Cette année, Le Festival du documentaire Millenium fête ses 15 ans. Un anniversaire qui résonne plus que jamais avec celui des 75 ans de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. En guise de cadeaux, une programmation cousue main dont la thématique est « Vers les réalités invisibles ». Car aujourd’hui plus que jamais, il est temps de mettre en lumière les personnes ordinaires qui font face aux injustices et qui inspirent des changements positifs dans notre monde.
La 15e édition du Festival Millenium accueille des documentaires qui sont de véritables éclaireurs sur les questions les plus urgentes de notre époque. Questions d'oppressions des minorités, de luttes féministes ou portraits de femmes et d’hommes qui proposent des réflexions sur des traumatismes historiques.
Et c’est sans doute, par ces œuvres qui inquiètent, qui bousculent les imaginaires, qui confrontent à d’autres rêves que cette édition rend visibles la vie des réalités invisibles. Au travers d’une riche programmation, célébrant le meilleur du documentaire pendant dix jours, ces films invitent à découvrir des histoires inspirantes.
Interview Cinergie x Festival Millenium
Cinergie : Pourriez-vous revenir sur les particularités du Festival Millenium ?
Zlatina Rousseva : le Festival Millenium existe depuis 15 ans et est reconnu tant internationalement que sur la mise en lumière et la découverte de documentaires nationaux. Nous avons été parmi les premiers à avoir abordé les relations entre la création documentaire et les connections existantes avec les enjeux de notre époque, sur le plan climatique, économique, environnemental, politique, mais aussi et surtout humain. Actuellement, nos préoccupations recoupent avec ceux définis par les Objectifs de Développement Durable (ODD), qui font partie des grands objectifs de l’humanité. Le Festival Millenium désire parler de ces enjeux autrement, notamment par la puissance cinématographique du documentaire, des films qui dévoilent des réalités visibles et invisibles.
C. : Millenium, c'est un festival de documentaires provenant du monde entier. Comment faites-vous votre sélection ?
Z. R. : Le festival est victime de sa renommée. Nous recevons énormément de films du monde entier, nous avons été le premier festival à proposer dans son programme les thématiques liées aux ODD, devenant de plus en plus d’actualité et notre position a attiré un certain nombre de réalisateurs, de producteurs et de distributeurs qui nous ont reconnus comme un festival de référence. Nous recevons plus d’un millier de films chaque année provenant du monde entier, ce qui complexifie le choix. Cette année, pour notre 15e anniversaire, nous avons reçu des films d’Afrique, d’Ouganda, d’Inde, de la Palestine, d’Arménie, du Venezuela, des États-Unis, …dont beaucoup ont déjà reçu des prix dans d’autres festivals, ou sont nominés aux Oscars, et font leur première européenne chez nous. Il est effectivement délicat de trancher face à tous ces films intéressants. Deux sélections sont faites pour le festival. Nous avons des critères de priorités liés à l’investissement, l’engagement, la sincérité et l’approche des réalisateurs. Je vois d’une part des films conçus pour « plaire », c’est-à-dire politiquement correct et donc plus facile d’être financé et d’autre part, je vois des films qui sont le résultat d’une conviction très profonde, presque d’une mission de la part du réalisateur.ice. Comme le film indien, All that Breathes, pratiquement le premier nominé aux Oscars, qui parle de la biodiversité d’une manière tellement authentique, tellement originale que ça nous plonge dans une réalité jamais vue auparavant.
C. : Vous parliez de la spécificité de cette année-ci, notamment à travers le slogan sur les réalités invisibles, est-ce que vous pouvez nous en dire plus ?
Z. R. : Cette année, le fil rouge du festival, c’est "Vers les réalités invisibles". Pourquoi ? Parce que souvent on regarde sans réellement voir, laissant place à beaucoup de clichés dans la perception de la réalité. Lorsque nous faisons la sélection, nous essayons en fait d’aller au-delà et de ne pas présenter des mondes binaires. C’est là que se trouvent les films que nous choisissons, car ils nourrissent des réflexions qui nous questionnent nous-mêmes sur notre perception du monde. C’est véritablement l’objectif du festival Millenium, celui de nous permettre d’élargir, de voir plus profondément, de comprendre un monde en transition, qui nous perturbe, et de nous permettre en quelque sorte de voir justement cet invisible où se trouvent les vérités, ou en tout cas cette partie de la réalité qui nous permet de nous enrichir, de nous élargir, de nous ouvrir…
