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Michel Hazavinicius, La Plus Précieuse des marchandises

Publié le 02/12/2024 par Katia Bayer / Catégorie: Entrevue

« Toute image a un pouvoir »

Michel Hazavinicus est à l’affiche avec La Plus précieuse des marchandises, un film magnifique, symbolique et important sur les Justes, la Shoah et une petite marchandise enfantine, tombée d’un train de déportés juifs pendant la guerre, et sauvée du gaz et des flammes par une pauvre bûcheronne chérissant cet imprévu don du ciel. Le film, co-produit par les Films du Fleuve, représente la première animation du cinéaste, qui était en compétition officielle à Cannes en mai dernier. Porté par les voix de Jean-Louis Trintignant, Dominique Blanc, Denis Podalydès et Grégory Gadebois, La Plus précieuse des marchandises est l’adaptation du conte éponyme de Jean-Claude Grumberg, sorti au Seuil en 2019.
De passage au Festival d’Arras, Michel Hazavinicus évoque sa collaboration et son amitié avec le romancier, son choix de l’animation et du conte pour son nouveau film, le travail avec ses comédiens et son analyse du racisme et de l’antisémitisme.

Cinergie : Je voudrais démarrer avec ce livre que j’ai en main, La plus précieuse des marchandises. Le scénario de votre film a été co-écrit par Jean-Claude Grumberg et vous-même. Comment avez-vous avez travaillé ensemble sur base de cette matière écrite? 

Michel Hazavinicius :  En fait, on a beaucoup parlé. Il me laissait faire vraiment le scénario en tant que tel, c'est-à-dire l'écriture des scènes. Évidemment, il lisait au fur et à mesure, mais on se voyait tout le temps et on parlait beaucoup. C'était un genre de guide, en fait. Des fois, ça ne lui plaisait plus, des fois, ça ne lui plaisait moins; et il me le disait. Mais très rapidement, il m'a dit : « Je ne vais pas réécrire cette histoire que j'ai déjà écrite ». D'autant plus qu'il avait déjà été, lui, dans la situation de l'adaptateur avec le romancier derrière qui dit qu’il faut faire ci ou ça, notamment pour Amen de Costa-Gavras. Il ne voulait pas être ce romancier qui allait empêcher quelqu'un de faire son film. Très vite, il m'a dit : « Écoute, il faut que tu fasses ton film à partir de cette histoire-là ». Voilà, on a beaucoup parlé et puis, moi, j'avançais comme ça.

 

C. : Il y a une réelle difficulté de parler de la Shoah. C’est un parti pris de le faire par le biais de l’animation. À quel moment vous êtes-vous dit que vous étiez légitime pour parler de cette histoire ? 

M.H. : J’ai fait un film sur la Tchétchénie [The Search, 2014] il y a 10 ans et il y a 20 ans, j'ai co-écrit avec Raphaël Glucksmann notamment, un film sur le génocide rwandais [Tuez-les tous ! (Rwanda : Histoire d'un génocide « sans importance », 2004]. Ce projet est très différent d'une partie de mes films, mais pas d'une autre partie de mes films. Ce qui est très différent, c'est que c'est de l’animation, c'est vrai. Je crois même que c'est Jean-Claude qui, dès le début, a parlé d'un film d'animation. 

 

