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L’Art d'être heureux, de Stefan Liberski, 2024

Publié le 13/11/2024 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

La Folie des Grandeurs

Jean-Yves Machond (Benoît Poelvoorde), peintre et artiste mondialement méconnu et globalement malheureux, en pleine crise existentielle et artistique, décide de changer de vie. Ou plutôt, comme il le répète, de « faire tabula rasa pour retrouver du sens »… Il va chercher l’inspiration dans une petite ville normande afin de concevoir un chef-d’œuvre qui lui vaudra enfin gloire et reconnaissance éternelle. Il emménage dans une maison « conceptuelle » (qui n’est en fait qu’un taudis en bord de plage – car l’architecte « refusait la dictature du panorama »). Sa rencontre avec les artistes locaux, du chaleureux Bagnoule (Gustave Kervern) à la séduisante Cécile (Camille Cottin), va le faire dévier de sa trajectoire. 

L’Art d'être heureux, de Stefan Liberski, 2024

Ceux qui fréquentent les milieux artistiques, particulièrement belges, connaissent tous un « Machond » : cet intellectuel vieillissant, disgracieux et pénible, mi-érudit, mi-« dikkenek », vaguement poète, souvent loin d’être frais (demi-barbe négligée, chemise souillée, pellicules abondantes, bedaine protubérante, semi-alcoolisme problématique, haleine douteuse…), passé - du moins en est-il persuadé - à côté d’une prestigieuse carrière et très amoureux du son de sa propre voix… Ce type agaçant et poseur qui, à la moindre occasion, étale sa culture à coups de grandes phrases (« Saviez-vous que chez les grands singes… ») devant une assemblée qui s’en moque complètement… Professeurs de cinéma en préretraite, journalistes pique-assiettes, cinéastes sexagénaires bouclant péniblement leur troisième court-métrage, d’influence godardienne (mais raté)... 

Le « Machond » qui nous occupe ici est un artiste de pacotille (ses « pièces vides » eurent un bref succès d’estime quand il était jeune) qui, pour se rendre intéressant, commence la plupart de ses phrases par « Bigre », se dit « contre le concept d’exposé / exposant » (parce qu’aucun galeriste digne de ce nom ne veut de ses croûtes depuis belle lurette) et dont le travail va à l’encontre des « diktats du sujet ». C’est pour ça qu’il peint aujourd’hui à longueur de journée des hérissons (que tout le monde prend pour des vagins…) Quand on le qualifie de « peintre », il répond à qui veut l’entendre que « c’est plus compliqué que ça » et demande qu’on ne « l’assomme pas avec le réel ». Il se vexe (et tombe dans l’angoisse) lorsque ses anciens élèves lui disent qu’il les faisait toujours rire... Si nous étions chez Francis Veber, Jean-Yves Machond aurait sa place réservée dans les dîners de cons… 

De tels individus, Stefan Liberski en a incarné des dizaines lorsqu’il faisait partie de la joyeuse bande des Snuls. Nul doute que le cinéaste a croisé plus d’un « Machond » au cours de sa carrière ! L’Art d’être heureux (titre impersonnel préféré à « De l’Art ou du Machond ») égratigne avec justesse et un grand sens de l’observation ce personnage bien spécifique, brassant un vide intersidéral, dont le grand sérieux est, avec le temps, devenu complètement ridicule. Évidemment, il n’y avait que Benoît Poelvoorde pour incarner cet hurluberlu si imbu de sa personne qu’il en deviendrait presque émouvant. 

Le film navigue entre la satire d’un milieu artistique tantôt détestable tantôt amusant, comédie burlesque (Laurence Bibot joue un homme, sans que le moindre commentaire ne soit fait sur le sujet) et portrait doux-amer d’un homme pathétique, et surtout seul, très seul, qui, peu à peu, prend conscience de sa propre suffisance. À l’intrigue viennent se greffer une histoire - franchement inutile - de retrouvailles entre Machond et sa fille adolescente ainsi qu’un road movie entre la Normandie et Bruxelles... Si l’on se demande parfois à qui il s’adresse exactement, L’Art d’être heureux amusera néanmoins ceux qui ont eu la malchance de croiser ce spécimen pas encore tout à fait en voie de disparition.

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