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Interview avec Giordano Gederlini, des commencements jusqu’à Bâtiment 5

Publié le 21/02/2024 par Basile Pernet / Catégorie: Entrevue

Après le succès retentissant des Misérables, Giordano Gederlini retrouve son compagnon Ladj Ly pour aborder l’écriture de Bâtiment 5, sorti en décembre dernier. Entre-temps, il signe son deuxième long-métrage, Entre la vie et la mort.
Une activité soutenue et diversifiée, solitaire et en collaboration, un parcours pour le moins atypique, nous avons pu faire le point avec lui pour tout savoir et tout comprendre.
L’art du scénario donc, dans tous ses détails !

Cinergie : Pouvez-vous décrire votre parcours, depuis votre naissance au Chili jusqu’au moment où vous vous êtes lancé en tant que scénariste et réalisateur?

Giodarno Gederlini : J’ai grandi à Paris. J’ai un peu voyagé, j’ai vécu quelques années en Espagne, du côté de Barcelone. Je travaillais pas mal pour la Belgique, donc progressivement j’ai souhaité venir m’y installer et ça fait maintenant dix ans que je vis ici, à Bruxelles. Au départ j’avais très envie de me lancer dans la mise en scène et la réalisation ; j’ai commencé avec mes courts-métrages, puis j’ai un peu bossé pour la télé. C’est ensuite l’écriture qui a pris le pas sur tout le reste. J’ai récemment travaillé avec Olivier Masset-Depasse sur Duelles, mais aussi Nicolas Provost sur The Invader, et François Troukens avec le polar Tueurs. Le métier de scénariste s’est presque imposé, mais il y a deux ans, je suis revenu à la réalisation avec Entre la vie et la mort, qui est aussi un polar. J’avais déjà rencontré Ladj Ly, lorsqu’il cherchait un co-scénariste pour le projet Les Misérables. Des producteurs nous ont mis en relation et ça a tout de suite marché entre nous. Je viens aussi d’un milieu populaire avec des parents immigrés, donc ses histoires m’ont tout de suite parlé, et c’est comme ça qu’on a travaillé sur Les Misérables, puis Bâtiment 5.

 

C. : Et ensuite, quelles ont été vos premières expériences ?

G.G. : En 2000 j’ai réalisé Camping sauvage, un court-métrage plutôt comique qui a pas mal marché. On l’a porté dans plein de festivals et il a été sélectionné aux Césars. À l’époque ça m’a permis de mettre vraiment un pied à l’étrier. Au même moment je travaillais un peu pour Canal avec Jamel Debbouze pour des sketches, donc j’étais vraiment orienté vers la comédie. C’est ensuite qu’on m’a proposé de faire un film d’arts martiaux [Samouraïs]. Au début ça devait être un film avec trois francs six sous, puis Pathé est entré dans le projet et le budget n’a pas arrêté de gonfler ; peut-être qu’eux voyaient un côté un peu Besson, à la fois comédie et action. Donc bon, je me suis un peu laissé embrigader parce que j’avais 29 ans et j’étais fan de mangas, mais globalement c’est une expérience plutôt ratée – même s’il y a des choses que j’aime bien – mais assez marrante.

Ensuite je me suis mis à écrire des films plutôt sérieux et je me suis fait connaître grâce à l’un d’entre eux qui est devenue un peu ma carte de visite – j’ai presque honte aujourd’hui de dire que c’était avec Gérard Depardieu, mais à l’époque il m’a aidé à lancer le projet. Finalement ça ne s’est pas fait parce que c’était un film un peu lourd, un film de guerre avec des scènes en Afrique, etc. Mais c’est comme ça que j’ai commencé à travailler comme scénariste, grâce à ce scénario que des gens ont aimé lire, dont Olivier Masset-Depasse et Nicolas Provost.

 

C. : Donc un certain basculement s’est opéré à un moment, avec un changement de style et d’envies?

G.G. : Oui, effectivement, je voulais écrire sur des sujets plus personnels. Chaque fois que tu écris, tu réponds à de nouvelles questions, c’est ce qui est passionnant. J’ai donc fait quelques grand-écarts, notamment avec Olivier en passant de Duelles – un film très hitchcockien dans l’envie narrative et de mise en scène, à Largo Winch qui est un film d’aventure avec un côté très BD. Enfin, avec Ladj Ly ça n’a strictement rien à voir, que ce soit dans la façon de travailler, de penser un scénario, ou dans le style de films ; des histoires personnelles avec une dimension sociale très forte. Ça m’a tout de suite donné envie de repartir vers des histoires desquelles je me sentais proche ; en a résulté Entre la vie et la mort, qui est un film noir.