C. : Pourquoi ?  
M.H. : Les raisons, il faudrait les lui demander. Moi, je sais pourquoi ça me semblait évident. Vous, vous connaissez le conte, très bien, vous avez vu le film, mais pour ceux qui ne le connaissent pas, il y a deux parties, il y a deux pôles de narration, si vous voulez. Il y a un pôle qui est celui du conte que vous avez évoqué : il était une fois dans un grand bois, un bûcheron et une bûcheronne. Et puis, il y a une autre partie qui est celle de la réalité historique. Et ce grand bois, il s'avère qu'il est à proximité du camp d'extermination d'Auschwitz. En fait, le livre pousse les portes du camp, rentre dans le camp. Le film devait le faire. Dans l'illustration des contes classiques, l'animation est tout à fait légitime, parce que c'est tout un univers qu'on connaît, dans l’idée des premiers Disney. Et sur l'autre partie de la narration, qui est celle de l'évocation des camps, là encore, c'est celle qui, éthiquement, moralement, est la plus délicate. L'animation m'a semblé être l'outil le mieux adapté parce que c'est celui qui permet peut-être le plus la suggestion, l'évocation, c'est-à-dire que l'animation n'est pas bloquée par le réalisme. Dans l'animation, on ne recrée pas le réel, on ne mime pas le réel. L'animation, elle le réinvente et elle le repropose. Mais c'est une proposition qui est évidemment transcendée du fait même qu'elle passe par le dessin. Et dans cette réinvention-là, vous avez la place de faire des choses. La narration est plus large, si vous voulez, que quand vous êtes juste dans la reproduction du réel. C'est pour ça que l'animation m'est apparue comme l'outil le plus adapté. 

Par ailleurs, est-ce que je me suis senti légitime ? J'ai eu des doutes. Et puis, la question de la légitimité, à un moment donné, elle ne se pose plus vraiment. Est-ce que j'ai envie de le faire ? Est-ce que je n'ai pas envie de le faire ? Vous savez, moi, je connais Grumberg depuis très longtemps. Je viens d'une famille de juifs d'Europe de l'Est. Ça fait 30 ans que je fais des films. Je ne sais pas si je suis légitime ou pas, mais en tous les cas, j'ai pensé que je pouvais y aller. J'ai, disons, une histoire familiale qui me prédispose à faire attention et à ne pas traiter cette histoire par-dessus la jambe. Ça, c'est sûr. J'ai une éducation à cette histoire-là. Si vous avez Grumberg dans votre équipe au moment de l'écriture, vous avez quand même éditorialement l’un des meilleurs auteurs sur la question, donc, ça vous aide énormément. Ça vous légitime déjà énormément.

 

C. : Vous parliez du dessin. Vous avez étudié à lÉcole nationale supérieure d'art de Paris-Cergy. À l’époque, quand vous étiez étudiant, est-ce que vous aviez une idée de la symbolique du dessin, de ce qu’il était censé représenter ? Est-ce que vous aviez le sentiment que vos dessins racontaient quelque chose ? 

M.H. : Ah oui. En école d'art, on avait une éducation assez large qui allait de la publicité à la chapelle Sixtine, à Citizen Kane, … On réfléchissait sur l'image d'une manière très large. On savait extrêmement bien que chaque image a un signifiant, que derrière chaque image, il y a un message. Après, c'est vrai que moi, j'étais quand même sur le plaisir du dessin, parfois totalement gratuit, parfois moins, mais la pratique du dessin, d'ailleurs, n'était vraiment pas l'activité principale de cette école d'art. On s’intéressait à réfléchir sur des images, créer des objets, fabriquer des choses qui ne passaient pas nécessairement par le dessin. Moi, j'ai fait beaucoup de détournements : des détournements d'objets, des détournements d'affiches, des choses comme ça. Mais le dessin classique, si vous voulez, ce n'était pas vraiment la mode. Je pense que ça ne l'est toujours pas, d’ailleurs.

 

C. : Le dessin est souvent perçu comme un passe-temps individuel, mais est-ce que vous sentiez que c’était un point de vue, une manière de penser ? 

M.H. : Oui, oui, mais je me rendais plus compte que l'image a un pouvoir, en fait. Que ce soit par l'art, par le cinéma, par la publicité, par la presse, par la typographie, par les logos, toute image a un pouvoir. C'est surtout ça que j'ai retenu, de cette école. Ce qui fait qu'après deux ans d'école d'art où je n'ai pas énormément pratiqué le dessin, je suis rentré comme stagiaire à Canal+, mais j'avais quand même une éducation à l’image intéressante pour un jeune. Ça m'a donné un petit peu d'avance sur mes autres camarades.

