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Jacques Borzykowski, réalisateur, et Bernard Guillemin, professeur de musique

Publié le 01/03/2011 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

La situation est grave. Demandez aux enseignants, ils vous répondront en chœur. Le mythe du plus beau métier du monde est révolu. À qui la faute ? La pierre est jetée sur les élèves, ces jeunes glandeurs qui ne s’intéressent plus à rien, qui zonent sur Internet ou devant leur télévision. Facile à dire. Et les enseignants dans tout ça ? Il faut se rendre à l’évidence, l’enseignant n’est plus le maître absolu à bord, et les élèves ne sont plus des béni-oui-oui sans cervelle. Et si l’enseignant prenait la peine de les considérer comme des personnes normalement constituées qui peuvent aussi apporter leur pierre à l’édifice ? L’enseignant doit être prêt à l’échange. 
Les projets Anim’action permettent de construire ces échanges indispensables actuellement afin de rendre à l’école ses lettres de noblesse. Anim’action est un programme initié et développé par la Commission communautaire française. Son objectif est de créer des partenariats entre les écoles francophones de la région bruxelloise et les structures associatives socioculturelles, et de susciter la participation active des élèves et des enseignants autour de projets définis. Le programme Anim’action permet aux élèves, pendant le temps scolaire, d’appréhender la culture, la lecture et la citoyenneté de façon originale, ludique et didactique grâce à l’accompagnement d’artistes et d’animateurs professionnels.
À l’occasion des dix ans d’Anim’action, Jacques Borzykowski a réalisé un documentaire, L’Histoire se passe en Calabre, en s’appuyant sur une sélection de projets Anim’action qui se sont mis en place durant l’année scolaire 2009-2010. Parmi ces projets, figure celui de Bernard Guillemin, professeur de musique au collège Roi Baudouin, dont l’initiative était de mettre sur pied un opéra avec des élèves de 2e secondaire.

Cinergie : Parmi les nombreux projets d’Anim’action, comment as-tu choisi ceux que tu illustres dans ton documentaire ?
Jacques Borzykowski : Pour choisir un projet, je m’assure avant tout qu’il peut être filmé dans le délai qui m’est imparti, trois mois dans ce cas-ci. Dans mon film, je voulais montrer des processus dans leur évolution en filmant les différentes étapes de leur exécution.
Avec Vanessa Vindraux, une des coproductrices du projet qui travaille pour la fondation Marcel Hicter, nous avons sélectionné des projets en fonction de leur diversité sur le plan des écoles, des âges, des réseaux. La sélection des projets s’est également opérée en fonction des grands axes : culture, lecture, éducation permanente.
Après avoir répondu à ces critères, on a également fait du repérage car, dans le documentaire, c’est très important d’aller sur le terrain, de discuter avec les animateurs sans quoi je ne peux pas commencer à tourner.

C. : Que veux-tu montrer dans ce documentaire ?
J. B. : Mon objectif principal est de mettre en avant les relations humaines : entre les enseignants et les animateurs, et entre les artistes et les enfants. Grâce au documentaire, j’ai pu montrer la magie qui s’opérait lors des animations, la relation avec les enfants, le va-et-vient, les regards, les paroles, les échanges. Grâce à ma place de réalisateur et de caméraman, je peux filmer la motivation des jeunes qui évolue au cours du travail.

Portrait de Jacques Borzykowski, réalisateur de L'histoire se passe en Calabre

C. : En quoi la rencontre entre la création artistique et les jeunes te semble intéressante ? 
J.B. : Ce qui me frappe, c’est de voir comment les élèves réagissent à l’art contemporain. Pour moi, l’art occupe une place de premier ordre dans la société actuelle, car il permet une ouverture d’esprit qui fait cruellement défaut aujourd’hui dans les écoles et dans la société en général. Cette rencontre avec l’art est très gratifiante, non seulement pour les enseignants, mais également pour le réalisateur que je suis. Finalement, j’ai peu de choses à faire, ce sont les enfants qui sont à l’origine de tout, à côté du travail fait par les enseignants et les animateurs. Les enfants sont de très bons sujets pour un documentaire : il y a une sorte de méta communication qui s’établit avec eux. Il suffit qu’on parle d’un sujet pour qu’ils se mettent eux-mêmes en scène dans leur activité, dans leur attitude.

