A reason to talk, la danseuse orientale Farah Bakkali, la chorégraphe égyptienne Karima Mansour et tous les autres qu’ils soient connus, peu connus, ou totalement inconnus...

Au temps où les arabes dansaientOn est submergé par ce mélange de jubilation et de gravité, ému par la beauté des chants et des corps, profondément touché par cette résistance si belle, si pacifique. Et qui d’autre qu’un cinéaste originaire lui même d’un pays musulman pouvait nous montrer cette opposition, pouvait nous raconter, sans ambiguïté, à la fois la peur et la joie ? Car par ce film, Jawad dénonce un intégrisme qui intimide et violente non seulement les occidentaux mais aussi et peut-être surtout la majorité de musulmans pacifistes, tenus au silence par la menace. La scène dans laquelle l’acteur belge d’origine marocaine, Mourade Zeguendi, appréhende de jouer une scène dans la pièce de Houellebecq, Soumission et explique le risque qu’il prend à être là, sur scène, est bien caractéristique du réel danger qui plane. Et ce discours de haine, ce discours assassin, intolérant qui veut nier un héritage culturel immense, Jawad Rhalib refuse de lui donner un visage. De loin ou dans des cadres floues, nous entendons les paroles culpabilisantes, les exagérations incultes que l’on assène aux enfants. Cette volonté d’effacer les visages des fondamentalistes sert à la fois à leur ôter leur humanité, mais également à les transformer en une voix unique, lancinante qui se propage comme un cancer. Et dans un contraste sidérant, tous les visages des artistes filmés s’imposent avec une déchirante humanité, toutes les images d’archives sont la preuve irréfutable d’un héritage qui ne peut et ne pourra jamais disparaître. Car le constat, même s’il montre clairement un triste recul des mentalités accouche d’un film plein d’espoir, tourné vers les femmes, là précisément où se tissent les émotions humaines, à l'endroit du ventre.

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