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Lietje Bauwens et Daan Milius, WTC

Publié le 07/09/2023 par Kevin Giraud et Antoine Phillipart / Catégorie: Entrevue

Trois ans après leur premier documentaire consacré au quartier Nord de Bruxelles, Lietje Bauwens et Wouter De Raeve n’en ont pas fini avec les tours du WTC. Cette never-ending love story, titre de leur second film, est le fruit d’un long processus de réflexion entre fiction et réalité où se mélangent les points de vue. En ressortent deux objets cinématographiques pluriels, autant de performances que performatifs, sur lesquels nous revenons aujourd’hui avec Lietje Bauwens et Daan Milius, le troisième cinéaste aux manettes de ces projets.

Cinergie : À l’origine de ce projet, il y a d’abord votre studio, dans la tour WTC.

Lietje Bauwens : Effectivement. Au tournant de 2017, les choses ont commencé à bouger dans la tour où nous vivions. C’est un quartier qui a toujours été très changeant, mais dans ce cas-ci, c’était différent. Les tours, qui étaient jusqu’alors plutôt vides, se sont remplies d’architectes, d’artistes, de nouveaux “résidents”. C’était une ambiance très particulière, une sorte de comédie humaine où l’on entendait des bribes de conversation dans les couloirs, dans les ascenseurs. C’est de là qu’est partie notre envie de tourner un film, une histoire d’amour sur ces tours. À l’origine, c’était un projet fictif, mais il a très vite rencontré un vif succès auprès de ces personnes qui gravitaient autour des tours. De fil en aiguille, nous avons compris que tout le processus qui se mettait en place autour de nous reposait sur la construction d’images. Celles de ces architectes “progressistes”’, celles d’un projet et de son avenir, etc. Après quelques mois à tourner avec une caméra d’emprunt, nous nous sommes finalement lancés dans un réel tournage, en mettant en place notre dispositif d’acteurs. Daan, un ami commun et collaborateur de Vidéo Power, nous a apporté son soutien et son expertise, car ni Wouter ni moi n’avions d’expérience en réalisation.

 

C. : Daan, comment avez-vous appréhendé cette collaboration?

Daan Milius : À l’origine, il n’y avait qu’un “faux” film. Mais la manière dont ce projet motivait les gens à se mettre en scène, à se présenter devant la caméra m’intéressait beaucoup. Il y avait quelque chose, un vrai angle à explorer. Mais cela nous a pris du temps pour mettre en place ce dispositif particulier, pour que les acteurs et les sujets puissent se rencontrer et échanger suffisamment. Finalement, le tournage a été plutôt simple par la suite.

Lietje : Simple, mais pas tant que cela. Dans les deux films, on ressent le processus par lequel nous sommes nous-mêmes passés, et les moments où nous avons dû nous arrêter pour nous remettre en question. Nous avons d’ailleurs utilisé des morceaux du film en cours pour nourrir les réflexions des personnages et des acteurs des séquences suivantes. C’est un processus de création continu.

D.M. : C’est tout à fait le genre de projet qui nous parle, à VideoPower. Une “aventure cinématographique”, sans savoir où le film se terminera et sans idées préconçues.

 

