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Le Manifeste du cinéma de Frédéric Sojcher

Publié le 01/11/2009 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication
Le Manifeste du cinéma de Frédéric Sojcher

Si les stars représentent le côté visible de l'écran, la mise en scène et l’envers du décor, quant à eux, restent un mystère pour les spectateurs amenés, via les bonus en DVD, à en découvrir un aspect extrêmement restreint.
Frédéric Sojcher a vécu, lors du tournage de son premier long métrage, une aventure insensée : rébellion d'une partie de l'équipe, désir du comédien principal de poursuivre le film en dirigeant à sa place… Le réalisateur a repris la main ailleurs, en déplaçant le territoire de son film avec une équipe différente. Mieux encore, il a surtout réussi à transformer en « Screwball comedy », genre Preston Sturges, un épisode pas sympa de chez pas sympa, en écrivant Main basse sur le film et en réalisant Climax, un court métrage que vous pourrez découvrir prochainement sur Arte.
Depuis, il a réalisé, avec succès, Cinéastes à tout prix, sélectionné au festival de Cannes en 2004.
La parution de Manifeste du cinéaste nous montre que cet épisode lui a permis d'avoir une vision claire et intelligente sur les différentes opérations de fabrication d'un film et sur les mécanismes de production autant que sur le processus de création cinématographique.

