Cinergie.be

Hommage à Henri Storck à la Cinémathèque

Publié le 01/09/1998 / Catégorie: Événement

Le Musée du cinéma rend hommage (du 15 au 30 septembre prochain) au doyen de nos cinéastes, Henri Storck, pionnier du cinéma du réel, fondateur du CBA, en 1978. Le Fonds Henri Storck en collaboration avec le C.B.A., avec le soutien de Marion Lesmere, échevin des Beaux-Arts et le Fonds du Cinéma de la Ville de Bruxelles organise une projection sur un écran géant placé sur la Grand-Place, d'un film de 60' réalisé par Luc de Heusch comprenant cinq courts métrages de Henri Storck (de 1930 à 1970).

Une belle occasion pour nous de republier un texte qu'Henri Storck nous a confié, il y a dix ans. Il nous parle d'une époque où les films se tournaient avec la complicité et le dévouement d'amis proches, dans la fièvre, la passion celle qui permet à la création de s'exprimer.

Hommage à Henri Storck à la Cinémathèque

Ostende

Robbe De Hert a consacré à ma carrière cinématographique, un film (Henri Storck, témoin du réel, 100') que j'aime beaucoup parce qu'il est chaleureux et qu'il a été réalisé dans l'enthousiasme par lui et ses collaborateurs : Rik Stallaerts, Maurice Noben et Chris Verbiest dans un sentiment d'amitié sincère. Etant donné la forme du film et le problème de sa durée, il ne lui a pas été possible de rendre justice aux nombreux amis et collaborateurs sans lesquels il m'aurait été impossible de réaliser tous ces films. Il en a bien nommé quelques-uns uns qui jouèrent un rôle primordial à mes débuts, comme le cameraman John Ferno et le compositeur Maurice Jaubert, mais il n'a pu citer les autres qui furent pour moi aussi importants et dont j'aimerais ici rappeler le souvenir.

 

A mes débuts à Ostende, la notion d'équipe professionnelle m'était inconnue, je tournais mes films en amateur avec l'aide bénévole d'amis amusés et souvent passionnés par cet art nouveau, le cinéma. C'était des artistes, des poètes comme Jean Teugels, juge de paix à Furnes mais poète concis et pathétique, l'architecte d'avant-garde Pierre Vandervoort de Nieuport. Léon Levy, le malicieux chroniqueur de la vie ostendaise, Félix Labisse le jeune peintre dont l'amitié me comblait comme celle de Léon Spillaert et de James Ensor. Ils figurent tous les trois dans Une idylle à la plage tourné en 1931, sur le sable d'Ostende, avec Raymond Rouleau et Gwen Norman (dans une atmosphère de bonne humeur merveilleuse, en dépit d'un temps exécrable : c'est un été où il a plu beaucoup hélas et coûta cher à mes commanditaires, excellents amis du Rotary Club). Le cameraman était Gérard Perrin, un jeune Suisse qui n'était autre que l'assistant de Rudolf Maté; il venait d'assurer avec lui les prises de vues du film de Carl Dreyer.

Vampire

J'étais allé trouver Dreyer et Maté à Paris. Ce dernier, partant pour Hollywood, m'avait chaudement recommandé son assistant qui réalisa une photo superbe et très nouvelle pour l'époque. Manuel Rosenthal, sollicité par Jean Tedesco, directeur du studio du Vieux Colombier à Paris, écrivit une musique ravissante pour ce film.C'est par Jean Painlevé que je fis la connaissance de Maurice Jaubert qui demeure le plus célèbre des compositeurs de film du cinéma français. Il a notamraviment écrit la musique des films de Jean Vigo, René Clair, Marcel Carné, la valse du Carnet de bal de Julien Duvivier... C'est en 1930 que Painlevé et Jaubert acceptèrent de sonoriser mon film Ostende, reine des plages, et c'est à cette occasion que Jaubert écrivit son premier morceau de musique (un air de jazz), qui allait être intégré à la pellicule. Il s'agissait du procédé Petersen Poulsen, employé aux studios Gaumont ; Painlevé et Jaubert s'amusèrent comme des fous à bruiter le film, ils firent toutes les voix et même les bruits de foule en inventant mille stratagèmes. Ils utilisèrent un air de James Ensor, La marche des Rotariens, orchestré par Jaubert. Ensor en était ravi.

Jaubert

Jaubert et moi devînmes d'excellents amis, et il écrivit des musiques superbes pour mes films, notamment Regards sur la Belgique ancienne (1936). Les thèmes lui furent fournis par Paul Collaer. Il en fit une composition souvent jouée sous le titre Concert flamand et dirigée pour la première fois par André souris à la Maison d'Art animée par Charles Leirens. Il écrivit encore la musique pour les Maisons de la misère (1937) et y inséra une superbe chanson de Charles Dorat qui fut interprétée par Agnès Capri, une chanteuse d'un style très original à la voix acidulée et qui connut une époque de célébrité à Paris après la guerre. Pour ce dernier film j'obtins le concours à la caméra de John Ferno et d'Eli Lotar, l'opérateur de Buñuel.

