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Frédéric Dumont, Un ange à la mer

Publié le 02/02/2010 par Dimitra Bouras et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Encore sous l’emprise de l’émotion et de la fragilité qui se dégagent du premier long métrage de fiction de Frédéric Dumont, Un Ange à la mer, nous partons à la rencontre du réalisateur. Il nous reçoit simplement chez lui, met tout le monde à l’aise, et se livre, sans détours, à nos questions.

Cinergie : Dans Un Ange à la mer on découvre un Olivier Gourmet comme on l'a rarement vu. Son personnage est d'une ambivalence extrême, passant de la tendresse étouffante à la haine féroce. J'ai l'impression que, connaissant un peu Olivier et sa grande gentillesse, tu as pu lui demander d'être aussi diabolique parce que tu sais qu'il n'est pas foncièrement comme cela et que tu pouvais lui faire confiance.
Frédéric Dumont : Ma rencontre avec Olivier Gourmet est une belle histoire. J'ai commencé à écrire mon scénario en 2001. Pendant deux ans, j’ai travaillé dessus sans lui en dire un mot, mais les murs de mon bureau étaient placardés de photos de lui. Dans ma tête, c'était lui, et personne d'autre. Quand j'ai terminé d’écrire, je le lui ai envoyé le scénario. Trois semaines plus tard, il m'a appelé. Il voulait me rencontrer. À la fin de notre rencontre, il m'a dit « Ce film, c'est une priorité pour moi. Je le fais. » On a beaucoup parlé, de moi, de mon vécu, de mon ressenti, puisque ce film est un peu mon histoire. Je lui ai demandé de jouer un homme malade, maniaco-dépressif, un homme qui souffre. Dans la souffrance, on peut être pervers, on peut être méchant, parfois sans le savoir ou, au contraire, en le sachant très bien. Cette dépression qui envahit le personnage offre à l'acteur une grande possibilité de jeu. Passer de la dépression prostrée à, soudainement, une joie de vivre magnifique, pour subitement retomber dans l’abattement, je crois que c'est l’éventail de jeu qui a séduit Olivier. Je ne voulais pas d’un père « monolithique ». Certains spectateurs aiment ce père parce qu'il souffre, d'autre le haïssent de faire souffrir ainsi son entourage. Ce père peut être aimé ou détesté. Je voulais cette ambiguïté dans la construction du père et des autres personnages.

C. : Et pourquoi avoir pensé à Olivier Gourmet précisément ?
F. D. : C'est le meilleur comédien que je connaisse. Ce type est extraordinaire, son physique change selon l’état d’âme du personnage qu'on lui demande de jouer. C’est fabuleux en tant que réalisateur de travailler avec quelqu’un comme lui ! Et je savais qu'il était capable de se lâcher. C'est ce qu’il a fait.

C. : Un Ange à la mer est inspiré de ton histoire personnelle. Etait-ce une nécessité vitale pour toi de faire ce film, pour enfin tourner une page dans ta vie ?

Extrait du film de Frédéric Dumont, Un ange à la merF.D. : J’ai mis dix ans avant de pouvoir réaliser ce film. J’ai présenté le projet auprès de vingt-deux commissions, et j’ai donc eu le temps de m’en détacher. Il y a 4 ou 5 ans, j’ai commencé à faire un film, il ne s’agissait plus vraiment de mon histoire personnelle. Je l’ai fait comme un professionnel avec des comédiens, un décor, une équipe, un découpage, pas comme un homme qui aurait pu souffrir de cette histoire. Il n’y a qu’une fois, lorsqu’on a tourné la séquence du « secret », là j’avoue que l'émotion m’a envahi et a envahi le plateau.
Ce film est mon histoire, mais il est avant tout l’histoire d’un enfant qui subit la souffrance de son père.  J’estime que c’est une belle histoire pour le cinéma et, dans ma naïveté, je me suis dit que peut-être il pourrait aider l’un ou l’autre à s’extraire de sa souffrance.
J'ai fait cette bêtise de garder ce secret pendant 25 ans. Depuis dix ans maintenant que je l’ai sorti de moi, je me demande quelle aurait été ma vie si je l'avais directement partagé.
Après les projections en festivals, il y a souvent des débats. Souvent, des spectateurs viennent me parler, des jeunes m’avouent détenir un secret qu’ils ne veulent plus porter en eux, des pères reconnaissent faire souffrir leurs proches. C’est toujours très fort.
Alors je me dis que j'ai bien fait d'avoir fait ce film, que c'est gagné. Je ne l’ai pas fait uniquement pour dépasser mon histoire personnelle, mais pour le montrer à un public, pour que cette histoire transmise serve à d'autres, pour dénoncer le poids de la maltraitance psychologique.
Il est évident que si je n'avais pas vécu cette histoire, je n'aurais pas pu faire ce film. Je m'en suis sorti, pas trop mal, et j'ai fait ce film qui, j’espère, aidera d'autres à s'en sortir. Je n'en veux plus à personne, ni à moi, ni à mon père, ni à ma mère.