C. : Quel rôle as-tu joué dans le programme Anim’action ?

Bernard Guillemin, professeur de musiqueBernard Guillemin : Je suis musicien de formation. J’ai déjà participé, en tant que musicien intervenant, à La Parade des contesJ’ai été engagé au collège Roi Baudouin pour réinsérer un cours de musique au sein de ce collège. Très vite, on s’est rendu compte que les projets de création avaient lieu d’être dans cette école, et on a donc créé un premier projet qui était l’opéra. C’est plus riche pour moi de travailler dans l’école que d’être au sein d’une association qui vient dans l’école.

C. : En quoi consiste le projet qui apparaît dans le film de Jacques ?
B.G. : Le projet qu’on a monté pour l’année scolaire 2009-2010 était la création d’un opéra avec cinq classes de 2e année secondaire générale : « Stravinsky et l’opéra en 36 semaines ». Je me suis rendu compte que mes élèves ne connaissaient pas l’opéra. Je me suis dit qu’il y avait un travail à faire et donc, comme je suis professeur de musique, l’idée est vite arrivée : c’était de travailler sur l’opéra, sa forme et son institution, et de créer un opéra avec tous ces élèves. Le choix des matériaux dépendait de la production de la Monnaie, à cette époque-là, et il y avait notamment The Rake’s Progress de Stravinsky, opéra magnifique pour son histoire, pour sa musique, pour sa forme puisque c’est un opéra à numéros (on rejoint donc l’opéra de l’époque classique) qui exploite un langage contemporain, mais s’inscrit en même temps dans le cinéma puisque Stravinsky écrit à la naissance du cinéma parlant. L’opéra de Stravinsky me permettait de faire beaucoup de liens avec la vie actuelle des élèves et avec la société contemporaine.

C. : Quel contact entretenais-tu avec tes élèves, et comment ont-ils réagi face à ce projet original ? 

Extrait de L'histoire se passe en Calabre de Jacques BorzykowskiB.G.: J’avais déjà eu cours pendant une année scolaire avec eux, mais c’était ma première année dans cette école, et mon objectif était de recréer un cours de musique qui avait déserté le programme scolaire depuis un certain temps. Donc, lors de ma première année, j’ai surtout effectué un travail de « professeur », ce qui m’a permis de voir comment fonctionnait l’école, de rencontrer mes collègues. C’est dans le courant du mois de mars que j’ai réellement commencé à réfléchir sur ce projet d’opéra. Je ne pensais pas que c’était possible : c’était quitte ou double, mais, heureusement, ça a fonctionné grâce notamment à l’intervention de trois écrivains : Marie-Laure Béraud, Frédérique Dolphijn et Vincent Tholomé… et grâce à l’entrain de mes élèves. 
Malgré quelques réticences de départ, ils y sont parvenus, et quand on voit le résultat, ils sont fiers de ce qu’ils ont amené et de ce qu’ils ont reçu en retour. C’est vrai que la première fois que Jacques est venu avec sa caméra, c’était tout à fait nouveau pour les élèves. Mais, dès la deuxième fois, ils n’y ont plus fait attention. Grâce à la caméra, les élèves avaient l’impression d’être pris au sérieux parce que quelqu’un de l’extérieur s’intéressait à ce qu’ils faisaient. Je pense qu’ils ont foi en ce qu’ils font, et c’est ce qui leur permet d’avancer.

C. : Selon toi, en quoi ce projet est-il positif pour les élèves ?
B.G. : Ce qui m’importe, c’est que de faire venir des artistes à l’intérieur de l’école et de les mettre en situation de travail avec des élèves et des professeurs, voir comment les méthodologies des uns et des autres peuvent interagir et porter les élèves dans leur travail. Cette collaboration amène de la confiance, du respect, des rencontres avec l’autre. Pour moi, ce sont ces objectifs socio-pédagogiques qui sont les plus importants, même plus importants que le projet, même s’il ne faut pas négliger le travail artistique et culturel. 
Les élèves ont aujourd’hui beaucoup de mal à définir leur identité, et ils manquent cruellement de confiance en eux. Leur unique référent, c’est ce qu’ils voient à la télévision, sur Internet. Ce qui est primordial pour moi, c’est d’inverser la tendance : je veux que les élèves se rendent compte qu’ils peuvent s’enrichir ailleurs, et qu’ils peuvent s’écouter eux-mêmes, voire écouter l’autre, et le travail de création tend vers ces objectifs.

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