La seconde édition de Manifeste du cinéaste comporte de nombreux suppléments et des nouveaux chapitres sur les producteurs, le cinéma belge, et sur les relations entre cinéma, télévision et Internet.
Parmi les binômes traités par l'auteur, voyons celui qui a le plus d'écho aujourd'hui : scénario/réalisation. La Nouvelle Vague a mis en évidence l'importance de l'auteur au cinéma (à une époque où l'on pensait qu'il s'agissait du scénariste, des acteurs et du producteur) devenu promauteur chez les petits malins, comme le disait ironiquement Serge Daney. Le quiproquo sur « qui est le capitaine du navire ? » va se poursuivre avec acharnement jusqu'à nos jours. Normal. Certains scénaristes continuent à se considérer comme le pôle principal d'un film, produisant un travail d'ossature voire de mise en scène (certains cours universitaires de cinéma, au nom de la sémiologie ou de la linguistique, continuent à le proclamer). Truffaut, dans les années cinquante, (Une certaine tendance du cinéma français), nous disait que le « cinéma de scénaristes » est celui du cinéma des « littérateurs ». « S'il y a une part essentielle de création dans le scénario, écrit Sojcher, elle reste au service du film et de sa cohérence que l'on peut espérer comme étant à la fois attractive et singulière » et d'ajouter : « réduire le cinéma au scénario, c'est promouvoir une norme narrative ». En effet, ce qui est intéressant, c'est la transmutation du scénario. Pas évident pour les scénaristes talentueux de découvrir un film différent de celui qu'ils avaient imaginé. Ce n'est donc pas un hasard si Billy Wilder, Preston Sturges, Joseph Mankiewicz, scénaristes entre autres d’Ernst Lubitsch, ont décidé de passer derrière l'écran, avec brio. Précisément parce que le maître d'œuvre, le chef d'orchestre d'un film, celui qui travaille la mise en scène est le réalisateur : en démarrant avec les repérages (avant le tournage) et en terminant avec le final cut du montage.
Il n'y a pas que certains scénaristes qui ont un ego comparable à celui du réalisateur, nombre de techniciens qui apportent leur part créative et leur savoir-faire à un film, vivent leur statut comme une dépossession (souvent eux-mêmes voulaient devenir réalisateurs et certains comme Alain Resnais sont passés du montage à la réalisation).
Sojcher nous signale (et peu de monde l'écrit) l'importance de la loi de 1957, en France, bien avant l'éclosion de la Nouvelle Vague, déterminant que « le cinéaste est bien juridiquement désormais au centre du dispositif filmique : même s'il n'a pas participé au scénario, il est reconnu comme coauteur de l'œuvre. C'est lui, en premier, qui porte le film ». Cette loi « marque une différence d'approche fondamentale avec la philosophie anglo-saxonne du copyright ». Aux Etats-Unis grâce à l'optique du copyright, les producteurs disposent du final cut.
En fin de compte ou de conte : Qu'est-ce que le cinéma ? Pour Jean-Luc Godard, « A girl and a gun ».
« A girl », beau lien avec les chouchous, sympa de chez sympa que sont les acteurs. Le réalisateur et l'acteur ont intérêt à bien se connaître dès que le « casting » désigne l'heureux élu qui va incarner le rôle. Lors du tournage, tout peut se passer, on peut passer de l'adoration à la haine et vice-versa. « Quand le cinéaste dépend du star-system et de la nécessité pour trouver des financements, de travailler avec des acteurs connus, cela entraîne épanouissements et déconvenues, selon les cas », écrit Sojcher. Micheline Presle, qui tourne dans son troisième long métrage, lui a confié qu’intuitivement, elle sait immédiatement si elle va se lancer dans l'aventure d'un film, dès qu'elle a parlé avec le cinéaste, indépendamment du scénario. Par curiosité ou par instinct ? Si Tarkovski écrit n'avoir jamais rencontré d'acteur intelligent, l'auteur du livre précise que ce n'est pas son rôle car « un acteur ne doit pas penser, mais vivre ».
Le chapitre consacré au cinéma belge nous intéresse particulièrement. Ce dernier a gagné ses lettres de noblesse, dans les années 90, avec les succès obtenus au Festival de Cannes (citons Jaco Van Dormael, Belvaux, les frères Dardenne, Alain Berliner, etc). Un cinéma, comme le signale Sojcher, « où il n'y a pas d'industrie du cinéma en Belgique mais davantage : un artisanat qui joue dans le bon sens (…). Le cinéma belge est déconnecté des lois du marché, et c'est ce qui fait toute sa liberté ». En un mot comme en cent « la logique première des réalisateurs n'est pas mercantile tout en espérant que la rencontre entre leur film et les spectateurs ait lieu ».
Le modèle américain et le modèle télévisuel du cinéma flamand a longtemps produit des films médiocres. Une nouvelle génération de cinéastes, créatifs et inventifs est en train d'émerger. Notre site en rend compte depuis que nous avons découvert les films sélectionnés, par ailleurs, dans les grands festivals. Citons : Peter Brosens, Caroline Strubbe, Patrice Toye, Fien Troch, Dorothée Van den Berghe, etc
Frédéric Sojcher écrit aussi : « Les cinéastes belges me font parfois peur, tant je me rends compte de leur méconnaissance de l'histoire de leur cinéma quand je parle avec eux », comme s’il venait de nulle part ou du seul soft power étasunien. Vaste sujet, l'école n'est-elle pas destinée, en plus des sciences et des mathématiques, à enseigner la musique, l'art pictural et cinématographique. Certains prétendent que le marché s'en charge en offrant une culture de masse. Euh !L'art comme marchandise offrant la culture au grand public est une blague aussi éculée que les performances mathématiques de la ratio économique chère à la City et à Wall Street. Le cinéma à l'école (si on excepte le travail de la France dans les écoles secondaires) reste un vaste sujet pour un enseignement confronté dans l'Union Européenne aux idées néo-libérales (privatisation, dérèglement des appareils étatiques).
Qu'est-ce que la télévision peut faire avec des cinéastes ? « La réponse est simple : rien. La télé ne roule que pour elle-même », répond Sojcher. En effet, pour garder le maximum de spectateurs (publicité oblige), la télévision est donc dans le cliché et la médiocrité plutôt que dans le mouvement et le temps non formaté du cinéma (la durée et un rythme du temps qui lui est propre, ainsi que le souligne Michel Reilhac). Ajoutons que découvrir un film en salle oblige le spectateur à payer un ticket. « La télévision fabrique de la culture de masse, mais j'ajouterais rarement de l'art et jamais de l'insoumission au monde ». Raisons pour lesquelles, lors du montage de téléfilms ou de séries nationales, on voit débarquer les responsables des chaînes généralistes afin que le réalisateur et le co-producteur respectent le cahier des charges « tout public » destiné à l'insubmersible prime time.
L'un des chapitres les plus instructifs concerne la communication (la com’, pour ses adhérents) et la création. Vit-on une évolution fondamentale de la place du spectateur ? Qu'est-ce que Jean-Marie Messier (ex-Canal plus) prévoyait dans la synergie entre contenants et contenus ? Les grands groupes de communication désirent (comme les apôtres de la finance à travers les anticipations rationnelles) dominer le monde à travers la mondialisation. En pleine explosion néo-libérale, la Commission européenne (fin des années 90), après avoir privatisé les télécoms dans la plupart des pays, s'est attaquée à l'audiovisuel censé suivre les lois du seul marché. L'industrie des contenus devait se mettre au service des canaux qui lui permettaient d'être véhiculée genre, « je vous vends un écran et en plus le spectacle qui va y figurer ». « Au sein même de la commission européenne, certains défendirent cette logique de la dérégulation. La contamination entre cinéma et audiovisuel s'étendrait désormais aux conglomérats de ce qu'on appelle les "grands groupes de communication ". Grâce au cadre de l'exception culturelle, obtenue de haute lutte, l'audiovisuel y a échappé, de justesse ». Etant donné les immenses intérêts qui sont en jeu, jusqu'à quand, peut-on se demander, les « cultureux » de l'exception culturelle pourront-ils résister aux sirènes libérales (à leur prétendue ratio économique, le dada de leurs partisans) ? Peut-on être optimiste lorsqu'on constate la transformation de l'information à la télé qui a cessé d'être un contre-pouvoir en se transformant en spectacle.
On pourrait vous parler de la cyberculture où le point de vue, le sens n'existent plus, dominée par le consommateur guidant ses propres désirs et niant l'altérité, hors du symbolique (lire Slavoj Žižek, Vous avez dit Totalitarisme ?, éditions Amsterdam). Cela nous ramène à la place du spectateur qui, avec les jeux interactifs et la télé réalité prend une place de faible, de débile muré dans son propre ego. Tout le contraire du cinéma, en somme.

Il y a bien d'autres sujets que parcourt Frédéric Sojcher à travers une aventure cinématographique loin d'être terminée. Le combat permanent de l'art continue. L'auteur cite Gilles Deleuze : « L'Œuvre d'art n'a rien à faire avec la communication ».

Manifeste du cinéaste de Frédéric Sojcher, 2ème édition revue et corrigée, Editions du Rocher, collection Caméra subjective.

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