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Les Premiers, les derniers de Bouli Lanners

Publié le 07/03/2016 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

En dernier recours

En 2005, Ultranova, le premier long-métrage de Bouli Lanners était sélectionné à la Berlinale dans la section Panorama, dont il revenait avec le prix CICAE. Errance amoureuse et existentielle dans les paysages post-industriels d'une Wallonie désenchantée, Ultranova était le portrait tendre et doux de quelques inadaptés à la cruauté du monde. Quatrième film et une nouvelle sélection au Panorama berlinois, Les premiers les derniers semble boucler la boucle des récits de l'errance et du désenchantement. À nouveau, il rentre de Berlin avec le Label Europa Cinema et le Prix Œcuménique. Très maîtrisé, porté par de magnifiques comédiens, le nouveau film de Bouli Lanners oscille entre fable apocalyptique et western déglingué, jouant sur plusieurs genres, en équilibre sur la ligne fragile d'une intrigue minimaliste. De la grisaille des mondes amers aux bords de la catastrophe vers la lumière des familles reconstituées, ce film raconte le parcours des quelques-uns des premiers et des derniers hommes, un trajet existentiel où la tendresse est le dernier recours.

Les Premiers, les derniers de Bouli Lanners

De grands coups de ciels gris déploient des horizons sans fin. Les plaines sont vides et arides à perte de vue. La terre est brune, le monde sombre, les gares abandonnées. Deux hommes d’un certain âge errent en 4x4 dans ce décor désaffecté en quête d’un téléphone portable. Gilou et Cochise se parlent peu, ça n’est plus la peine, leurs silences tendres les relient, depuis un passé qu'il n'est plus la peine de raconter. Un couple traverse aussi ce territoire désolé : Willy tire Esther qui a froid. Il la réchauffe, la nourrit, la réconforte. Elle tremble, elle a peur. Deux gosses innocents et fragiles, sans rien que leur peau, leur amour, leur tendresse qui volent leur pitance au gré de chaque jour. Ils s'abritent où ils peuvent, se réchauffent au coin d'un feu improvisé sous du béton dévasté. Et ils ont dérobé un téléphone portable... Les uns cherchent les autres, pour des raisons qui vont, peu à peu, changer au fil d'étranges parcours, de chemins de traverse et de bifurcations.

Car ces couples se défont. Gilou tombe nez à nez avec une momie. Puis il tombe malade. Esther et Willy tombent sur Jésus, mais Willy tombe dans un cul-de-sac... Cochise, lui, va et vient, entre une belle et des méchants, à la recherche du téléphone, dépendant d'une voiture qui, sans cesse, est immobilisée. Dans ces paysages immenses, faits de ciel et de vide, d'entrepôts et de pavillons usés, les premiers et les derniers des hommes ne cessent de se chasser, de se croiser, de tomber pour se relever. Le film dresse la cartographie de ces mouvements en tous sens, parfois burlesques, à la Max Brothers. Surtout lorsqu’on retombe sans cesse sur un certain Jésus... Mais d'autres se tiennent droits, fragiles, dans la chair usée et lente des corps meurtris, vieillis d'un Michael Lonsdale et d'un Max Von Sydow qui n'a plus rien du Chevalier droit et arrogant du Septième sceau de Bergman. Longue errance de personnages en quête d'amour et de repos de l'âme, Les premiers les derniers fait jouer les archétypes cinématographiques le long d'un récit ténu comme un MacGuffin en forme de téléphonie inutile et déglinguée. Quant aux méchants qui veulent le récupérer et aux Rednecks du coin, donneurs de coups et de leçons qui jouent au shérif du comté, ils finiront par régler ensemble leurs comptes, comme une rencontre improbable entre un bon vieux western et un John Woo des années 80. Une vraie rencontre à la Tarantino dont la violence restera hors-champ.

Réflexion sur la mort irriguée de croyance religieuse et de foi en l’homme, Bouli Lanners signe avec son quatrième long-métrage, entre apocalypse et rédemption, son film le plus personnel et le plus abouti. Il fait preuve d'une maîtrise formelle époustouflante et son univers pictural se déploie magistralement dans ce monde immense où se déclinent tous les gris. Innocents aux cœurs purs, doux dingues illuminés, lonesome cowboys ou méchants gominés de service, son film multiplie les figures qui hantent son imaginaire cinématographique nourri de mythologies américaines. Mais il les transcende en les auréolant d'une humanité fragile et vacillante. Et dans cette ville sans nom, au fond des terres abandonnées, où ni l'État ni la loi n'ont plus cours, les hommes réinventent leurs lois et leurs codes. Ce sont les liens qu'ils tissent entre eux qui les tiennent désormais. Alors, peu à peu, au fil des reconnaissances, des amitiés, des croyances, ils reconstituent les bandes, les clans et les familles. Les visages se regardent, les corps fragiles s’écoutent. Et lentement, se réchauffent dans ce monde à l'agonie les chairs et les cœurs qui s'étiolaient de trop de désespoir.

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