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Hannah Letaïf : L’art et l’animation pour dépasser les limites

Publié le 21/12/2023 par Kevin Giraud, Antoine Phillipart et Cyril Desmet / Catégorie: Entrevue

Au sommet des nouveaux locaux de la Sabam, par un froid matin de décembre, nous avons rencontré Hannah Letaïf, réalisatrice et animatrice plurielle dont le dernier court métrage La Passante, a déjà fait le tour des plus grands festivals. Promenade à ses côtés dans les volutes du cinéma d’animation, un art dont Hannah explore les secrets depuis son enfance tout en repoussant les limites, les siennes comme celle du cinéma d’animation lui-même.

Pour une question de facilité de lecture, les propos recueillis ont été adaptés.

 

Cinergie : Pouvez-vous nous raconter votre tout premier souvenir lié au cinéma d’animation?

Hannah Letaïf : Cela remonte à l’école primaire, je devais avoir douze ans plus ou moins, et j’ai eu la chance de faire un petit stage dans une entreprise de montage, qui distribuait ensuite les pellicules dans les salles. Et on m'a proposé de monter Le Vieil homme et la mer [court métrage d’animation d’Alexander Petrov, NDLR], film qui commençait à être pas mal montré puisqu’il venait de gagner l’Oscar. Et donc, j’ai pu voir, seule dans une salle obscure, ce film. Et j’ai trouvé ça incroyable.

 

C. : Et dès ce jour-là, vous avez eu envie de faire de l’animation?

H.L. : Je voulais faire du cinéma. L’animation, pour moi, c’est un moyen d’exprimer ce qu’on veut dire de la même manière qu’on le ferait avec un film en prise de vue continue, sauf qu’on a beaucoup plus de libertés. Et je pense que c’est ça qui est le plus intéressant. En animation, on se retrouve face à nos propres barrières. Et c’est ça qui me fascine. L’animation nous permet d’aller au-delà du possible, et les seules limites que l’on rencontre, ce sont celles de notre esprit. Mon dernier film, La Passante, est vraiment une quête de ça. Une volonté de repousser les limites, que ce soit les miennes, celle du personnage ou celles du cinéma en général. Cela dit, j’avais quand même une prédestination à faire de l’animation, ma mère étant illustratrice. Ce qui m’a poussée à faire de l’animation, c’est une conjoncture, mais aussi une envie. Je ne voulais pas me limiter, et l’animation concentre tous les arts. Selon moi, un cinéaste d’animation se doit d’avoir une grande culture cinématographique, mais aussi picturale. Faire appel à la peinture, aux arts plastiques, il faut être toujours plus.

 

C. : Est-ce un aspect que vous avez retrouvé dans votre formation à La Cambre?

H.L. : L’avantage de la Cambre, c’est qu’on vous laisse complètement libre. C’est un lieu d’expérimentation, où l’on nous a dit “Allez-y à fond, tant que vous êtes étudiants”. Et j’en ai vraiment profité. Dès que j’avais une idée, j’y allais, je fonçais tête baissée alors qu’aujourd’hui, il faut vraiment travailler ses projets, on doit les peaufiner avant de les réaliser. Et l’animation a tendance à se figer, paradoxalement. Plus on avance dans un film, plus il y a quelque chose de frais qui s’en va. Tandis que lorsqu’on est étudiant, on reste dans cette fraîcheur, dans cette énergie. C’est aussi pour cette raison que je vais toujours dans des directions presque opposées d’un film à l’autre. Pourquoi refaire le même film? En tous les cas, à La Cambre, c’est ce que j’ai expérimenté. Découvrir mes limites, ainsi que celles que le spectateur peut supporter. C’est assez fascinant.

 

C. : Ce rapport au public, vous l'avez expérimenté dès vos premiers films étudiants?

H.L. : Tout à fait. Pour moi, faire un film, c’est aussi avoir une conversation avec le spectateur d’aujourd’hui. Un dialogue qui évolue en fonction de l’époque. Avec le spectateur des années 80, on pouvait beaucoup plus oser. Aujourd’hui, le spectateur est très contraint par un certain type de cinéma. Et dans mon dernier film, je vais chercher les limites de ce que le spectateur d’aujourd’hui a l’habitude de voir. Tout en restant une tentative de dialogue. L’idée est de le prendre vraiment au sérieux, pour qu’il soit acteur du film qu’il est en train de voir sans subir celui-ci, être passif. Surprendre le spectateur et ne pas lui donner ce qu’il s’attend à voir, ça fait partie de mon travail, je crois.

 

C. : Pour revenir à La Passante, vous mélangez énormément de techniques justement.  Comment avez-vous abordé ce projet?

H.L. : Il y a une sorte de vertige dans ce projet. Je voulais dépasser mes limites, faire un film qui sorte du cadre tout en appréhendant un personnage qui sortait lui-même de ses limites, qui voulait devenir libre. Et ce faisant, pousser le champ des possibles de l’animation. À l’origine, c’était un projet de long métrage. Et pour repousser les limites de mon esprit et de mon protagoniste, je suis partie en voyage. C’est durant le voyage et au gré de ces expériences que le film s’est dessiné, au fur et à mesure que je me façonnais au profit du film. La Passante, c’est un dialogue entre le film et moi, entre ce personnage et moi, sans forcément savoir qui a façonné qui in fine. En animation, c’est très risqué comme processus, car on doit toujours être dans un contrôle total de tout ce qu’on entreprend. Tout doit épouser une intention pour que les équipes puissent créer l’univers, sa lumière, sa texture. Tout est pensé à l’avance, et faire un film qui échappe à ce contrôle est quasiment impossible. Et c’est ce que je voulais faire. Retrouver cette liberté, cette fraîcheur qu’on a de moins en moins aujourd’hui du fait des contraintes budgétaires et de la manière dont est financée l’animation aujourd’hui. C’était vraiment très flippant, et c’est un projet qui m’a pris des années. Mais au final, on choisit de lâcher prise et c’est le film qui se dessine tout seul.

 

C. : Quelle place occupe la musique et le son dans votre travail?

H.L. : C’est très important. Ici comme ailleurs en animation, il faut tout construire. Dans mes collaborations, je recherche des artistes à part entière. Pour La Passante, j’ai travaillé avec même Sound Designer que pour Tranche de campagne, mon film précédent, même si les deux projets étaient très différents. Faire un film, c’est avant tout créer des liens, et si l’on veut amener le film le plus loin possible, il faut pouvoir s’entourer de gens qui puissent nous le permettre. Pour la musique, j’ai travaillé avec  Falter Bramnk, un artiste que j’appréciais beaucoup et qui, je l’ai découvert plus tard, appréciait et connaissait déjà mon travail. De manière générale, je construis des équipes d’artistes et d’auteurs pour mes films, qu’ils soient plasticiens ou de différents horizons. Je ne pense pas qu’on puisse faire un bon film sans être plusieurs. C’est le cas pour la musique, mais aussi pour l’animation avec des artistes comme Nicolas Fong ou Sarah Brûlé qui apportent chacun leur spécificité.

 

C. : Avec pour résultat un objet filmique atypique?

H.L. : C’est un entre-format. Pas un long, mais pas un court non plus, c’était une volonté pour moi d’arriver dans cet entre-deux. Si le film tentait de devenir libre, il devait se libérer aussi des carcans de son format. Pourtant, les avis divergents ont été nombreux. Faire un long métrage n’était pas envisageable, car les contraintes budgétaires sont trop importantes. Un long métrage d’animation pour adultes, qui tente de devenir libre artistiquement? Impossible. Pour autant, le film dure 19 minutes, et il épouse parfaitement son propos. Cela a été difficile pourtant, et plusieurs fois on m’a mise en garde contre cette durée, cette perturbation du spectateur. Mais le spectateur, selon moi, est bien plus ouvert à recevoir un film qu’on ne le pense. Mais ce n’est peut-être pas le cas du programmeur, et c’est finalement là que l’étau se resserre.

 

C. : Faire un film d’animation aujourd’hui, c’est un combat?

H.L. : Absolument. Bien sûr, cela dépend de ce que l’on veut faire. Mais dès qu’on veut essayer d’être libre au maximum, cela devient une lutte et on nous met des bâtons dans les roues. Ce “on” est très générique parce qu’il y a une vraie méconnaissance de l’animation, du temps, de l’investissement et de l’argent que demande ce cinéma. Aujourd’hui, il faut tout faire vite et moins cher. L’animation va à contre-courant de cette tendance, et donc à contre-courant de son époque. Et paradoxalement, c’est très à la mode. Cela crée une pression sur les animateurs, une nécessité d’être toujours dans la création et le partage de contenu. Se libérer de ces obligations, mais tout de même pouvoir continuer à créer, c’est un combat permanent. Aujourd’hui, après cette réalisation, j’ai envie de changer de rôle. Je travaille actuellement sur un clip réalisé par Mathieu Labaye. Être animatrice sur ce projet, un court métrage en me mettant au service d’un auteur dont j’estime le travail, cela me permet de mieux réaliser mes propres films. En tout cas, je ne m’arrête jamais d’écrire et de réfléchir à l’après.

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