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Ladj Ly et Giordano Gederlini, réalisateur et scénaristes de Bâtiment 5

Publié le 21/02/2024 par Cineuropa / Catégorie: Entrevue

 "Le Bâtiment 5, c’est celui dans lequel j’ai grandi. Ensuite, nous avons été délogés"

Un maire, une militante associative, un quartier et la question du mal-logement : le cinéaste français explique la genèse de son second film après Les Misérables (prix du jury à Cannes en 2019 et nominé à l’Oscar 2020 du meilleur film international).
Dévoilé à Toronto, Bâtiment 5, arrive dans les salles. Rencontre avec le réalisateur et son co-scénariste Giordano Gederlini.

Ladj Ly et Giordano Gederlini, réalisateur et scénaristes de Bâtiment 5

Cineuropa : Après une entrée aussi fracassante dans le long métrage avec Les Misérables, comment êtes-vous arrivé au sujet de Bâtiment 5 ?
Ladj Ly
 : Dès l’écriture des Misérables, nous pensions déjà à une trilogie pour raconter ce territoire sur les 30 dernières années et faire un constat de ce que j’ai pu y vivre et de ce que les habitants ont pu y vivre. Évidemment, le succès des Misérables a généré une grosse pression : il fallait être à la hauteur, que le sujet soit aussi fort. Au départ, nous voulions faire un biopic sur Claude Dilain qui a été le maire socialiste de Clichy-sous-Bois et qui a beaucoup œuvré notamment sur le problème du mal-logement. Mais au fur et à mesure de l’écriture, nous nous sommes dit que c’était un peu trop documentaire et pas assez fiction. Donc nous avons donc fait évoluer le scénario et le personnage est devenu un maire de droite (Alexis Manenti).

 

C. : L’autre personnage principal est une jeune militante associative s’emparant de la question du logement dégradé. Pourquoi cette thématique vous tenait-elle particulièrement à cœur ?
L.L.
: Le Bâtiment 5, c’est celui dans lequel j’ai grandi. Ensuite, nous avons été délogés. Quand mes parents sont arrivés dans les années 80, la cité n’était pas une cité HLM mais une copropriété. Mes parents ont acheté, ils étaient propriétaires avec des taux de crédit énormes. Et quand 20 ans après, ils avaient fini de payer leur crédit, on leur a dit qu’ils étaient expropriés contre 15 000 euros. Cela a traumatisé les habitants de ce quartier. C’est donc une histoire assez personnelle, mais ce problème du délogement concerne énormément de personnes en France où il y a plus de 6 millions de mal-logés. Et avec le projet du Grand Paris, les habitants des quartiers se retrouvent expulsés de leurs cités pour habiter à des centaines de kilomètres. C’est un drame de devoir partir, de quitter son logement dans ces conditions alors qu’on y a tous ses souvenirs, qu’on y est souvent né.

Quant au personnage de Habi (Anta Diaw), c’était important d’avoir cette militante, un personnage féminin aussi, noire, voilée, le genre de personnage qu’on n’a pas l’habitude de voir au cinéma. C’est également pour rendre hommage à toutes les femmes de ces quartiers, qui militent, qui y habitent, qui y sont nées, qui font un travail incroyable. Malheureusement, on entend très peu parler d’elles ou on a tendance à parler à leur place. Je voulais donc les mettre en avant pour qu’elles puissent s’exprimer. Si cela pouvait servir de modèle pour la jeunesse, ce serait parfait.

Giordano Gederlini : Cela semblait logique, puisqu’on parle de mal-logement, qu’il y ait un portrait important d’une des habitantes de ces tours, et que le personnage soit très conscient de ce que c’est que vivre dans ces quartiers. À un moment donné, elle va être en opposition avec un maire qui a pour projet de chambouler tout ce quartier, de faire disparaître cette tour qui est insalubre, dans laquelle on vit mal, mais qui ne propose pas de solution à ceux qui y vivent.

 

C. : Le personnage du maire est relativement opaque avec ses ambitions, son idéologie, sa méconnaissance des réalités sociales. Pourquoi ?
L.L
 : Souvent, on a affaire à des politiques qui ne connaissent pas forcément les territoires, qui ont été parachutés au poste de maire, qui n’ont jamais mis les pieds dans certains quartiers, qui ne savent pas comment les gens y vivent. Et ils sont amenés à prendre des décisions justement pour ces gens là, donc cela ne peut que mal finir. Par méconnaissance, ces décisions entraînent des drames humains.

G.G : C’était le personnage le plus difficile à écrire. Dans les premières versions du scénario, nous nous sommes calqués sur des discours, des attitudes de certains maires peu conciliants avec ces quartiers. Mais avec ces discours réels qu’on n’entendait pas il y a une dizaine d’années et qui sont très décomplexés, très agressifs, ces attitudes un peu arrogantes, le personnage devenait presque caricatural et tout devenait trop dense. Il existe beaucoup de maires en France qui essayent d’oeuvrer pour le bien de tous, mais parfois certains semblent décrochés d’une partie de leur population et ils imposent leur vision du monde.

 

C. : Bâtiment 5 traite du réel sans que ce soit du réalisme social à proprement parler.
G.G : L’ADN du cinéma de Ladj, c’est une énergie particulière, un rythme : pour lui, un film ne doit jamais être ennuyeux. On accepte une part de fiction ou plutôt d’interprétation du réel parce que cela permet de mieux comprendre certains modes de pensée. Donc par moments, nous avons un peu plus monté les curseurs de la fiction. Dans Les Misérables, les personnages ne se parlaient pas, ils aboyaient. Dans Bâtiment 5, les personnages parlent, s’expriment. Ces dialogues ont imposé un autre rythme et une autre écoute parce que l’autre sujet du film, c’est le manque de dialogue, le manque de ponts entre certains alors que normalement il faudrait pouvoir rendre audible ce que disent les uns et les autres.

L.L : Les Misérables, c’était de la caméra à l’épaule. Là, je voulais travailler une autre proposition de mise en scène, plus posée, plus "cinématographique", plus découpée, à plusieurs caméras, tout en gardant quand même un côté de réalisme documentaire. C’est un film politique, engagé, donc il fallait prendre le temps d’installer les personnages pour bien comprendre la situation qui est assez complexe. Je voulais aussi être au plus près des habitants, au cœur des cages d’escaliers, que le spectateur puisse se mettre à leur place et voir ce que c’est que de vivre dans ces tours.

G.G : La tour est l’un de personnages du film et quand on y entre, on rencontre les familles et des jeunes femmes comme Habi. On est davantage dans l’intime. Il fallait incarner ce bâtiment de l’intérieur et de l’extérieur, avec cette misère qu’il y a dans ce type d’habitation, dans ce modèle urbain qui est maintenant en pleine transformation car on se rend compte 50 ans après que cela ne marche pas.

L.L : Quand cette tour tombe, ce sont toutes les mémoires qui disparaissent.

 

Fabien Lemercier

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