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Inexorable

Publié le 15/04/2022 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Mourir d’amour enchaînés

La passion fiévreuse qui étouffe lentement, qui anéantit toute forme de raison et mène à une folie… inexorable. Voilà le thème dont Fabrice Du Welz s’est fait le chantre dès son mémorable premier long, Calvaire, et qu’il a décliné inlassablement, sous des formes diverses, tout au long de ses essais les plus réussis : Vinyan, Alléluia et Adoration.

Inexorable

Pour Marcel Bellmer (Benoît Poelvoorde), le succès retentissant d’Inexorable, son premier roman, est de l’histoire ancienne. Il n’a jamais renoué avec la gloire et vit depuis longtemps avec l’angoisse de la page blanche. Lorsqu’il emménage avec sa femme et éditrice, Jeanne (Mélanie Doutey), et sa fille, Lucie (Janaïna Halloy), dans une luxueuse propriété léguée par son beau-père, il se sent rattrapé par ses démons, souffrant du syndrome de l’imposteur. C’est alors que débarque dans la région une jeune fille démunie, Gloria (Alba Gaïa Bellugi), qui semble fascinée par les Bellmer qui l’engagent comme nounou pour Lucie. Peu à peu, Gloria s’immisce dans la vie de la famille et se rapproche de Marcel, qui, à son contact, sent revenir le feu qui lui avait inspiré son best-seller. Lucie a enfin la grande sœur qu’elle n’a jamais eue, mais la relation entre Gloria et Jeanne s’envenime rapidement. Bientôt, l’inconnue sème la zizanie et manigance pour faire ressortir d’anciens mensonges qui mettent Marcel au pied du mur. Le loup est entré dans la bergerie et l’écrivain comprend trop tard qu’il est tombé dans un piège qui pourrait le mener à sa perte.

Œuvre résolument plus « grand public » (ce qui n’est pas un gros mot) que les films précédents du cinéaste, Inexorable est un thriller psychologique hitchcockien au classicisme revendiqué, dans lequel Du Welz recourt moins au grotesque et à l’humour. Il signe plutôt un film d’ambiances où la tension sexuelle entre Gloria et Marcel donne lieu à une sensation putride. Inspiré par les thrillers érotiques américains des années 80 / 90 (Liaison fatale, Basic Instinct, La Main sur le berceau), mais aussi par Voici le temps des assassins, de Julien Duvivier, et le giallo, ce septième long-métrage n’en est pas moins une œuvre 100% « Du Welz » : tournage en pellicule Super 16, expérimentations sur le son, acteurs poussés dans leurs derniers retranchements… Et surtout, un décor fascinant : cette immense demeure gothique au beau milieu de la campagne, tantôt lumineuse tantôt lugubre, qui cache bien des secrets et qui, comme la forêt ardennaise de Calvaire ou la jungle thaïlandaise de Vinyan, est un « personnage » essentiel qui évolue au cours du récit.

Inexorable s’avère très ludique dans sa manière habile de jouer sur la montée de la tension et une mécanique d’anticipation du drame. Du Welz se fait plaisir avec un film efficace, mais il injecte aussi au récit des réflexions sur les différences de classe sociale (Jeanne prend Gloria de haut) et les rapports de domination qui complexifient des personnages jamais réduits à des archétypes. Une longue scène de sexe entre les époux Bellmer crée le malaise et nous en dit bien plus sur l’état de leur couple que des dialogues. Mais le script a l’intelligence de ne pas désigner de « méchant » : chacun est d’abord une victime souffrant d’un trauma et le cinéaste fait en sorte de créer une empathie avec chacun d’entre eux, y compris lorsque leur animalité se déchaîne enfin.

Le quatuor en tête d’affiche s’avère exceptionnel : Mélanie Doutey, qu’on avait un peu perdue de vue, retrouve ici un rôle digne de ce nom et la petite Janaïna Halloy porte une poignée de scènes délicates avec une intensité démente. Quant à l’immense Benoît Poelvoorde, dans un rôle complexe et très « à nu », à fleur de peau, parfois bestial, il est néanmoins d’une fragilité touchante. Mais c’est sur les frêles épaules d’Alba Gaïa Bellugi que repose tout Inexorable. Presque éteinte, timide et polie dans les scènes d’ouverture, Gloria subit une métamorphose qui permet à la jeune actrice de jouer sur une large panoplie de registres : petite fille perdue, grande sœur parfaite, femme fatale séductrice, manipulatrice dangereuse, aliénée suicidaire… Si certains ne manqueront pas de reprocher au film son classicisme narratif, nul ne pourra nier que l’on assiste à la naissance d’une grande actrice.

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