Jaubert écrivit la musique de trois films dont je fus le producteur et le monteur, ceux-ci avaient été réalisés par John Ferno au cours du voyage du Mercator à l'île de Pâques en 1934-1935. Ces trois films étaient : l'île de Pâques, le Trois-mâts et Cap au sud. Lucien Deroisy m'aida au montage de ceux-ci, ce fut la première fois qu'il touchait de la pellicule. Au cours d'une longue correspondance, il m'avait manifesté son ardent désir de se lancer dans le cinéma. François Truffaut aima tellement ces musiques écrites par Jaubert qu'il me demande la permission de les reprendre pour ses films Adèle H ; avec Isabelle Adjani et la Chambre verte. Il avait une admiration éperdue pour Jaubert.

Ce dernier écrivit encore en 1933 la musique de Trois vies et une corde que je tournai dans le massif du Mont Blanc avec la collaboration du merveilleux guide chamoniard Roger Frison-Roche et du talentueux photographe et cameraman Georges Tairraz, bien connu du public d'Exploration du Monde. Encore une équipe soudée par l'enthousiasme et l'amitié et dont Frison-Roche a raconté les aventures en montagne avec beaucoup de verve. 

Borinage 

Pour Misère au Borinage (1933), réalisé en parfaite harmonie de pensée et de style avec Joris Ivens, nous fûmes aidés non seulement par le Club de l'Ecran, dirigé par Pierre Vermeylen et André Thirifays, mais aussi par des amis qui nous accompagnaient aux prises de vues et nous facilitaient le travail par leur connaissance des conditions de la lutte ouvrière et des situations sociales.

Ce furent le docteur Hennebert, auteur d'une brochure qui fut le point de départ du film On crève de faim au levant de Mons, Jean Fonteyne, le grand avocat, défenseur des ouvriers au Secours Rouge International mais aussi grand résistant durant la guerre et Gaston Vernaillen du Théâtre Prolétarien. Il firent preuve d'un dévouement total.
Toute l'équipe était parfaitement motivée et passionnée. Nous fîmes appel, pour quelques prises de vues, au meilleur cameraman de l'époque, François Rents. Mais le grand apport au film fut l'admirable collection de photos réalisées à cette occasion par Willy Kessels et Sacha Stone (documents qui ont fait l'objet d'expositions itinérantes en Flandres et en Wallonie grâce aux efforts de Jean-Louis Godefroid et d'Anne Dessambre de la galerie Contretype).

Je reviens à John Ferno pour rappeler qu'il réalisa les prises de vues de plusieurs autres films, il en tourna en fait sept pour moi et il me quitta, appelé par Joris Ivens, pour tourner avec lui le fameux film Terre d'Espagne et ensuite, toujours avec Ivens, 400 millions en Chine.

Piette

Henri Storck par Virginia Leirens A cette époque, les amis qui travaillèrent sur mes films, avec une ferveur et une fidélité qui me touchent encore, étaient des poètes comme Eric de Haulleville, Armand Henneuse, Camille Goemans. Mais l'homme qui m'apporta le plus sur le plan professionnel et sans lequel je n'aurai pu mener à bien certains de mes films, fut incontestablement le créateur du Théâtre Prolétarien, Fernand Piette.

Il collabora activement au film les Maisons de la misère (1937), dès le scénario il participa à sa mise en scène. Il en fit de même pour le film Un ennemi public (1937) tourné par Asselin et Mathieu, dans lequel il joua le rôle principal. C'est Piette qui sauva en 1940 le négatif de Misère au Borinage en l'enterrant dans un jardin pour échapper aux recherches des nazis qui le réclamaient.
Pour le Patron est mort (1938), c'est Fernand Piette qui fut la cheville ouvrière. Maurice Naessens, à ce moment là, ardent militant socialiste et directeur du bureau de propagande du parti, nous facilita l'organisation. Les cameramen François Rents, Charles Lengnich, Hubert Duval et Paul Flon firent un excellent travail. José Lebrun se chargea du son. C'est lui aussi qui, avec Paul Flon, assura la prise de vues et de son de Pour le droit et la liberté, tourné à Courtrai en 1939 toujours avec l'aide de Naessens.

Voilà pour la période d'avant-guerre. Je constate, non sans une tristesse profonde, que les noms que j'ai cités ont été portés par des amis très chers qui ont pratiquement tous disparus. Jaubert, brillant officier, est mort à la guerre, en 1940, la veille de l'armistice; Eric de Haulleville, peu après la débâcle de cette même année. Mais heureusement survivent encore : Vermeylen, Thirifays, Hennebert, Joris Ivens, dont on va bientôt fêter les 90 ans, et mon vieil ami Charles Dorat qui écrivit les chansons de Zéro de conduite et rédigea pour moi tant de textes et de commentaires. Il écrivit les paroles des admirables chansons de marins du film le Trois-mâts. Charles Dorat, qui fut le meilleur directeur de doublage en France, et auquel a succédé son fils Jean-Pierre, était un ami intime de Jean Vigo et nous avons souvent l'occasion d'évoquer des souvenirs drôles et vivants de l'époque lointaine de notre collaboration avec Vigo.

Henri Storck, 1988

Tout à propos de: