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Rencontre avec Philippe Reynaert, auteur d'une étude sur le cinéma, "Analysis. Cinéma : Les financements publics à la croisée des chemins".

Publié le 25/04/2022 par David Hainaut / Catégorie: Entrevue

«Le cinéma vit une révolution copernicienne!»

Retraité depuis fin 2020 du Fonds Wallimage, Philippe Reynaert reste actif. Le « monsieur Cinéma Belge » vient de coordonner la partie francophone d'une vaste étude européenne centrée sur 700 entretiens de professionnels (de la distribution, exploitation, production...), dont le bilan vient d'être publié dans une brochure.

Rencontre avec un visionnaire toujours volubile qui, en parallèle, œuvre encore à la RTBF et garde des activités de consultant et d'animateur, notamment au Festival d'animation d'Annecy. L'occasion aussi d'évoquer l'état du cinéma belge francophone, à la sortie de la pandémie.

Tomas Eskilsson & Philippe Reynaert

 

Cinergie : Avant d'évoquer votre étude, comment allez-vous, depuis votre départ de chez Wallimage ?
Philippe Reynaert : Disposant de la plupart de mes facultés mentales et physiques, ça va (sourire). Comme ma pension était planifiée pour mes 65 ans - Wallimage dépendant à 100% de la Région Wallonne -, j'ai pu préparer ma succession, qui se passe à merveille avec Virginie Nouvelle. Mais le changement de rythme a été déstabilisant: je suis passé d'une course permanente à 200% à l'absence de la moindre contrainte de temps ! Comme le concept «retraite» m'échappe encore, j'ai réactivé en janvier 2021 ma société indépendante créée dans les années 80, en lançant quelques hameçons, pour voir si mon expérience pouvait intéresser quelqu'un. Et à mon agréable stupéfaction, tous les hameçons ont mordu !

 

C. : Sur plusieurs fronts, donc ?
P. R. : Oui, et désormais, avec la possibilité d'organiser mon planning comme je veux. J'ai donc ce boulot à la RTBF, avec la plateforme Belgorama, où tout ce que j'y fais me passionne, vu que j'y promeus le cinéma belge sur Auvio. J'ai aussi commencé une activité de consultant pour un studio d'animation québécois qui voulait ouvrir une filiale chez nous, ainsi que pour plusieurs fonds régionaux étrangers, comme le Fonds Auvergne-Rhône-Alpes. Et le Festival d'animation d'Annecy m'a engagé pour animer des tables-rondes, comme je le fais au Festival de Comédie de Liège. Le Festival de Moustier m'a aussi sollicité pour des présentations. Et à Liège encore, j'ai co-créé le Festival Politik. Qui s'est tellement bien passé qu'une deuxième édition se prépare.

 

C. : Et en juin dernier, on vous a donc sollicité pour mener une étude européenne sur le cinéma.

P. R.: Oui. Dans mes travaux «tombés du ciel», j'ai été contacté par les Suédois de Film i Väst - un organe qui a servi de modèle à Wallimage - pour réaliser ça. Car habituellement scandinave, cette étude prédictive est pour la première fois européenne, étant menée par sept ou huit personnes sur le continent. Dont moi, pour la partie francophone. J'ai donc organisé une cinquantaine d'interviews (NDLR : avec 20 professionnels belges francophones*, 21 français, 7 luxembourgeois et 7 suisses) en un bon mois. Un travail tel que j'ai été aidé par un de vos confrères, Thierry Leclercq. Hélas, j'ai vite compris que c'était loin d'être l'union sacrée dans le secteur, alors qu'un tsunami arrive – il est même déjà là ! - et que ce n'est plus le moment de jouer cavalier seul. J'ai d'ailleurs conclu l'étude par le verbatim suivant d'un exploitant suisse: « En tout cas, ça ne sert à rien de faire comme si on n'était encore avant !».