 

C : Alors comment faites-vous pour assurer ces grand-écarts entre des films complètement différents ?

G.G. : Je ne sais pas s’il y a une recette, mais je crois que j’ai une tête pour ça. Je suis assez gourmand en littérature, j’aime les romans graphiques, les BD, j’explore un peu tout. Après il y a des histoires que j’ai plus de facilité à écrire, notamment les polars, les films noirs ; par exemple j’étais plus à l’aise sur le travail d’écriture avec François Troukens. Mais ayant aussi des engagements, j’arrive à travailler avec Ladj Ly sur des films plus sérieux, avec des discours politiques, plus d’émotions, des films de banlieue – qui est un genre très français.

 

C. : Comment s’est passée votre collaboration avec Ladj Ly, concrètement ?

G.G. : D’abord il y a eu la surprise, parce qu’on ne s’attendait pas à ce que Les Misérables devienne un film « phénomène », c’était assez incroyable. Mais surtout, c’était la seule fois où des producteurs, quinze jours avant le tournage, me demandaient d’écrire de nouvelles scènes. En général c’est exactement le contraire, un mois avant, le 1er assistant te dit : « Olala, ça dépasse de partout, j’arrive pas à faire rentrer le tournage dans les jours impartis ». Ici, déjà au casting on se rendait compte que le comédien ou la comédienne avait une super présence et amenait quelque chose en plus, donc on a repris le scénario et les dialogues pour insérer des éléments et convoquer d’autres dimensions. C’est arrivé aussi sur Bâtiment 5 où même pendant le tournage on ajoutait des scènes, mais c’était les seules fois, en général c’est plutôt rare.

 

C. : Plus concrètement encore, comment travaillez-vous ? Écrivez-vous « à l’instinct » ou en suivant une méthode structurelle ?

G.G. : Il y a effectivement des auteurs qui ont beaucoup travaillé sur la structure narrative, mais ce n’est pas vraiment là-dedans que je pioche. Sinon je vis avec des carnets et des stylos, et je note tout. J’ai des amis qui utilisent leur téléphone, mais je ne sais pas faire ça, j’ai encore mes stylos quatre couleurs et je gribouille sur mes carnets. Mais c’est aussi les rencontres qui aident beaucoup !

 

C. : Même pour les polars, qui généralement requièrent une certaine rigueur scénaristique ?

G.G. : Oui, c’est vrai, mais se pose souvent cette question avant d’aborder l’écriture d’un film : est-ce qu’il faut partir des personnages ou de l’histoire ? Sur Les Misérables et Bâtiment 5 typiquement, elle ne s’est pas posée dans ces termes-là ; il ne s’agissait ni de construire un personnage et de voir où ça pouvait l’amener, ni de construire une histoire avec ses péripéties pour arriver à une fin souhaitée. Le plus important était de choisir le sujet et de l’exploiter dans un type de cinéma – un film noir même s’il a cette dimension sociale –, et après de choisir les personnages qui nous permettraient d’évoluer dans ce thème. C’est ce qui nous a aidés à construire le scénario.

Quand je travaillais avec Nicolas Provost, lui partait de son personnage principal qui est un migrant ayant tout perdu et qui débarque à Bruxelles où il ne connaît personne. À partir de là, qu’est-ce qui lui arrive ?  Un Largo Winch en revanche, part plutôt d’une histoire ; on sait à peu près quel est notre point de départ et où on veut aller.

 

C. : Pour Bâtiment 5, comment se passaient les phases de travail avec Ladj Ly ?

G.G : Ça a été long jusqu’à ce qu’on trouve le sujet. Il y a eu un an de ping-pong un peu fluctuant avec cette avalanche qui s’appelle Les Misérables et Ladj était moins disponible puisqu’il accompagnait son film absolument partout. Mais quand on s’est retrouvé, la difficulté était de cerner le thème et le personnage principal qui, dans un premier temps, était le maire. Puis on s’est rendu compte que ça nous enfermait peut-être trop dans un type de cinéma politique et social. On avait plutôt envie de faire vivre et respirer ce quartier où lui a grandi. Le personnage féminin s’est assez vite imposé comme une façon d’explorer cet univers avec un point de vue que je trouve plus émouvant.  

