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Fabrice Du Welz, Inexorable

Publié le 21/04/2022 par Grégory Cavinato et Harald Duplouis / Catégorie: Entrevue

Pour son septième long métrage, Fabrice Du Welz se fait plaisir et nous propose un thriller a priori plus accessible, moins auteuriste que ses précédents films, inspiré entre autres par les thrillers érotiques hollywoodiens des années 80-90 comme Liaison Fatale et Basic Instinct. Mais Inexorable n’en porte pas moins la patte d’un auteur qui continue inlassablement à explorer son thème de prédilection : la passion qui mène à la folie.

Cinergie : Inexorable est un film qui se situe dans la continuité de votre œuvre, c’est un film 100% Du Welz, mais il est peut-être plus accessible… oserais-je même dire plus « grand public » ? 

Fabrice Du Welz : Mais « grand public » n’est pas un gros mot, au contraire ! Il y avait effectivement la volonté de faire un film plus accessible, un thriller droit, mais surtout un film qui distille un maximum de tension, qui prend le spectateur par la main au début, avec des contours qu’il peut reconnaître, presque chabroliens, et puis doucement qui l’emmène dans un univers de plus en plus trouble, ambigu et mystérieux. J’étais obsédé par cette idée de créer une tension qui soit complètement folle jusqu’à la fin.

 

C. :  C’est un film qui va à l’essentiel, sans prendre de détours. Il est moins humoristique, plus au premier degré que vos films précédents.  

F.d.W. : Oui. Certains de mes films étaient parfois plus drôles, d’autres distillaient un second degré plus prégnant. Ici, je pense qu’il y a quand même pas mal de second degré, mais que ce que les personnages vivent, ils le vivent au premier degré. C’est un film noir et c’est un thriller, un genre qui ne fait que des victimes. Donc, j’ai vraiment voulu jouer avec les codes du film noir.

 

C. : Vous vous inspirez en particulier des thrillers érotiques des années 80-90, un genre qui est un peu regardé de haut aujourd’hui, alors qu’on y trouve quelques pépites. Est-ce un genre que vous affectionnez ? 

F.d.W. : Ah oui, le home invasion américain, le thriller érotique de la fin des années 80 et du début des années 90, c’est un genre que j’adorais et qui m’a profondément marqué. C’est ma cinéphilie, on est toujours la somme de tous les films qu’on voit : Inexorable convoque beaucoup de ce que j’ai pu aimer au cinéma : le film noir, Chabrol, le cinéma de fantômes japonais et aussi le giallo, dont il est très proche avec l’aspect fétichiste de la maison, qui est ici, à mon avis, un vrai personnage. Je suis cinéphile avant tout, mais ici, je n’ai pas l’impression d’être écrasé par le poids de mes références. C’est un film qui est très singulier et qui n’appartient qu’à moi, à l’équipe et aux acteurs. Mais j’insiste là-dessus : c’est vraiment l’idée de tension qui m’intéressait avant tout, je voulais faire un film efficace. C’est presque paradoxal dans ma bouche, mais j’avais vraiment envie de mettre le spectateur devant un spectacle. Un spectacle très personnel, un petit théâtre de la cruauté avec des personnages qui basculent, mais je voulais vraiment distiller un maximum de tension pour que le spectateur en ait pour son argent, si je puis dire.

 

C. : Ce qui fonctionne admirablement, c’est la manière dont vous faites monter le suspense avec certaines images (une meute de chiens, une moissonneuse-batteuse à l’arrière-plan) qui semblent menaçantes, mais sont en fait anodines, mais aussi et surtout avec le son que vous poussez vraiment cette fois à une sorte de paroxysme… 

F.d.W. : Tout l’aspect sonore du film est en adéquation réelle avec l’image et avec l’aspect envahissant de cette jeune femme, Gloria, qui arrive dans cette maison. Tout ça a été conçu avec Vincent Cahay, mon partenaire et mon vieux camarade : nous avons décidé très tôt que nous allions faire une partition plus électronique. J’ai eu une intuition très forte dès le début, c’était de rendre cette partition électronique presque féroce et animale. Il y a toujours cette espèce de grognement sous-jacent, cette animalité qui est là et qui, à un moment donné, explose dans une espèce de théâtre un peu baroque, romantique aussi. Cette animalité de presque tous les personnages arrive et dévore tout, comme si les faux semblants, les conventions, le vernis de civilisation explosaient complètement. C’est comme une contamination en fait : on a vraiment travaillé la partition, la musique et le sound design comme une espèce de contamination réelle et animale.