 

C. : Si on revient au film, la marchandise, c’est quelque chose de très symbolique. Le train de marchandises est un train de déportés. Les personnages comme dans le conte n’ont souvent pas de noms. C’est la bûcheronne, le bûcheron, la tête cassée et les sans-cœur. Cette idée de symbolique, de ne pas donner de noms alors que dans les films, les acteurs ont toujours un prénom, c’est quelque chose qui vous intéressait ?

M.H. : C’est la spécificité des contes. Pour le nôtre, on sait où ça se passe et on sait quand ça se passe. Mais sinon, c'est toujours dans un pays très lointain, il y a très longtemps, et les personnages au centre sont un roi, une princesse, un petit Poucet, un ogre, une sorcière, une petite fille, le petit chaperon rouge, l’idiot … Ces personnages n'ont jamais de nom. C'est toujours des archétypes. Dans le conte, je crois qu’il [Grumberg] finit quand même par donner quelques noms. Il nomme quand même les Juifs comme étant les Juifs. Il nomme Auschwitz comme étant Auschwitz. Moi, j'ai poussé cette logique jusqu'au bout pour une raison simple. La valeur des contes, c'est justement qu'elle ne parle pas d'une époque. Par exemple, le Petit Poucet ne parle pas de la famine des bûcherons finlandais du 15e siècle. C'est beaucoup plus large que ça. Ces paysans, à cause de cette famine, abandonnaient leurs enfants, ça, c'est vrai. Mais le petit Poucet vous raconte une histoire qui touche tout le monde.

 

C. : C'est pour ça qu'ils sont universels.  

M.H. : Oui, c'est parce qu'ils sortent de leur époque et de leur environnement. Alors là, on prend cette histoire-là, celle du génocide juif, et on en fait une histoire universelle, accessible à tous, à tout le monde. D'autre part, parce qu'elle met en scène soudain des archétypes humains, elle nous raconte ce que l'homme et la femme ont de meilleur et de pire en eux. Quand on regarde ce film, il ne s'agit pas de Juifs et d’Allemands ou de Juifs contre des nazis, il s'agit d'êtres humains contre des êtres humains. Et ça nous rappelle qu'on a tous en nous un génocidaire qui est là, qui est en nous, et on a tous aussi une victime qui est en nous. En revanche, et c'est la bonne nouvelle, et c'est pour ça que ça m'a bouleversé quand j'ai lu le livre, il nous rappelle aussi qu'on a tous en nous un juste. On a tous en nous quelqu'un qui est capable de faire le bon choix dans des moments catastrophiques, et ça, ce sont les héros de ce film. L'histoire du film, même si elle évoque les conditions horribles du génocide juif, raconte une chaîne de solidarité d'hommes et de femmes qui ont sauvé la vie d'une gamine. C'est un film solaire, en vérité. C’est un film très positif, qui a une pulsion de vie, ce n'est pas un film qui a le nez sur les génocides juifs. C'est une belle histoire. La plus précieuse des marchandises, c'est la vie en vérité. Après, dans ce titre, il y a toute l'ironie de Grumberg, c'est-à-dire que justement, c'est la vie, c'est une petite enfant, mais il l'appelle une marchandise, parce qu'elle a été jetée d'un train.

 

C. : Comment avez-vous travaillé cette matière très riche, symbolique avec les comédiens, pour qu’ils s’emparent du projet et incarnent ces personnages qui, comme on le disait tout à l’heure, n’ont pas de noms ? 

M.H. : Le problème des noms, les acteurs ne se les posent pas vraiment. Vous leur donnez un texte, une situation et ils incarnent. Qu’il y ait des noms, pas de noms, finalement, pour eux, c’est très anecdotique en vérité. Ce qui les intéresse, c’est l’âme humaine et la situation, ce qui meut les personnages. Pour Jean-Louis Trintignant, la première chose que j'ai faite, dès qu'on a fini d'écrire l'adaptation avec Jean-Claude, j'ai pris le texte sous le bras, puis j'ai été le voir, il a aimé le texte, il l’a accepté, il l'a appris à l'oreille, parce qu'il était aveugle, il ne pouvait plus lire, et voilà, je suis descendu dans le sud et on a enregistré dans un studio là-bas. 

Pour les autres, c'est un peu plus classique, c’est-à-dire qu’on l’a fait en deux phases. On a fait une première phase avant la fabrication de l'animation, ils ont lu le scénario, et je l'ai refait après, plus comme de la postsynchronisation classique. Ils avaient les images devant eux, ce qui leur permettait d'avoir une idée du rythme, de voir bouger les personnages, de savoir que quand ils s'adressaient à quelqu'un qui était à cinq mètres, ce n'était pas pareil que quelqu'un qui était à un mètre. Mais vous savez, quand vous avez des acteurs aussi talentueux, ce n'est pas que vous n'avez pas grand-chose à faire, mais quand même ! Je n'ai que de grands acteurs dans ce film, donc ce n'était pas très compliqué en vrai.

 

C. : Vous êtes Président du conseil d’administration de la Fémis. Vous êtes en contact avec des étudiants. Qu’est-ce que vous avez le sentiment qu’il faut leur transmettre aujourd’hui ? 

M.H. : Je crois que ce n'est pas la même chose dans toutes les écoles. À la Fémis, je ne suis pas en contact énormément avec les étudiants parce que comme vous le dites, je suis Président du conseil d'administration, donc je ne fais pas partie de l'équipe pédagogique réellement, mais pourtant, je les croise. L’autre jour, j'ai fait trois heures sur la comédie. Ce que j'essaie de leur dire quand je les accueille, quand je les vois, quand j'écris pour eux, c'est d’avoir une ouverture d'esprit, c'est-à-dire de ne pas croire que la Fémis, c'est un peu l'école de l'excellence, c'est un peu son image de marque. Ce que j'essaie de leur dire, c'est que l'excellence, ce n'est pas nécessairement d'aller dans les festivals. L'excellence, il faut la mettre partout, dans le cinéma commercial, dans la comédie, dans le cinéma d’aventure. Tous les cinémas valent quelque chose. Avec la comédie, il n'y a rien de plus galvanisant que d'apporter de la joie dans une salle. Être celui qui amène la joie, c'est extrêmement gratifiant. Je leur demande de ne pas être snobs, en gros, et de s'ouvrir à tous les genres et d'être honnêtes dans ce qu'ils font.

 

C. : J’ai lu votre tribune (« Pourquoi jai le sentiment que les juifs sont les ennemis les plus cool à détester ? ») qui est parue dans le Monde cet été. Il y a quelques jours, il y a eu des émeutes contre des supporters de foot israéliens à Amsterdam. Est-ce que le cinéma peut quelque chose face au silence et à l’indifférence ? 

M.H. : Si les artistes avaient réellement un poids dans la société, ça se saurait. C'est un poids en creux. Évidemment que s’il n’y avait plus d'artistes, le monde serait différent. S’il n'y avait plus de cinéma, le monde serait aussi différent. Pour autant, on ne peut pas dire qu'il ait un pouvoir d'influence très fort sur ce genre de choses et en tout cas, il n'est absolument pas direct. Ce sont des situations compliquées. C'est compliqué pour les Juifs d'intervenir sur l’antisémitisme. Des fois, j'aimerais ne pas être Juif pour pouvoir parler de l'antisémitisme. Je fais partie de ceux qui pensent que ce n'est pas qu’aux femmes de régler le problème du déséquilibre hommes-femmes dans la société. Je pense que ce sont des problèmes qui appartiennent peut-être d'abord aux hommes. C'est aux hommes de faire un mea culpa ou une introspection sur la raison pour laquelle les femmes ne sont pas aussi bien traitées que les hommes dans la société. De la même manière, le racisme anti-arabe ce n'est pas le problème des Arabes en premier lieu, c’est le problème des non-Arabes.  Le racisme anti-noir, ce n'est pas le problème des Noirs. Les gens qui ont des problèmes sont ceux qui détestent, ce sont ceux qui oppriment, ce sont ceux qui détruisent. On ne peut pas systématiquement demander aux victimes de régler les problèmes de leurs oppresseurs. Voilà ce que je pense.

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