C. : Comment as-tu choisi ton alter ego, Martin Nissen ?
F. D. : Ce gamin a un talent réel. Il a su se mettre en condition pour exprimer la souffrance, le désarroi ou l’impuissance. Entre deux prises, même les plus chargées, il courait jouer au ballon. S’il reste aussi simple, il ira loin !

C. : Pourquoi avoir choisi le Maroc ?
F. D. : J’ai vécu 6 ans au Maroc, entre 6 et 12 ans. Depuis l’âge de 18 ans, j’y vais au moins une fois par an. C’est un pays que je connais très bien, j’y ai des amis. C’est l’endroit que je préfère au monde, j’y suis chez moi. Je me sentais à l’aise pour y tourner mon histoire. D’autant plus que c’est là où j’ai vécu ce terrible moment. Je me suis souvent dit que si cela s’était passé ici, en Belgique, entouré de la famille et des amis, je n’aurais pas gardé ce secret, j’aurais trouvé un adulte complice. C’est pour cela aussi, que, dans le scénario, je voulais éloigner cette famille de tous liens sociaux. Ils sont assez isolés.
Et puis, j’adore le Sud du Maroc ! Les décors sont beaux et rudes, et cette lumière, ces couleurs ont beaucoup inspiré Virginie Saint-Martin, ma chef op’, et moi. C’est une créatrice de lumière hors pair. Je voulais reconstituer cette sensation de pénombre. Dans les pays du Sud, les intérieurs sont toujours dans l’obscurité. On devine les contours plus qu’on ne les voit. Virginie a très bien su créer cette ambiance.

C. : Ce film va être accompagné d’un dossier pédagogique.
F. D. : J’ai rencontré Jean-Benoît Gabriel, professeur à l’Université de Namur. Il est lui-même réalisateur, et il enseigne le cinéma à des enseignants qui, à leurs tours, apprennent aux étudiants à analyser un film. Il a présenté mon film à une classe d’enseignants pour en faire un séminaire sur le cinéma. J’ai beaucoup aimé son approche, et on va créer un dossier pédagogique, avec, d’une part, son analyse cinématographique du film (la lumière, la couleur, le cadrage, le découpage, la musique, le son, etc.) et moi, de mon côté, j’écris sur ma propre expérience de secret de famille, avec des extraits d’un psychanalyste français, Serge Tisseron, qui met des mots théoriques sur ce que j’ai vécu.

C. : En t’écoutant parler, j’ai l’impression que tu as voulu faire un film « utile » ; pour libérer certains du poids du secret, mais en voyant ton film, j’ai vu bien plus que cela. J’ai vu un film, une œuvre, pas un outil de réflexion.
F. D. : Je me suis intéressé au côté artistique pendant la préparation du film et pendant le tournage. Mais depuis que je le présente dans les festivals, je suis étonné de la réaction des spectateurs qui me parlent surtout du contenu. Je m’aperçois que ce film provoque des réactions très fortes.
Souvent, on me dit qu’Un ange à la mer replonge le spectateur dans sa propre enfance. Quoi de plus beau que de savoir qu’on a offert un moyen de revivre la tendresse du passé ?

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