 

C. : Un «tsunami», dites-vous. Car le cinéma traverse une profonde révolution ?

P. R. : Copernicienne, même ! J'étudie ça comme jeune retraité, mais j'ai le sentiment de revivre la même chose qu'il y a plus de vingt ans, quand Wallimage démarrait. C'était le début de la digitalisation, qui touchait surtout la production. On abandonnait la pellicule, les salles changeaient de projecteur, etc... Mais à présent, cette digitalisation touche la diffusion au sens large. La télé linéaire est concurrencée par les plateformes qui, avec la pandémie, ont gagné quatre ou cinq ans dans leur développement. Des plateformes en quête de contenu neuf et exclusif, et dont la puissance est telle qu'elles pourraient même avoir une emprise sur les blockbusters au cinéma. On peut imaginer un jour de gros complexes un jour chercher des films d'art et essai pour remplir leurs écrans et ...vider de petites salles ! En fait, on ne mesure pas encore les bouleversements futurs. Et si l'étude pose la question des fonds publics, elle se questionne aussi sur les salles, la distribution et la production. Car la remise en cause touche tout le monde !

 

C. : Au niveau belge francophone, l'étude semble confirmer le manque d'un vaste projet commun et fédérateur...

P. R. : Oui, et c'est là qu'on se rend compte qu'au nord, la communauté et la région flamande devraient ériger une statue à Pierre Drouot, instigateur de la révolution chez eux. Qui a, par exemple, réussi à signer des accords révolutionnaires entre VTM, le Fonds Audiovisuel Flamand (VAF) et Kinépolis pour produire des films sur l'actualité et la vie flamande. Le genre de choses qu'on n'a hélas jamais su faire côté francophone...

 

C. : Pourquoi, selon vous ?

P. R. : Pour que chacun le comprenne, cela mérite une explication. En fait, si on a les mêmes règles structurelles au nord et au sud, en réalité, la création des communautés, un vocable donné à l'étage intermédiaire entre le pouvoir fédéral et les régions, est une invention voulue par les francophones pour donner un statut particulier à Bruxelles. Pourquoi ? Parce que si on avait limité notre état fédéral à deux régions, la capitale, une ville essentiellement francophone mais se situant géographiquement en Flandre, aurait été perdue par les francophones. Je ne critique rien, mais ce niveau de pouvoir n'existe nulle part ailleurs dans le monde ! C'est d'ailleurs ce qu'on décrit comme la lasagne institutionnelle et qui nous fait avoir sept ministres de la santé lors d'une pandémie (sourire). Mais la Flandre ayant vite décrété que leur communauté serait gérée pas la région, elle a moitié moins de ministres. Là où je veux en venir, c'est que la Flandre a, avec le VAF, un seul organe financé tant par la région que la communauté. Avec, dans un bâtiment à côté de lui, le Fonds d'investissement Screen Flanders, dont le modèle a été calqué sur Wallimage. C'est ce qui a permis à une personne, Pierre Drouot en l'occurrence, d'avoir les moyens de son génie avec une stratégie claire, mixant productions culturelles, internationales et locales. Tout s'y entremêle ! Au sud, on n'a donc jamais pu faire cette jonction, chacun jouant souvent dans son coin. Et c'est regrettable, évidemment, pour un si petit territoire...

 

C. : Mais justement, face à la révolution en cours, ne pourrions-nous pas entrevoir certaines améliorations, au sud ?

P. R. : Les choses se cristallisant parfois autour de personnes, j'espère que mon départ y ... contribuera ! Mais il y a urgence. Chacun doit sortir de sa zone de confort. Ce qui me rend optimiste pour la suite, c'est la création du Fonds Séries FWB-RTBF, une avancée fantastique, sans parler de l'Atelier des séries. Un mouvement s'est amorcé, avec aussi, des projets financés par des plateformes impliquant un savoir-faire belge, comme la série Into the Night sur Netflix. Là où mon optimisme se tempère, et l'étude le dit aussi : sachant que ces plateformes ont besoin de contenus et nouent des coproductions chez nous, c'est ce que l'argent public doit encore être investi dans ces projets, alors que ces commanditaires étrangers font d'énormes bénéfices ? Des productions belges disent ne pas vouloir entendre parler de ces plateformes, mais quand elles leur font une proposition financière importante, ils ne refusent pas ! On se situe en fait dans une zone grise, entre l'ancien et le nouveau monde.

 

C. : « Faire moins de films, mais mieux financés », est un autre constat.
P. R. : C'est évident, et on peine à lutter contre. Chaque année, on a plus de films produits, avec moins d'argent. Même si le succès d'Une vie démente a été un beau miracle, des films à 300 000 euros peuvent, si cela se généralise, avoir un impact négatif sur tout le secteur. Un producteur belge me confiait récemment qu'il peinait à constituer une équipe pour un film. La raison ? Les équipe techniques aguerries privilégient forcément les productions de plateformes, nettement mieux rémunérées. On risque donc de faire face à des pénuries de personnel pour certaines de nos propres productions.