 

C. : La maison dans laquelle se déroule l’histoire est superbe. Où se situe-t-elle ?

F.d.W. : À Roumont, dans les Ardennes (à quelques kilomètres de Libin – NDLR). J’ai vraiment eu un coup de bol. C’est le Centre de repérages de Wallimage qui m’a montré des photos et, avec Manu de Meulemeester, mon chef déco, mon directeur artistique et mon vieil ami, on y est allé tout de suite. J’ai vraiment été frappé. On a d’abord eu peur des dimensions de cette maison - elle fait quand même 5 000 m2 - on s’est dit que c’était peut-être trop grand, mais au fond, elle avait un mystère, une puissance, quelque chose qui me faisait penser à toutes les grandes maisons gothiques qu’on aime dans l’histoire du cinéma. On n’avait pas les moyens d’investir cette maison comme on l’aurait voulu, mais finalement, Manu a eu une idée assez prodigieuse, c’était de garder les espaces, mais de les épurer. On a composé très vite et j’ai même réécrit en fonction de la maison. Elle est devenue centrale, tout a convergé autour de cette maison pour l’équipe déco, les éclairages et puis pour la mise en scène avec les comédiens au sein de l’espace. C’est pour ça qu’elle est aussi importante dans le film fini.

 

C. : Elle est très mystérieuse : il est difficile de dire combien d’étages il y a, on n’a pas trop d’idée de sa profondeur, il y a ces caves qui ressemblent à des tunnels…  

F.d.W. : Il y avait une chose qui m’effrayait, c’était qu’on ne comprenne pas l’espace. Quand tu regardes les grands films – Shining par exemple, avec l’Overlook Hotel – le génie du film, c’est qu’en 15 minutes, tu comprends exactement la géographie du lieu et tu ne te poses plus jamais la question. Ce qu’il fallait ici, dans cette maison, c’était – même de manière impressionniste – que le spectateur ne se sente jamais perdu. Donc il fallait jouer avec les escaliers, avec l’entrée, avec le premier étage, avec le bureau de Marcel, avec la cuisine… définir certains lieux clés. Une fois qu’ils sont assimilés par le spectateur, tu peux vraiment commencer à dérégler ton histoire. La dimension fantomatique est aussi quelque chose sur laquelle on a travaillé. C’est aussi un film de fantômes, presque japonisant, où l’étrangère représente le péché originel. Cette jeune Gloria est presque un fantôme qui revient des abysses, c’est la vérité sortant du puits, elle vient là pour révéler les différents personnages.

 

C. : Effectivement, les personnages mentent : Gloria sur son identité, Marcel a des secrets, mais ce qui est intéressant, c’est qu’aucun d’entre eux n’est réellement animé de mauvaises intentions. Il n’y a pas de « méchant » au sens traditionnel du terme. 

F.d.W. : Ce que j’aime profondément dans l’essence du film ou du roman noir, c’est que c’est un genre qui ne fait que des victimes. Ici, la notion du Bien et du Mal n’existe pas vraiment. Même chez Marcel Bellmer, son mensonge originel est catastrophique, mais c’est un pauvre mec, avec beaucoup de lâcheté - comme souvent chez les personnages masculins de mes films -, mais en fait, il fait ce qu’il peut. Il ne vient probablement pas du même milieu que Jeanne Drahi (son épouse incarnée par Mélanie Doutey – NDLR), il a fait un beau mariage, mais il est emprisonné par ce mensonge qui le dévore comme un cancer impossible à vivre. Après, ça fait partie du film et de la réception de tout un chacun. Chacun va le voir de manière subjective et personnelle. Moi, j’ai simplement essayé d’être très précis dans mon dispositif, dans ma narration, dans ma dramaturgie et dans la manière d’articuler la tension. Mais aujourd’hui, les intentions du film ne m’appartiennent plus du tout.

 

C. : Le côté ludique, hitchcockien du film, c’est que le drame arrive toujours sur le fil. Rien ne serait vraiment inexorable si les personnages discutaient simplement entre eux et ne prenaient pas les pires décisions aux pires moments. Ça génère beaucoup de tension, mais c’est aussi très amusant. 

F.d.W. : C’est sûr, c’est le plaisir un peu sadique, c’est l’architecture cruelle du film. Effectivement, Marcel prend quand même un maximum de très très mauvaises décisions et c’est ça qu’on aime et que j’aime follement dans le cinéma, c’est de voir des gens qui basculent.

 

C. : La scène de sexe entre Marcel et Jeanne est très crue, très longue, mais elle en dit beaucoup sur les deux personnages. Sans dialogue ou presque, on comprend leur relation d’un coup grâce à cette scène. 

F.d.W. : La manière dont je voulais aborder les scènes de sexe était très réfléchie. La première scène entre Marcel et Jeanne, c’était pour montrer assez longuement ces deux corps qui n’arrivent pas à s’emboiter. Pour Marcel, c’est impossible de faire l’amour à sa femme parce qu’il est tourmenté. Dans ce rapport tendre et normal, c’est impossible pour lui. Je vais te faire une confession : c’est ma scène préférée du film, parce qu’elle est d’une efficacité formelle, mais la caméra n’est jamais ostentatoire, elle est très simple. Et je trouve Benoît et Mélanie assez incroyables. Quand on a un peu d’expérience, un peu de vie derrière nous, on peut tous se connecter à ce désir perdu, à cette volonté d’y arriver, mais de ne plus y arriver. ça raconte énormément du couple sur sa durée. C’est un couple marié depuis 25 ans et il y a quelque chose qui me touche beaucoup dans ces deux corps qui n’arrivent pas à s'emboîter, c’est assez terrible. La seule manière pour lui de bander, c’est de mépriser sa femme, de la dominer complètement, comme on le voit plus tard. Donc, ces scènes de sexe ne sont pas là juste pour agrémenter le récit, elles sont là pour révéler les tenants et aboutissants de ce couple et de ce qu’il vit. Les deux scènes entre Marcel et Jeanne sont comme les deux côtés d’une même pièce. Quant à la scène avec Gloria, c’est vraiment un regain de désir, presque un renouveau pour Marcel. Et il va le payer cher !

 

C. : Vous nous faites vraiment redécouvrir Mélanie Doutey, une actrice qu’on avait un peu perdue de vue.  

F.d.W. : Elle est vraiment fabuleuse. Je suis très heureux de sa participation au film. Surtout, elle a énormément apporté à Benoît. Mélanie et Benoît sont très amis depuis longtemps et je pense que leur complicité a énormément compté et apporté au film.

 

C. : Pouvez-vous nous parler de votre relation avec Benoît Poelvoorde ? C’est un acteur de génie, mais il a cette réputation, comme souvent avec les grands acteurs, de ne pas être facile à diriger. Sur Adoration, ça avait gueulé entre vous !… 

F.d.W. : Pour l’instant, ma relation avec Benoît est assez optimale. Je le connais depuis que j’ai 15 ans, avant C’est arrivé près de chez vous. Benoît a dix ans de plus que moi et il m’a toujours fasciné. À l’époque, on était gamins, je faisais du théâtre amateur à Namur, au TAPS, avec notamment Cécile De France et Bruno Belvaux, le frère de Rémy Belvaux. Rémy venait de temps en temps avec Benoît et toute la bande. On se retrouvait dans les cafés. J’ai des souvenirs absolument vivants de mon regard sur Benoît à l’époque. J’étais déjà fasciné par cette puissance, cet être incroyable qui m’électrisait et qui m’électrise toujours. Je suis loin d’être un intime de Benoît, mais c’est quelqu’un dont je cherche énormément la présence sur un plateau, parce qu’il a une telle énergie – et moi j’ai une autre énergie, très intense aussi – et ces deux énergies s’annulent presque, c’est de l’ordre de l’aimantation. Il y a quelque chose qui se tempère entre nous, c’est comme si je me battais contre moi-même avec Benoît. Il cristallise un peu mon idéal au niveau de l’acteur : quelque chose de vraiment difficile, presque indomptable, avec une énergie folle, des éclats et une drôlerie incroyables… Il est d’une profondeur et d’une noirceur incroyables, il est tout et son contraire. Donc j’ai beaucoup d’admiration et d’amitié pour Benoît, réellement. Sur Inexorable, notre relation de travail a vraiment été optimale. Il a été impeccable, il s’est abandonné de manière complète, totale. On avait une sorte de pacte : Benoît arrivait comme il arrivait et moi, je devais le prendre comme il était. Et il m’a tout donné !

 

C. : Alba Gaïa Bellugi est la grande découverte du film. Son rôle est très complexe, parce qu’elle joue finalement quatre rôles en un : la petite fille blessée, la femme fatale séductrice, la vengeresse, la victime… 

F.d.W. : Alba est un vrai coup de cœur, c’était une enfant actrice, elle a commencé très jeune, elle a fait plein de choses. Je l’avais vue dans la série d’ARTE Trois Fois Manon. Il y avait eu deux saisons, puis Jean-Xavier de Lestrade, le réalisateur, en a fait une autre quelques années plus tard, intitulée Manon, 20 ans. J’ai vu cette série et j’ai été stupéfait par le mystère et la rage rentrée de cette jeune femme. Je l’ai rencontrée et, très vite, j’ai eu la certitude que c’était avec elle que j’allais faire le film. Il a d’abord fallu que j’arrive à convaincre les producteurs qui, à ce moment-là, voulaient une autre actrice, mais je n’en ai pas démordu. Je pense qu’avec Alba aussi, c’est une collaboration qui va être assez longue, puisqu’elle jouera dans mon prochain film (Maldoror – NDLR). Je suis vraiment fasciné par Alba, je l’aime vraiment beaucoup. Pour moi, c’est une actrice optimale. Elle a ce côté très fragile et aussi cette espèce de fièvre qui est fascinante à l’image. Ce qu’on m’a souvent reproché avec mes « Glorias » (Lola Dueñas dans Alléluia et Fantine Harduin dans Adoration incarnaient également des personnages prénommés Gloria – NDLR), c’est qu’elles étaient trop folles pour qu’on puisse vraiment avoir de l’empathie envers elles. Mais je trouve qu’ici, on a une vraie empathie pour Gloria. Il y a quelque chose de terriblement touchant dans l’incarnation d’Alba, comme quelque chose qui pourrait ne pas basculer, quelque chose dans ce personnage qui pourrait ne pas être inexorable, puis elle est rattrapée et elle nous emmène vers les abysses.

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