C. : Qui dit festival, dit évidemment compétitions, mais aussi rencontres.
Z. R. : Les rencontres de ce festival sont particulièrement importantes. Pour notre quinzième anniversaire, beaucoup de cinéastes nous font le cadeau de leur présence. Nous aurons comme président d’honneur, Ai Weiwei, qui présentera son dernier film Rohingya lors de sa master class à Bozar. Nous avons aussi la confirmation de Stella Assange pour le film Ithaka qui est très engagé en ce qui concerne la défense de la liberté d’expression et la qualité de l’information. Depuis plusieurs années, nous soutenons activement les actions pour sauver Julian Assange. Ithaka met en avant deux personnages, le père de Julian Assange et sa femme, Stella, qui dénoncent tous deux le fait qu’il s’agit d’un être humain qui vit les sévices les plus atroces qu’on puisse imaginer, dans une des prisons les plus sévères, sans avoir eu droit à un jugement. Il risque une extradition et une peine de 175 ans. Il souffre, il a des enfants qui n’ont jamais vu ou connu leur père, il a une femme qui se bat par tous les moyens pour sauver son mari, il a un père qui subit, qui veut sauver son fils.
Cette année, la nouveauté et l’objectif du festival seront de faire venir les protagonistes. Pour nous, les personnages centraux des films sont très importants : ils portent la narration et sont de plus en plus comme les acteurs dans la fiction. Ce sont vraiment des histoires incroyables et je me demande souvent quelles stars auraient pu jouer leurs rôles. La seule différence, c’est qu’ils ne seront pas submergés par les applaudissements du public et pourront très tranquillement rentrer à la maison. Ce sont des gens qui risquent réellement leur vie et malheureusement, ils sont souvent complètement oubliés par après. Cette année, on va donc faire venir quelques intervenants pour dire « regardez-les ». « Rendez-leur hommage. » C’est eux qui nous apprennent à explorer autrement notre potentiel humain. Ce sont des gens qui font tout pour changer le monde et c’est quelque chose qui a toujours été une priorité dans notre sélection et qu’on va essayer de partager cette année avec le public. L'héroïne du film Elephant Mother sera présentée. Elle s’est dressée toute seule contre la mafia et a su changer la mentalité de plusieurs de ses membres. C’est vraiment un personnage extraordinaire. D’ailleurs, c’est drôle parce que les éléphants du troupeau la considèrent comme leur enfant et donc, ils la protègent. On voit dans le film des images où ils la mettent entre leurs jambes pour la protéger parce qu’ils pensent qu’elle fait vraiment partie du troupeau.
Huaqing Jin sera dans le jury. Il viendra donner une master class autour de ses films Dark Red Forest, Blossom Tears et Tibetan Girl, des films qui montrent la Chine telle qu'on ne l’a jamais vue. C’est un réalisateur relativement jeune et je crois qu'il a déjà eu plus de 26 prix internationaux. Il fait partie des rencontres professionnelles du festival et sera l’une de nos découvertes. Et bien sûr, Ai Weiwei va donner une master class sur l’image, le cinéma d’observation, le rapport entre image et narration.
C. : Parlez-nous des séances de pitching
Z. R. : Nous avons beaucoup d’activités pour les professionnels dont la session de pitching qui existe depuis le début du festival, mais qui a acquis de plus en plus de reconnaissance. Nous recevons en effet de plus en plus de demandes de jeunes réalisateurs pour ces sessions de pitching. Elles leur permettent de, non seulement recevoir de l’aide de la part de la RTBF, mais également des studios qui soutiennent le développement du film ou la postproduction. De nombreux jeunes nous disent qu’ils ont fait un saut dans leur carrière grâce à ces sessions de pitching. Celles-ci privilégient le rapport personnel, le dialogue personnalisé avec des décideurs de financement dans le cinéma documentaire en Belgique et cela permet aux jeunes d’avoir un retour «privilégié» sur leur projet. «Comment je dois présenter un projet?», « Comment les décideurs réagissent-ils à mon dossier, à mes idées ? », « Quels sont leurs critères ? ». Beaucoup de films ont été réalisés grâce à ces sessions de pitching.