 

C. : Des productions qui doivent faire face à un système de commission un peu lent, écrivez-vous.

P. R. : Un autre producteur belge me disait avoir discuté avec Netflix en vue d'un projet important mais compliqué à financer. La plateforme lui a alors demandé une lettre d'un Fonds belge à remettre pour... la semaine suivante ! Mais impossible, car les délais habituels ici sont de plusieurs mois, voire d'un an au moins ...si tout va bien ! C'est là que j'en reviens à Film i Väst en Suède, où là-bas, l'utopie est en marche : pour parer à ce genre de décisions à prendre dans l'immédiat, ils gardent une enveloppe spéciale de 30% de leur budget. Dans une région exemplaire à tout niveau : elle compte deux grands distributeurs, pendant que la Belgique en a une quinzaine, la France une quarantaine...

 

C. : Autre confirmation de l'étude : la suractivité de notre petit territoire...
P. R. : Oui, on reste excellents ! Allez à Paris, tout le monde sait ce qui se passe ici. Chez nous, la tendance reste à l'auto-flagellation, alors qu'on dispose de tout ! Il faut aussi que la volonté politique perdure. Tout le secteur a peur, en Belgique et en France surtout, car les régions ont cassé leur tirelire, avec la pandémie, voire les inondations. Et les caisses publiques ne sont pas inépuisables. Là, la Wallonie vient de signer un nouveau pacte de développement avec les pouvoirs publics, les syndicats et les patronats : c'est super, mais je n'ai rien vu sur l'audiovisuel dans les priorités. Quel mégaphone faut-il donc prendre pour faire comprendre à tous l'importance de notre secteur ?

 

C. : Vous partagez aussi la crainte de voir fuir les talents belges.

P. R.: Et d'autant plus vu les négociations en cours avec les plateformes. En France, près de 20% du chiffre d'affaires généré par les plateformes seront injectés dans le cinéma, soit 250 à 300 millions d'argent en plus géré par le Centre du Cinéma par an ! Ici, on parle d'à peine 2% ! Rien n'est définitif, car la ministre de la culture Bénédicte Linard veut redresser ce chiffre. C'est surtout au parlement que ça coince, ce dernier espérant qu'on reste « bon amis » avec Netflix, Amazon, HBO et consorts. Or, on ne sera jamais vraiment amis avec elles. Et comme la Belgique est le premier partenaire du cinéma français – tant mieux, car le cinéma hexagonal reste la locomotive européenne -, celui-ci, avec ses 300 millions annuels en plus, risque de venir pomper chez nous nos meilleurs professionnels et professionnelles du cinéma.

 

C. : Vous semblez sous-entendre que chez nous, les changements de mentalités seraient trop lents ?
P. R. : Beaucoup trop. Car malgré mon âge, j'espère encore voir l'apothéose du cinéma belge francophone ! Mais c'est maintenant qu'il faut bouger. Au niveau tax-shelter, on est aussi sous la menace d'une nouvelle proposition de loi de recadrage du mécanisme. Si elle passe, ce serait une catastrophe. C'est dommage, vu notre potentiel. Là, je reviens du Festival Séries Mania en France, où j'ai vu Des gens bien, la nouvelle série du trio de La Trêve : un projet culotté entre polar et absurde, qui rappelle les frères Coen. J'avoue avoir eu du mal à croire à ces séries, mais après La Trêve, Ennemi Public, Unité 42 ou Pandore, celle-là fera aussi date. Et ce n'est qu'un exemple du genre de propositions originales qu'on peut imaginer pour nous sauver. La période reste néanmoins intéressante. Ce qui est maintenant indispensable, c'est l'ouverture d'esprit et oser rebattre les cartes. Mais j'y crois ! 

 

Pour consulter (en téléchargeant) l'étude → https://www.xanadu.movie/ 

 

* Alain Berliner, Jeanne Brunfaut, Henri de Gerlache, Stephan De Potter, Tanguy Dekeyser, Maxime Dieu, Eric Franssen, Dany Habran, Marc Janssen, Maxime Lacour, Hervé Le Phuez, Philippe Logie, Noël Magis, Virginie Nouvelle, Bruno Plantin-Carrenard, Patrick Quinet, Jean-Yves Roubin, Bastien Sirodot, Christian Thomas et Patrick Vanden Bosch.

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