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Lukas Dhont, Close

Publié le 31/10/2022 par Katia Bayer et Marwane Randoux / Catégorie: Entrevue

Lukas Dhont : « Rendre l’invisible visible m’inspire beaucoup »

Grand Prix ex aequo à Cannes et représentant de la Belgique aux Oscars 2023, Close de Lukas Dhont sort en salles ce mercredi. Le réalisateur gantois a été repéré dès son premier long, Girl (Caméra dor, Cannes 2018) porté par un Victor Poster, jeune acteur et danseur, révélation de ce film sur la transidentité. Avec son deuxième long, Lukas Dhont montre la tendresse et l’intimité entre deux jeunes garçons Eden Dambrine et Gustav de Waele, qui tracent leurs sillons comme ils le peuvent, sous le regard attentif et parfois réprobateur de la société qui les entoure. Entretien autour de limportance du dialogue dans l’écriture scénaristique, de la crise de la masculinité et de la quête dauthenticité.

Cinergie : Vous avez étudié au KASK, à Gand, où vous avez fait plusieurs courts métrages. Vous devez avoir du recul maintenant car vous avez réalisé deux longs métrages. Qu’avez-vous appris à l’école ?

Lukas Dhont : J’ai commencé mes études de cinéma à 18 ans, j’avais fait une école secondaire catholique avant où tout le monde portait un costume vert. Entrer dans une école de cinéma, c’était pour moi une quête de liberté où la créativité était au centre de l’éducation.
Le KASK est une école qui combine le documentaire et la fiction et même si je savais que je voulais faire des films de fiction, j’étais très intrigué par l’idée de créer aussi des courts documentaires. Finalement, j’ai appris plus comme réalisateur en faisant des petits documentaires que des fictions.  À côté de ça, personnellement, c’était vraiment un moment dans ma vie où je comprenais que si je voulais faire du cinéma, c’était nécessaire de pouvoir parler authentiquement. Avant l’école, je n’étais pas dans cette possibilité. Je l’ai appris par les autres élèves autour de moi et par les professeurs qui m’ont poussé dans cette direction, dans cette expression authentique. Quand je suis arrivé au KASK, jai continué à faire du cinéma comme ce que je voulais faire en tant qu’adolescent à savoir des films d’horreur et de spectacle. C’est petit à petit pendant ces études que j’ai compris que je voulais utiliser le cinéma pour exprimer des choses dont je ne pouvais pas parler plus jeune. Le cinéma était vraiment pour moi ma manière de m’exprimer, de montrer des choses que j’avais envie de montrer.

 

C. : Est-ce que Corps perdu et Linfini, les courts-métrages de fiction réalisés à l’école, vous ont permis de préparer Girl et Close ?

L.D. : Dans les courts-métrages, je vois déjà les thématiques que je recherche, par exemple, je vois que la perspective des enfants sur le monde et sur les adultes m’intéresse déjà beaucoup. Linfini est mon film de fin d’études. Je lai écrit parce que j’étais inspiré par un spectacle de danse du chorégraphe Jan Martens avec qui j’ai travaillé par la suite. Le spectacle s’appelait Victor et se focalisait sur le conflit entre un enfant et un homme, un conflit assez abstrait où les deux corps sont constamment en combat. Deux choses sont très importantes pour moi : déjà, avant d’être réalisateur, je voulais être danseur. Le spectacle m’a reconfronté avec ce désir d’être proche du monde de la chorégraphie, de développer un langage cinématographique qui passe par les corps, les mouvements, les regards, les intentions corporelles et pas vraiment les dialogues. Ensuite, le conflit avec la masculinité qui était très présent dans ma vie personnelle et déjà traité doucement dans les courts-métrages est enfin vraiment traité dans Close. C’est un film sur deux jeunes garçons qui grandissent, sur une amitié sensuelle, fusionnelle, qui est regardée comme quelque chose lié à la sexualité par le monde autour d’eux.