 

C. : Précisément, on serait tenté de considérer un personnage principal, à savoir Haby, mais il y a finalement plusieurs personnages auxquels on est amené à s’intéresser de près, notamment Blaze, le maire…

G.G. : Effectivement, c’est déjà ce qu’on a fait sur Les Misérables, sans non plus aller vers le film choral où l’on accompagne plusieurs personnages qui ont chacun leur fin. Ici, je dirais qu’on a été influencé par une série américaine qui s’appelle The Wire, qui offre un portrait d’une société, d’un quartier, d’un environnement, et qui fonctionne un peu comme un entonnoir, avec beaucoup de personnages et petit à petit, on resserre sur un huis clos ; c’est ce qui se passe dans Les Misérables avec la cage d’escalier.  À l’inverse, Bâtiment 5 commence sur cette cage d’escalier pour s’ouvrir progressivement aux autres personnages. Donc c’est plus un film chronique qu’un film choral dont certains codes ne nous intéressaient pas.

 

C. : En outre, ce bâtiment 5 est un personnage…

G.G. : Tout à fait, c’est pour ça qu’on a ressenti le besoin de changer de titre. Ce bâtiment est là comme une présence écrasante. Le travail de mise en scène de Ladj, notamment avec les plans au drone, permet de représenter la place des habitants dans ces grands blocs de béton, et c’est quand même la particularité de ce village qui ne possède pas d’église, contrairement à la majorité des villages, que ce soit en France ou en Belgique. Ici, tout est construit autour de parkings, et bien sûr c’est invivable. La vie se fabrique différemment, avec des empilements. Claude Dilain, l’ancien maire de Clichy-sous-Bois disait : « ce sont des favelas empilées, verticales ». Mais il y a une humanité, une vie de village que l’on voulait explorer, déjà dans Les Misérables. Mais ce dernier est un film de rue, de confrontation au pied de l’immeuble. Les personnages ne se parlent pas, ils crient, tout le temps ; des personnages principalement masculins. Certains ne l’ont pas compris, mais c’était un choix de notre part, un choix narratif et thématique. Dans Bâtiment 5, comme le nom l’indique, on entre dans l’immeuble, on découvre les appartements, les familles. C’est pour ça qu’il y a plus de personnages féminins et que les gens se parlent, même si c’est pour être dans le conflit. 

 

C. : Le film entier a été tourné sur place ?

G.G : Oui, tout sur place.

 

C. : Avez-vous rencontré des difficultés particulières, notamment au niveau des infrastructures ?

G.G. : Pas du tout, alors qu’il s’agit de quartiers où il est difficile de tourner – pour x raisons que l’on connaît bien, mais là on était chez Ladj Ly. Le bâtiment que l’on voit dans Les Misérables a été détruit. C’est d’ailleurs le sujet de Bâtiment 5, c’est-à-dire la façon dont l’urbanisme redessine une ville et sa population tout en se débarrassant des indésirables – Indésirables qui était d’ailleurs le premier titre du film.

 

C. : J’ai été impressionné par la pertinence et la justesse des dialogues ; comment avez-vous procédé pour les écrire ?

G.G. : Cela se fait en deux temps : d’abord au moment de l’écriture, puis des répétitions. La plupart du temps, les dialogues sont des intentions qui nous aident à construire nos personnages. Ensuite, ils sont retravaillés avec les acteurs, c’est un moment que j’aime particulièrement. Ladj n’est pas du tout fermé pendant les répétitions, il a tendance à libérer la parole pour que les personnages puissent être eux-mêmes. Alors ça n’a pas toujours marché, parfois les acteurs en rajoutaient un peu trop, et derrière au montage on ne savait plus quoi faire ! (rire)

 

