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Rencontre avec Erika González et Matthieu Lietaert

Publié le 27/03/2023 par Gauthier Godfirnon et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Teinté d'écoféminisme, le documentaire L’Illusion de l’abondance dévoile la face sombre des étroits liens commerciaux entre l’Europe et plusieurs pays sud-américains grâce au combat de trois femmes activistes. Dès le début, Erika González et Matthieu Lietaert donnent le ton : un colonialisme qui ne dit pas son nom ne cesse de bafouer les droits sociaux et environnementaux au Pérou, en Honduras et au Brésil. La réalité sous-jacente derrière les activités lucratives d’extractivisme s’avère particulièrement dramatique. La fin justifiant les moyens, le capitalisme justifie la mort d’innombrables pauvres paysans et la destruction massive de la nature. Le couple de réalisateurs revient ici sur leur parcours d’activiste et de journaliste, leur combat pour une justice sociale et environnementale à rétablir de toute urgence.

Cinergie : D'où est venue l'idée de faire ce documentaire ?

Erika Gonzáles : J'ai coordonné un réseau d'ONG européennes pendant cinq ans ici en Belgique, et là on suivait les relations entre l'Union européenne et l'Amérique latine, et leur impact en termes de droit humain, en termes économiques, etc. On se penchait sur les accords de libre-échange qui établissent un cadre pour l'extraction des ressources naturelles, dans les pays du Sud, en l'occurrence en Amérique latine. J'ai vu passer beaucoup de personnes qui défendent l'environnement dans nos bureaux. On allait ensemble au Parlement européen pour dénoncer ce qu'elles vivaient. En fait, les décisions qu'on prend ici dans l'Union européenne ont un impact direct sur les populations. Je voulais montrer ces femmes qui défendent l'environnement, premières victimes de la crise climatique, les violences qu'elles subissent, le lourd prix qu'elles doivent payer pour leur combat.

 

C. : Pourquoi avoir décidé de collaborer ? Avez-vous déjà fait cela auparavant ?

Matthieu Lietaert : Non, c'est un premier projet ensemble. J'avais déjà fait en 2012 un film pour Arte RTBF, The Brussels Business, sur le lobbying des entreprises à Bruxelles et j'ai voulu aller voir ce que ces entreprises européennes et américaines font en dehors de nos frontières. Sur les 200 défenseurs de l'environnement assassinés chaque année, 75% d'entre eux proviennent de l'Amérique latine. Comme Erika travaille aussi sur ces thématiques, on s'est rejoint et on s'est lancé ensemble dans le projet.

 

Cinergie : Était-ce facile de trouver des fonds pour le film ?

E.G. : Ce n'est jamais facile de trouver des fonds pour la culture. Mais on avait une thématique assez actuelle, on vit une crise climatique et civilisationnelle. On a décidé de choisir un chemin un peu risqué : on est allé auprès des ONG qui travaillent sur ce type de thématique. On a trouvé beaucoup de fonds grâce à elles, en Europe pour faire un travail de plaidoyer politique mais aussi en Amérique latine. Ça nous a pris un certain temps mais ça a fonctionné.

 

C. : Dans le film, on voit qu'une entreprise allemande est liée à cet extractivisme, quelle serait leur réaction ?

M.L. : Par rapport au contexte, on a trois protagonistes qui résistent chez elles et ont gagné des procès  mais elles veulent maintenant attaquer les entreprises là où sont basés leurs sièges, en Allemagne, aux Pays-Bas et aux États-Unis. Pour le moment, les procès ne sont pas encore ouverts. C'est difficile pour quelqu'un en Amérique latine d'attaquer en Europe ou aux États-Unis. Aux Pays-Bas, le débat est un peu plus ouvert. Des représentants des industries vont parler avec des politiques, on les voit prendre part à des débats mais à ce jour, aucun procès n'a été intenté. Nous, on a évidemment envie que ces personnes victimes là-bas puissent attaquer en Europe.

 

C. : Pensez-vous que cela aura un impact significatif sur les politiques mises en place à l'avenir en Europe et en Amérique latine ?

E.G. : Oui, lors de notre tournée européenne au mois d'octobre, on a invité l'une de nos protagonistes et un avocat spécialisé dans les crimes commis par les corporations. Nous sommes allés dans huit pays. On a commencé au Parlement européen, on s'est rendu deux fois à l'ONU, dans plusieurs parlements nationaux aussi, dont le belge. On veut l'amener là où il n’arriverait pas, ni avec le festival, ni avec la télé, dans cinq pays d'Amérique latine, sur la scène politique et dans les communautés indigènes et paysannes qui résistent aux projets miniers, extractivistes et autres, et ainsi renforcer ces mouvements là-bas. Il est question du devoir diligent, le devoir des corporations de garantir les droits humains et de minimiser l'impact écologique au cours de ces activités dans des pays tiers. Ici, en Europe, on le respecte mais ces entreprises sortent de l'Union européenne et font ce qu'elles veulent. On se rend compte que ce film permet clairement de voir jusqu'où les corporations sont prêtes à aller pour continuer à produire. On espère partir pendant un an en Amérique latine pour faire une tournée politique de sensibilisation pour avoir plus d'impact. On veut aussi souligner le besoin de créer des lois pour que les personnes qui défendent l'environnement soient protégées et pas assassinées.