 

C. : Vous avez voulu filmer cette forme d’innocence et braquer votre caméra sur ces moments de fusion entre ces deux jeunes gens. Comment êtes-vous parvenu de l’idée à l’acte ? C’est très risqué comme projet…

L.D. : Je suis très inspiré par d’autres cinéastes comme Chantal Akerman, Sébastien Lifshitz, Céline Sciamma, qui ont cette envie de mettre la caméra sur quelque chose, de le montrer. C’est une certaine façon de rendre l’invisible visible. Ça m’inspire beaucoup, j’ai envie d’essayer et de faire ça. On vit dans un monde qui se montre souvent très brutal. Au journal télévisé, on voit des hommes en guerre, qui abusent de leur pouvoir. On oublie que si on laisse des jeunes garçons parler, ils vont le faire avec beaucoup de tendresse, d’amour et avec un vocabulaire plein d’émotions. Mais entre l’âge de 13 et 18 ans, on leur apprend à valoriser la compétitivité, l’indépendance et la distance avec leur monde intérieur, comme des valeurs liées à la masculinité. J’ai envie de montrer et créer des images de tendresse entre ces jeunes garçons pour montrer comment celle-ci peut impacter non seulement un individu mais aussi la société. J’ai regardé d’autres films sur des enfants qui grandissent : Les 400 coups de François Truffaut, L’Enfance nue de Maurice Pialat, Ratcatcher de Lynne Ramsay, Le Gamin au vélo des frères Dardenne : ce sont des beaux portraits sur beaucoup de facettes, mais il est rare d’y trouver des images de sensualité, d’une intimité entre garçons dans l’amitié.

 

C. : Comment l’expliquez-vous ? On n’a pas l’habitude de voir de telles images. On voit généralement des films qui abordent séparément les émotions et les jeunes. Est-ce qu’il y aurait une forme de peur de la part des auteurs qui n’ont pas osé filmer les deux ?

L.D. : Il y a des exemples d’auteurs qui ont osé, Stand by me de Rob Reiner ou Le Domaine de Roberto De Feo. Beaucoup sont conditionnés à ne pas accorder de l’importance à ces relations-là. On est conditionné à penser qu’un garçon n’a pas besoin de ce type de relation. Comme elle n’est pas importante, elle n’est donc pas filmée. Aujourd’hui, il y a une vraie crise de la masculinité. On se rend compte que ça vient de la privation de relations à l’enfance et à ladolescence, où déjà très jeunes, on est détaché de connexions très importantes. Peut-être que maintenant, on donne une importance à ces relations auxquelles on ne s’intéressait pas avant.

 

C. : J’aimerais revenir sur l’origine de votre projet. Close a un lien avec vos souvenirs d’enfance, mais il y a aussi un livre à la base, Deeps secrets de Niobe Way, qui explore cette idée de « close friendship ». Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce livre ? Comment l’avez-vous mélangé avec votre propre expérience ?

L.D. : Ce livre écrit par une psychologue américaine m’a beaucoup inspiré quand je cherchais ce que je voulais raconter et la manière de le faire. Niobe Way a suivi 150 garçons entre l’âge de 13 et 18 ans et elle leur a demandé, lorsqu’ils avaient 13 ans, de parler de leurs amitiés masculines. Les témoignages sont plein de tendresse, de beauté, avec un langage de l’émotion très articulé. Plus tard, lorsqu’ils ont eu 15, 16 ou 18 ans, elle leur a reposé la même question et ils ont perdu ce vocabulaire : ils n’osent plus parler ouvertement, avec des mots vulnérables. Je me suis senti très connecté à cet endroit. Je n’ai pas grandi aux Etats-Unis mais dans la campagne flamande. Moi aussi, à un certain moment, j’ai commencé à avoir peur d’une sensualité, d’une intimité. Ce livre m’a montré que je n’étais pas le seul. Ça parlait de quelque chose de beaucoup plus grand, de la manière dont nous sommes conditionnés à attacher certaines caractéristiques au genre masculin.

 

C. : Le livre a servi de base au scénario. Comment s’est passé la collaboration dans l’écriture avec Angelo Tijssens avec qui vous aviez déjà travaillé pour Girl ? Comment avez-vous trouvé la version finale de Close ?

L.D. : Ce qui est intéressant avec Angelo Tijssens, c’est qu’il travaille aussi pour une compagnie de théâtre où il est dramaturge. Au début, lorsqu’on commence un scénario, on discute beaucoup tous les deux et il me demande souvent de reformuler certaines choses. Souvent, le premier jet ne correspond pas complètement à ce qu’on a envie de dire.  À force de reformuler, on arrive à dire plus précisément ce qu’on avait envie de dire. C’est un processus qu’on fait ensemble. Angelo est très fort dans la dramaturgie. Girl est une spirale qui bouge plus vite vers l’intérieur alors que Close est un film qui se coupe en deux, qui existe en deux parties. Il passe par le noir et un nouveau film commence. Le film se transforme. J’adore l’écriture comme dialogue, j’admire les gens qui font des films seuls. Pour moi, les dialogues sont vraiment importants. J’ai besoin de pouvoir partager dès le début avec quelqu’un les thématiques et les personnages.

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