C. : Toujours sur les dialogues, comment êtes-vous parvenus à créer cette tension qu’ils instaurent?

G.G. : Je pense que c’est grâce à cette forme d’écriture assez coupée et elliptique que nous aimons tous les deux, avec un ensemble de séquences qui se répondent. Puis, le travail de Ladj avec Flora Volpelière – la monteuse des deux films, a consisté à inciser encore davantage. En voyant le film, je m’aperçois que c’est un tout, dont je ne pourrais pas m’attribuer le mérite. En revanche, le fait d’avoir écrit, réalisé et monté un film m’a aidé à progresser dans l’écriture – le montage étant une phase de réécriture. Parfois j’écrivais des scènes qui n’étaient pas franchement utiles à la narration, mais dans un coin de ma tête, je me disais « je vais la faire », tout en étant quasiment sûr de la couper au montage. Je me suis rendu compte qu’il fallait parfois aider les lecteurs (les scénarios passent dans de nombreuses commissions) en leur donnant des explications qui, je le sais bien, disparaîtront au montage. Dans les années 1960, les scénarios étaient d’une sécheresse inouïe, et sont devenus de plus en plus littéraires. Cet objet qu’est le scénario a des nécessités particulières, et est constamment critiqué. À deux moments différents, la monteuse et moi vivons la même chose, c’est-à-dire des personnes qui viennent nous voir et nous disent « ah, mais pourquoi vous ne coupez pas ici, ou là…? » – je caricature à peine. Parfois, certaines questions en disent plus sur le lecteur que sur le scénario. Bien souvent, le lecteur aborde un scénario sans faire confiance au travail de mise en scène qu’il y aura après.

 

C. : Étiez-vous présent sur le tournage de Bâtiment 5 ?

G.G. : Oui, tout à fait, mais pas pour surveiller que le scénario ne soit pas trahi – je pense qu’il faut faire autre chose dans la vie. Je sais que certains scénaristes le font, ça vient peut-être d’une frustration de ne pas être metteur en scène. Pour ma part, j’arrive à dissocier les deux, donc c’était vraiment pour le plaisir de voir Ladj travailler parce que c’est quand même impressionnant. Parfois on avait encore des discussions sur l’agencement du scénario, notamment des échanges entre Haby et Blaze.

 

C. : Au sujet du maire, quels sont les enjeux et difficultés à écrire un personnage volontairement détestable, qui incarne à la fois l’autorité et la lâcheté ?

G.G. : C’était le personnage le plus difficile parce qu’on craignait qu’il soit trop caricatural. Avec Ladj, on avait repris des échanges d’hommes et de femmes politiques français.es sur des émissions de télé et des interviews. Autant sur un plateau, ça passe, mais à la lecture ça devient très vite un peu poussif ou indigeste. En même temps, c’est ce qui nous intéressait aussi, cette représentation de la vie politique française qui est assez brutale. Je ne peux être que sidéré par le ton que prennent certain.es représentant.es pour s’adresser aux concitoyens. Mais le but n’était pas de faire un film à charge contre la police, au contraire on est avec eux. La difficulté était de faire un film qui soit réaliste, mais sans occulter le personnage, son propos, et même son humanité. C’est pour cette raison qu’il y a des scènes plus intimes, avec sa femme. Son langage s’est peu à peu décomplexé, mais il fallait qu’il garde une certaine fragilité. Pour le personnage de l’adjoint par exemple, on a écrit les dialogues pour Steve Tiencheu que nous voulions déjà dans le film. À l’inverse, le casting pour le personnage d’Haby est celui qui a été le plus long.

 

C. : On entend souvent des rapprochements entre vos deux films avec Ladj Ly et La Haine, de Mathieu Kassovitz ; l’idée étant que Les Misérables notamment assurerait un renouvellement du film dit « de banlieue ». Qu’en pensez-vous ?  

G.G. : Il n’y avait pas eu de films qui aient pris cette place-là depuis La Haine. Il y a eu Ma 6-T va crack-er, mais pareil, c’était il y a plus de vingt ans. Malgré tout, La Haine n’était pas notre référence. Souvent aussi on nous parle de Spike Lee, mais ce n’était pas ça non plus. S’il faut citer un film qui a été une référence narrative, ça peut paraître étonnant, mais c’est Détroit, de Kathryn Bigelow, notamment pour Les Misérables. On est dans les années 1960 à Détroit, avec plein de personnages, d’émeutes ultraviolentes avec les flics, et ça va dans tous les sens. Il se termine dans un huis clos, qui est un exercice intéressant je trouve. Enfin, ne pas oublier le travail de Ladj Ly au niveau du documentaire, notamment avec 365 jours à Clichy-Montfermeil, qui est un long travail de saisie du réel, pendant les émeutes en 2005. Ladj a pris du temps pour étudier tout cela, pas dans une posture de sociologue, mais plutôt pour accompagner sa rue, son quartier. Et tout part de là.

 

C. : Envisagez-vous d’autres films prochainement ? En tant que scénariste et/ou réalisateur ?

G.G. : Oui, toujours en Belgique, mais aussi en Afrique, je suis rentré du Sénégal il n’y a pas longtemps. Et avec Ladj Ly à nouveau, on est en pleine écriture.

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