 

C. : Est-ce que vous vous considérez comme des militants ? Est-ce une activité nouvelle pour vous ?

M.L. : C'est clair que dès le moment où on prend une caméra, on va sur un terrain, on commence à filmer, on envoie un message, il y a une partie indéniable de militantisme, qu'on le veuille ou non. Évidemment, si on veut faire bouger les lignes, on n'est pas juste des observateurs objectifs, des scientifiques. Clairement, on veut apporter des changements. On utilise le côté artistique du cinéma grâce à une révolution qui a eu lieu ces vingt dernières années qui nous permet de faire ça. On n'a pas étudié le cinéma, nous, et pourtant on fait un film. On est des journalistes, donc on utilise cinéma, journalisme, activisme, c'est cet ensemble assez complexe qui nous permet aujourd'hui d'arriver partout où on mène ce combat.

 

C. : Votre film est passé dans des festivals en Europe, est-ce que ça va aussi être le cas en Amérique latine ?

E.G. : On a déjà commencé une tournée dans différents festivals. On a eu notre première mondiale au festival de Cologne en octobre. Par la suite, on est allé dans plusieurs festivals, en Autriche, en Suisse. On a été sélectionné dans quatre ou cinq festivals aux États-Unis et maintenant, on vise l'Amérique latine où on a déjà été sélectionné pour Miradas Diversas, au Venezuela. On attend encore des réponses.

 

C. : Pourquoi avoir choisi ces trois figures, trois femmes de surcroît ?

E.G. : En faisant les recherches pour le documentaire, on s'est rendu compte qu'il y avait beaucoup d'hommes qui connaissaient la thématique. Matthieu est allé en Amérique latine, faire le repérage, et a interviewé des ministres, des conseillers. Ensuite, quand on devait choisir les protagonistes, on s'est dit dès le début qu'on voulait faire un choix politique et opter pour des femmes. Ça n'a pas été facile, on a fait un casting avec beaucoup de femmes, finalement on a choisi ces trois femmes parce qu'elles menaient un combat actuel. On sait que faire un documentaire et le diffuser, ça prend beaucoup de temps. On voulait donc avoir des cas qui étaient impactants, emblématiques mais on voulait aussi marquer les esprits sur le long terme. Elles relèvent un double challenge : pas seulement le challenge public, comme celui des hommes, d'aller affronter un monde assez patriarcal, le monde de l'État, le monde des décisionnaires, du leadership, mais aussi le challenge privé, au niveau de leurs propres familles ou communautés. Elles doivent rompre ce stéréotype, ce rôle de femme ménagère qui reste à la maison, garde les enfants, travaille la terre. On voulait rendre hommage au travail qu'elles font.

 

C. : Vous diriez donc qu'il y a une perspective féministe dans votre approche ?

E.G. : Oui, on trouve que le film est féministe. D'ailleurs, il a été sélectionné dans plusieurs festivals où la thématique du genre est présente. Ça rend visible à quel point pour nous les femmes, c'est difficile d'élever sa voix pour dénoncer des actes face à un monde assez patriarcal.

 

C. : Est-ce qu'il y a aussi un lien avec l'écoféminisme ? C'est un mouvement qui a exercé une influence considérable en Amérique latine et qui lie la femme à la nature, qui lie féminisme et écologisme.

E.G. : Tout à fait. En commençant ce projet, on a remarqué que c'est de plus en plus les femmes qui prennent la parole, qui défendent l'environnement, leur territoire, les ressources. Ce mouvement d’écoféminisme fait une allégorie, un parallélisme entre la domination masculine de l'homme sur la femme et la domination masculine de l'homme sur la nature. L'extraction des ressources reflète la violence que les femmes ont elles-mêmes subie ou vivent dans leur propre corps.

M.L. : Les hommes impliqués, que cela soit les chefs d'industrie, les personnes qui extraient, les avocats, etc. s'opposent à ces femmes qui osent, avec toutes les embûches liées à leur « identité » féminine, se mettre en avant. On trouve ça important de souligner le rôle de ces hommes dans le film et dans la situation actuelle.

 

C. : Qu'est-ce que ce tournage vous a apporté d'un point de vue humain ? Quelles leçons ou conclusions pouvez-vous en tirer ?

M.L. : Ce qui me choque, c’est qu’au moment où cette thématique environnementale est partout, on nous demande ici en Belgique de trier le carton, le métal, le plastique, de prendre le vélo, et on aura fait notre part. Quand on va là-bas, on réalise que pour profiter de la société consumériste comme la nôtre, la violence là-bas est extrême. Les gens ne doivent pas juste faire le tri, ils doivent résister avec leurs communautés et ce faisant, ils se retrouvent face à une violence policière, étatique, d'entreprise d'un certain niveau et risquent leur vie.

E.G. : Ce qui m'a le plus marquée, ce sont ces trois femmes protagonistes très inspirantes. La peur les mobilise, ne les paralyse pas. Elles vont de l'avant, elles ont une conviction, elles doivent faire ce qu'elles font. On nous a souvent demandé après les projections dans les différents pays où on est allé ce qu'on pouvait faire à notre niveau. Ça m'a marquée de dire : à un moment donné il faut choisir, réaliser qu’on est tous et toutes responsables. Là où on est, on peut toujours agir, il ne faut pas exposer sa vie, comme elles, mais il est grand temps que tout le monde se questionne et se demande quoi faire de là où on est pour mettre un terme à cette situation.

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