Philippe Reypens et Le Songe
Philippe Reypens et Le Songe
Pour les photographes, il n’y a, en fin de compte, pas de différence, pas de supériorité esthétique, entre l’effort d’embellir le monde et l’effort inverse de lui arracher son masque.
Susan Sontag in Sur la photographie. Ed. Christian Bourgois.
La pluie. Le vent additionne les deux. Si vous portez des lunettes, vous vous dirigez, tel Œdipe, en aveugle. Donc il pleut, non il grêle. Les gens se réfugient dans les encoignures de portes, dans les entrées du Métro Arts-Loi, se battent avec leur parapluie pour empêcher le vent d’en faire une jupe. Certains se servent de leur journal pour couvrir leur tête. Les grêlons rebondissent. Tactaccatactac. Nous attendons Philippe Reypens qui surgit, subito presto, sec, comme s’il était passé entre deux averses. Caramba. On se souvient que Le Songe n’a pas été réalisé en Toscane comme on pourrait le supposer au vu des couleurs mais en Wallonie, sous la pluie. Philippe Reypens monte dans notre nid d’aigle, s’assied face à notre enregistreur. Il est surpris d’entendre, en fond sonore, un hit de la polyphonie de la Renaissance : Qui habita de Josquin Deprez que diffuse Musique 3 via notre poste de TSF amorti et sur lequel, saisi par une impulsion irrésistible, notre visiteur jette un brévissime coup d’œil (plus surpris, encore, sans doute que par la grêle). Cool. Heureusement, Philippe Reypens est un grand amateur de chœurs (Voir « L’Or des anges »)
Le Songe (ex-A Summer Daydream), le dernier court métrage de Philippe Reypens sera diffusé le 15 mai sur la deux/RTBF, dans l’émission Tout Court de Renaud Gilles. Le film mélange plusieurs thématiques. Tout d’abord, la perte d’inspiration de Sally, une photographe en panne dans son travail créatif, le passage du noir et blanc à la couleur et une réflexion sur la captation du temps (instantané pour la photographie et qui s’installe dans la durée au cinéma).
Questions et doutes se télescopent. Questions-Réponses.
Cinergie : Le Songe est une fable sur la création ? Un moment, la photographe roule à bicyclette et ferme les yeux, décide de prendre des risques, comme s’il s’agissait de retrouver le plaisir de la création…
Philippe Reypens : Je ne pense pas qu’au départ elle soit bloquée dans sa création, elle est critiquée dans son travail. Le film s’ouvre effectivement sur ses photographies qui sont de très belles mises en scène (faites par le photographe argentin Martin Santander) mais elle est contestée pour son esthétisme, son goût de la mise en scène. C’est ce qui est dit, en début de film, puisqu’elle reçoit un coup de fil de son agent, qui est aussi son mari, et qui lui fait la lecture d’une critique formulant ces reproches. La journée ne commence pas bien pour elle. Lorsqu’elle rentre, elle découvre que son père aveugle (qui est proche de la fin) est à nouveau tombé, que sa fille qui entre dans l’adolescence s’est absentée. Donc, la matière première de son œuvre, sa famille, son père, sa fille commencent à lui échapper. Et c’est là qu’elle se sent en danger, en crise. Elle a besoin, effectivement, d’un renouveau, de redémarrer quelque chose lorsqu'arrive ce personnage énigmatique qui est un peu sa voix intérieure. Les questions naïves que ce personnage lui pose sont celles qu’elle se pose à elle-même, sur le temps qui passe, les couleurs. Ce qui va l’amener à la fin du film, à réaliser cette photo en couleur bien qu’on ne sache pas si ce qu’on voit est tout à fait réel. On ne sait pas, nous spectateurs, si ce que l’on voit dans la chambre technique est bien cette photo-là.
C. : Le film s’ouvre sur du noir et blanc et se ferme, hormis le dépoli de la chambre technique, sur du noir et blanc.
Ph.R. Le film a changé par rapport à la première version, parce que je me suis aperçu qu’il y avait un aller-retour permanent entre la réalité et le rêve. Combien de fois ne voit-on pas Sally fermer les yeux pour les rouvrir ensuite ? Donc, on est toujours dans ce jeu entre rêve, songe et réalité (que ce soit lorsqu’elle est à vélo, dans sa chaise longue, lorsqu’elle parle à son père). Il y a le rêve que lui raconte ce personnage, ce visiteur étranger, cet ange et l’interprétation qu’elle en fait ensuite. Cependant, les enfants sont effectivement allés se baigner. Dans le scénario, cet entre deux entre rêve/réalité n’était pas aussi présent. Au montage, on a essayé des choses – on a d’ailleurs retiré toute une scène entre le grand-père et les deux enfants – on s’est aperçu que la thématique se complexifiait. Lorsqu'Arte est intervenu, on a mené une réflexion sur le sujet. Dès lors, en post-production et jusqu'à l’étalonnage, on a joué sur cet aspect des choses. Chaque fois qu’on est dans l’intériorité de Sally, on a travaillé sur des couleurs spécifiques (l’automne). Ce ne sont pas des couleurs réalistes. Un film évolue jusqu’au montage final. Comme je suis mon propre producteur, je me permets cette liberté. Il y a donc des choses que je n’avais pas prévues, qui semblaient moins évidentes sur papier.