Dans le cadre des rencontres professionnelles, une master class sur le son sera également organisée. En effet, je trouve qu’aujourd’hui, dans le cinéma documentaire, il y a une nouvelle tendance de «musicalisation», une musique omniprésente pour manipuler les sentiments. Mais le but et l’essence du cinéma-vérité sont différents. Il faut savoir utiliser le son différemment, le son naturel, en tout cas plus original. Cette master class se focalisera sur l’utilisation, le potentiel et la dramaturgie du son dans le cinéma documentaire. Nous avons finalement, comme chaque année, un programme belge en deux sections. Il y a les longs métrages et puis il y a le cinéma émergent des jeunes cinéastes et réalisateurs. Cette année, dans le programme belge, il y a 14 ou 15 premières, ce qui est assez extraordinaire et d’autres premiers films.
C. : Quel est votre point de vue sur le documentaire ? Quelle est la vision du documentaire que vous défendez?
Z. R.: Je suis réalisatrice à la base, j’ai eu beaucoup d’expériences dans le cinéma documentaire et dans les festivals. En tant que programmatrice, les critères les plus importants pour moi sont l’investissement de la ou du cinéaste, la qualité artistique, l’originalité et la modestie. C’est vrai que nous les réalisateurs avons tous des égos importants, mais nous privilégions le respect envers les personnages et cette capacité de pénétrer profondément dans leur monde, de ne pas manipuler de façon malsaine. Nous n’acceptons vraiment pas ce type de manipulation.
Je pense aussi au public : que peut-on lui présenter ? Que ne connaît-il pas ? Que peut-il découvrir ? En tant que programmatrice, voilà mon questionnement. Il faut choisir des personnages qui transmettent de l’énergie. Je me souviens durant les premières années du festival, on avait des films qui étaient un peu plombant. Je me souviens que je suis sortie de la salle et j’ai vu une personne en pleurs. Elle m’a demandé ce qu’elle pouvait bien faire après avoir vu ce film-là. Cela m’a fait beaucoup réfléchir. Les films qu’on choisit sont porteurs de personnages qui ont du charisme, de l’énergie et qui croient en un changement positif du monde. Voici un critère très important, je pense qu’on a besoin de cela. Aujourd’hui, on a tous besoin de messages et de films qui nous permettent de retrouver notre énergie et de penser « s’il peut, je peux aussi ».
C. : Le public de Millenium n’est pas seulement cinéphile, mais aussi engagé et politisé.
Z. R. : Je pense que notre public est l’un des plus variés. Dès le début, on ne voulait pas faire un festival destiné au public professionnel, car nous voulions sélectionner et présenter des films pour une plus large audience. On fait en sorte de toucher des publics très variés et nous travaillons donc avec beaucoup d’organisations et de partenaires, en essayant d’obtenir le soutien de certains fonctionnaires européens. Nous collaborons avec de nombreuses communautés bruxelloises pour échanger des regards, des idées, mener des discussions.
C. : Le documentaire fait partie de l’histoire du cinéma depuis ses débuts, il documente le présent. Comment appréhendez-vous l’avenir du documentaire ?
Z. R. : Je pense que le documentaire a un avenir radieux. Dans beaucoup de festivals, on ne parle plus de documentaires, ce sont des films qui se retrouvent dans la compétition et qu’on ne différencie pas des autres, de la fiction. D’ailleurs, quand on parle de documentaire aujourd’hui, cela n’a plus rien à voir avec le documentaire que j’ai connu il y a 20 ans. En effet, maintenant, dans le documentaire, il y a une narration, de larges sujets bien structurés avec des personnages et leur catharsis, ce qui caractérise la fiction. Le documentaire joue un nouveau rôle et prend une place importante dans le cinéma en général. Je crois qu’un large public porte un grand intérêt pour le documentaire, car celui-ci nous amène ces informations dont nous avons besoin pour apprendre et découvrir. Par exemple, The Hamlet Syndrome s’apparente presque à du Shakespeare. Ce sont des acteurs qui jouent le rôle d’Hamlet et se posent toutes les questions que chaque être humain se pose dans des situations extrêmes. Des questions que nous nous posons souvent dans la vie aussi. Selon moi, nous n’avons pas encore trouvé la bonne formule, mais ce genre de documentaire est en pleine évolution.