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Golden Eighties de Chantal Akerman, remasterisé

Publié le 10/07/2018 par Bertrand Gevart / Catégorie: Critique

Que ce soit dans ses œuvres de fiction ou d’expérimentation, Chantal Akerman n’a cessé de renoncer aux structures conventionnelles narratives du récit cinématographique. Ses images racontent un tout autre signifiant : celui de la fascination pour le mouvement continu de la vie, le temps fragmenté et brisé, long et lent, émietté et lourd, le temps érotisé et mortuaire, fait d’attentes et de passages. Car regarder un film de Chantal Akerman, c’est d’emblée vivre le présent et la réminiscence du passé, celui des camps et l’héritage de la survivance. Même avec Golden Eighties, Chantal Akerman nous raconte le vivre malgré tout, car il faut prendre délicatement son souffle pour chanter, dans la continuité vitale de la respiration.

Golden Eighties de Chantal Akerman, remasterisé

Réalisé entièrement en studio en 1985, Golden Eighties s’inscrit dans une filiation des comédies musicales, empruntant plus volontiers à Jacques Demy (les Parapluies de Cherbourg) qu’à Broadway (Chantons sous la pluie). À l’univers de ce dernier (Demy) se superpose en filigrane un air de L'Homme qui aimait les femmes de François Truffaut. Golden Eighties, c’est le monde de la représentation, de la vitrine sur le monde. Ce film de Chantal Akerman est, comme toujours, aux confluents des genres, revêtant des caractéristiques propres au roman photo, sketch et film musical dont les paroles sont entièrement écrites par la cinéaste belge (le chant étant lié à son enfance, à la tradition juive dans laquelle les femmes sont dépositaires des chants traditionnels yiddish). Éclatant de sons et de couleurs de son temps, Golden Eighties porte pourtant quelque chose de Jeanne Dielman, dans le personnage incarné par Delphine Seyrig, une ode à la féminité, entre burlesque pour appréhender le tragique, et mélodrame pour envisager le discours amoureux.

L’histoire se passe dans une galerie marchande bruxelloise luxueuse des années 80. Des histoires d’amour se croisent et se regardent. Eli, l’Américain joué par John Berry, nous invite à rencontrer des personnes, Sylvie, la tenancière de bar dans la galerie et dont l’amoureux est parti faire fortune au Canada. Mado, jouée par Lio, est une jeune coiffeuse éprise d’un amour naïf pour Robert qui, lui-même, s’amourache d’une jeune esthéticienne du salon de coiffure, Lili. Mais Lili aime Mr. Jean, du moins au début du film. L’ Américain retrouve son amour de jeunesse, Mme Schwartz, Delphine Seyrig, mariée à Charles Denner, propriétaire d’une boutique de prêt-à-porter.

Bien plus qu'une galerie marchande représentative de la consommation et symbole de cette époque des golden boys, c'est une galerie d'amour que filme Chantal Akerman, un ballet amoureux aux corps parfaitement chorégraphiés, qui se frôlent, se séduisent, se croisent pour, finalement, ne pas se rencontrer. C’est aussi un lieu clos dans lequel la réalisatrice enferme volontairement ses personnages, dont aucune échappée sur le monde réel est possible. Une impression d’enfermement accentuée par le personnage de Sylvie, coincée derrière son bar et qui rêve tout haut à son amour parti loin et dont on sent qu’il ne reviendra jamais. Le spectateur est ainsi cloisonné, hors du monde, comme les personnages, qui sont, en aucun cas, concernés par ce qui se passe à l’extérieur de la galerie. L’univers de la galerie est un monde en soi, où règne une forme de futilité, vêtements et coiffure. Cette perspective d’enfermement évoque la condition de la femme et l’aliénation des femmes dans la société, mais en même temps, paradoxalement, ces espaces engoncés incarnent le silence et la dépersonnalisation où la sphère intimiste de la femme se dévoile.

Dans Golden Eighties, la séparation des espaces a pour fonction de dévoiler les sentiments intimes des personnages. Même s’ils chantent séparément, ils parviennent à créer un espace personnel dans lequel se déploie un partage du désir. Comme dans le théâtre grec, il y a ceux qui vivent les drames et ceux qui les commentent, comme ce chœur de shampouineuses et de garçons qui permettent au détour des scènes d’émotion, d’alléger le côté mélodramatique du film. Le personnage de Mme Schwartz (qui s’était refusée de s’abandonner à l’amour) est chargé ici de rappeler l’histoire de la réalisatrice qui porte le film vers une gravité qui détonne dans le paysage de la comédie musicale classique.

Golden Eighties offre une noirceur cynique du monde dans lequel ne cesse de s’engouffrer la postmodernité, un monde marchand, où tout est vendable et échangeable. Malgré la fin optimiste où les personnages émergent de leur microcosme marchand et leur entre-soi pour aller vers une envie d’ailleurs, où la vie continue malgré tout, le film rend compte parfaitement des futilités de l’argent, de l’anti-romantisme, du souvenir des années noires. Ces ébauches d’histoires parfois laissées en plan, incarnés par autant de personnages populaires, racontent, devant la caméra, leurs rêves et illusions en musique, une mise en plis du discours amoureux où tous les sentiments se valent, comme les promesses de demain.

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