C. : Tu a ajouté Beethoven à Bach et Pärt ?
Ph.R. : Pour des questions financières. Les droits sur Arvo Pärt sont considérables. J’ai essayé de trouver un morceau qui soit en phase avec la scène d’introduction et la Sonate au clair de lune convient bien. C’est moins original, mais on reste dans le registre du piano qui est lié au personnage du grand-père.
C. : La scène d’ouverture est belle. Elle diffère du montage que j’avais vu. On entre tout de suite au cœur du sujet avec ces photographies en noir et blanc qui apparaissent de chaque côté de l’écran comme des fenêtres qui s’ouvrent sur des personnages vivants.
Ph.R. : Voilà, cela manquait. Je ne voulais pas montrer une femme en train de faire des photographies ou encore que le film tourne autour de ses créations. Je voulais montrer l’intériorité de cette femme. Mais en visionnant le premier montage, on s’est aperçu que ses tirages photos manquaient. Il fallait donc montrer d’emblée son travail, ce qui permettait de mieux faire comprendre le passage vers la couleur. Il devenait donc essentiel de montrer son œuvre dès l’ouverture du film.
C. : Ce qui frappe, c’est le travail sur une couleur chaude du sud (disons à l’italienne) plutôt que les couleurs froides, désaturées du nord.
PH.R. : La photographie consiste à traiter du cadre mais aussi de la couleur et du noir et blanc. Je voulais que le film puisse traiter des deux. J'ai pris comme référence pour la couleur quelques œuvres de Bernard Faucon. Il fallait qu’il y ait une rencontre dans le plan final qui marie le noir et blanc et la couleur, Sally devant faire le pas vers la couleur.
Et, il y a tout le problème du cadre, parce que le cadrage cinématographique n’est pas celui de la photographie. C’est la raison du plan final, puisque la mise en scène cinématographique se réduit dans le cadre photographique. Le format rectangulaire se transforme en un format pratiquement carré, qui est celui de la chambre technique. Je voulais terminer le film sur le dépoli de la chambre technique. Comme celle-ci renverse l’image, le plan est à l’envers. La mise en scène est délimitée, à ce moment-là, par le cadre photographique.
Par ailleurs, comme je suis très influencé par le cinéma italien, on est dans des ocres, des couleurs chaudes, des couleurs que l’on voit assez peu dans nos films et pourtant on a tourné dans la botte du Hainaut dans des conditions météorologiques très difficiles.
C. : C’est aussi un film sur le temps qui passe et qu’on n’arrive pas à fixer, à maîtriser.
PH.R. : C’est ça le sujet. Le pouvoir de la photographie est d’essayer de suspendre le temps. C’est moins évident au cinéma. J’ai essayé de le faire à travers ce rythme-là. Les choses sont comme suspendues. Mais le cinéma, c’est la durée. Le film fait 23 minutes. On a ce temps-là, alors qu’en photographie, il n’y a pas de durée. C’est la raison pour laquelle certains artistes préfèrent faire de la photo que du cinéma. Un film, c’est aussi une réflexion sur le rythme, sur le temps qui passe, et je ne voulais pas être dans une narration elliptique où le temps passe très très vite. Il y a une unité de lieu et de temps, sauf pour le plan final qui fait une ellipse de l’été à l’hiver. Les photographes aiment travailler dans des lieux uniques. C’est ce que dit Bernard Faucon : « Le Photographe élit son territoire comme un théâtre dans lequel il évolue ». Le théâtre de Sally est cet endroit. Elle y a placé ses racines pour travailler.
C. : Le cinéma belge reste un artisanat qui permet davantage de créativité que les produits industriels ?
Ph.R. : Peut-être. Mais il y a un certain déséquilibre dans les genres. Je n’ai jamais été soutenu par la Commission de sélection. On me reproche un peu un côté esthétisant, et du coup, il m’est difficile d’imposer mon style. Je suis obligé d’aller chercher des partenaires ailleurs. Si on était dans un cinéma de type commercial, on serait dans des contraintes de rentabilité qui formatent la demande. Lorsqu’on dit que le public n’attend pas ce genre de film, ce n’est pas vrai. Il répond présent à des films dont on n’attendait pas de recettes intéressantes. Je me pose toutes ces questions parce que je fais moi-même un peu de production, et que je m’interroge sur la réalisation d’un long métrage. Je sais pertinemment que je sors un peu des sentiers battus dans le style de cinéma que je veux défendre et qui n’est pas spécialement courant chez nous. J’aimerais qu’on puisse donner à ce style de films toutes ses chances.