C. : Entre vos deux films, il y a trois ans d’écart. Comment avez-vous appréhendé cette évolution?

L.B. : Le deuxième film commence dans la continuation du premier, mais nous avons voulu aller plus loin dans notre implication. Plutôt que de simplement créer une réflexion critique de la réalité, nous avons demandé aux acteurs de mettre en place une sorte de “coalition sociale”, pour tenter de trouver des solutions aux problèmes réels auxquels sont confrontées ces associations. Mais très vite, on se rend compte que cela ne marche pas. Dans les deux films, même si cela est montré par des biais différents, on se rend compte que la complexité de la réalité est telle que la fiction ne peut pas la reproduire ni y apporter des solutions. Cela nous questionne aussi sur notre rôle de cinéastes, sur notre point de vue, et sur le degré d’intervention que l’on peut injecter dans un tel dispositif. Wouter est né et a grandi à Bruxelles, dans une famille d’architectes. Il a donc un point de vue très critique sur cette situation. Pour ma part, j’ai un background de philosophie et suis néerlandaise, tandis que Daan est un cinéaste néerlandais, même s’il vit à Bruxelles depuis longtemps. Même si le sujet de ces films est éminemment bruxellois, notre intérêt se trouve principalement dans les dynamiques politiques et sociales autour de l’activisme et de la résistance qui se mettent en place dans ce contexte bien particulier. Et cela amène une autre dimension au film.

 

 

C. : Esthétiquement, vos choix sont également atypiques. Comment avez-vous mis en images ce dispositif?

L.B. : Pour commencer, nous ne voulions pas d’une équipe simplement pour “tenir la caméra”. Notre DOP, Pieter Dumoulin, apporte également sa vision au film. Il nous a proposé de nombreux arrangements, c’est également lui qui nous a proposé d’ajouter la musique - qui est un travail superbe de Jens Bouttery.

D.M. : Et c’est avec Pieter que nous avons fait évoluer notre dispositif du premier au second film, même si nous souhaitions à l’origine que les deux films aient le même rendu. Quand, dans le second film, le dispositif s’est rompu, nous avons réfléchi ensemble à une nouvelle approche esthétique. Avec notre équipe, mais aussi grâce aux retours des personnes interviewées. Ce n’est pas seulement le fait de regarder des gens parler, c’est aussi les regarder écouter, penser, qui est intéressant à l’image.

 

C. : Revenons un peu sur la musique.

D.M. : Elle est composée par Jens Bouttery, un collaborateur de longue date. Celle-ci n’est cependant pas écrite pour les images directement, même si nous avons beaucoup échangé et que Jens a vu le film plusieurs fois. C’est lui qui a choisi ses musiciens, les a amenés à Bruxelles et a tout enregistré en un jour. Ses compositions sont principalement inspirées d’une chanson de résistance créée par les habitants du Quartier Nord dans les années 1970, et qui est présente dans le second film. Nous voulions que la musique puisse retransmettre cette énergie, mais aussi l’anarchie et la complexité de différentes voix, de différents instruments qui ne se répondent pas, ou plus. Et malgré un budget serré, Jens a fait des miracles.

 

C. : Au travers de vos recherches, et de ces films, comment voyez-vous le futur du quartier Nord, et des résistances qui l’habitent?

L.B. : Les énergies d’hier et d’aujourd’hui sont très différentes. Mais notre constat, c’est que l’histoire se répète. Certes, la violence des années 70 est bien plus crue. Les démolitions, les expropriations, comme on peut le lire dans l’ouvrage d’Albert Martens que nous utilisons dans le second film, ont laissé des cicatrices nettes. Aujourd’hui, c’est bien plus flou, plus sournois. Et cette difficulté à cerner la violence réelle se ressent dans le premier film, avec ces acteurs réels et fictifs qui tentent de l’appréhender, mais n’y parviennent pas. C’est très triste, mais je pense que les acteurs immobiliers ont fait un très bon boulot de dissimulation de cette violence. Et ce faisant, ils ont réussi à éviter la résistance, voire à l’avaler comme c’est le cas pour certaines associations quasiment muselées à leur insu.

D.M. : Aujourd’hui, quand ces organisations - qui ont été fondées pour éviter de nouveaux fiascos comme celui du Quartier Nord - tentent de tirer la sonnette d’alarme, personne ne les écoute. Et ce n’est pas leur faute. Elles sont en manque de personnel, en manque de financement, et ne peuvent plus jouer le rôle de surveillance pour lequel elles ont été créées. Nous voulons mettre cela en lumière dans le film, pour que celui-ci puisse être montré aux bonnes personnes, à celles qui peuvent prendre des décisions et avoir un impact.

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