Cinergie.be

Rencontre avec Frédéric Young autour de la plateforme « Visibles Ensemble », une grande consultation des auteurs et des autrices.

Publié le 21/09/2020 par Constance Pasquier et Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

Être artiste aujourd’hui n’est pas une sinécure. Plus encore pendant, et après, la crise sanitaire que nous traversons. Les créateurs et créatrices suffoquent, ne trouvent aucun secours, survivent tant bien que mal. À travail acharné, salaire quasi nul, quelques miettes à grappiller, insuffisantes pour subvenir aux besoins quotidiens. Parents pauvres, peu considérés par la politique artistique, les artistes doivent se battre pour bénéficier d’une protection sociale.

Et, puis, le Corona est arrivé et a considérablement ébranlé cet état de fait. Pendant que les responsables politiques tentent de trouver des solutions, les 5.000 auteurs et autrices de la SACD et de la Scam sont invités à s’engager activement dans cette réflexion au sein de la plateforme « Visibles ensemble », mise en place par les comités belges de la SACD et de la Scam, pour faire entendre leur voix, pour partager leurs témoignages, leurs questions, leurs idées, pour que le travail qu’ils fournissent dans l’ombre soit reconnu et transformé en droits sociaux visibles, pour que soit mise sur pied une nouvelle politique artistique refinancée. Cette grande discussion collective, organisée sur la plateforme Citizen Lab, débutera le 17 septembre 2020 jusqu’au mois de décembre.

Frédéric Young : On a constaté que les auteurs et les autrices travaillent, préparent des dossiers, écrivent des livres, des scénarios, des pièces de théâtre et ce travail n’est pas considéré. Ce qui est pris en compte au moment de calculer les droits des gens pour la sécurité sociale, c’est la représentation, les quelques jours de tournage quand on a un tournage de cinéma et qu’on a un contrat, ce qui n’est pas toujours le cas, particulièrement pour les créateurs, les créatrices, les metteurs en scène, les réalisateurs, les scénaristes. On peut travailler des années sur un livre et, en termes de sécurité sociale, cela ne se cristallise que sur un moment très court qui ne correspond pas à la réalité du travail qui a été investi.

 

C. : C’est, malheureusement, un constat qui ne date pas d’aujourd’hui !

F. Y. : J’ai retrouvé récemment un discours de 1936 quand le Ministre du Front Populaire, Jean Zay, a voulu réformer la situation des artistes. J’ai retrouvé un autre document qui atteste de l’histoire du combat de tous les auteurs littéraires français pour obtenir un statut plus raisonnable. On est toujours au cœur de cette problématique : est-ce que les artistes sont des travailleurs ou sont-ils des indépendants qui vivent de droits d’auteur, de sponsoring, de mécénat. Les auteurs et autrices hésitent toujours entre ces deux dimensions car il y a des avantages et des inconvénients à chaque situation.

 

C. : En quoi consiste la plateforme « Visibles ensemble » ?

F. Y. : On s’est rendu compte que depuis environ cinq ans, le bât blessait très intensément sur l’emploi artistique et sur cette condition sociale et fiscale des auteurs et des autrices. On était déjà dans cette réflexion dans les années 1990. Les choses se cristallisent aujourd’hui avec la crise du coronavirus, avec la volonté de certains partis politiques qui veulent repenser les choses autrement et améliorer la situation des artistes. Ce qu’il faudrait, c’est que tous les auteurs et les autrices aient la possibilité de participer à ce mouvement, à la réflexion, et ne pas seulement subir les événements.

 

C. : Comment peuvent-ils participer à cette réflexion ?

F. Y. : On a pensé à un outil de participation. Aujourd’hui, c’est plus simple avec les nouvelles technologies : les gens peuvent se connecter entre eux à l’aide d’un outil participatif. On a trouvé Citizenlab : un outil qui permet à des villes, à des régions de consulter leur population pour les faire participer à des projets écologiques, ou des projets de rénovations urbaines ou des projets de développement culturel. Cet outil, très souple, permet de faire participer les gens de sept manières différentes. On met 7 briques dans le sens qu’on veut. On choisit une thématique, on met une brique « questionnaire », ensuite une brique « propositions » sur lesquelles les gens vont pouvoir réagir, enfin « une synthèse » où les gens peuvent donner leurs priorités. C’est ce schéma qu’on a choisi pour discuter de la protection sociale.

On a pris un second thème pour lancer l’outil Citizenlab : « Visibles ensemble » pour définir la nouvelle politique culturelle. La ministre de la culture veut définir de nouvelles priorités, elle a commandité un rapport à un groupe d’experts. On met une partie des propositions de ce groupe d’experts en ligne. On a ajouté nos propositions dans le domaine de la politique artistique et on a repris quelques mesures du plan pour les femmes « Droits des femmes » qui vient d’être communiqué par la Ministre pour voir comment on peut améliorer la situation des autrices et des créatrices dans le domaine de la culture.

Ces propositions sont mises en ligne. Les auteurs et les autrices peuvent les commenter, les approuver, en ajouter car on voudrait recueillir de nouvelles propositions innovantes. Ensuite, on va décortiquer tout ça, on va remettre en ligne une synthèse dans laquelle les autrices et auteurs pourront indiquer leurs priorités et dans les deux processus. Ce sera donc deux processus différents mais avec un même outil.

 

C. : Quel lien peut-on faire avec le projet « Bouger les lignes », lancé par la ministre Joëlle Milquet ?

F. Y. : « Bouger les lignes » a fait de l’effet, mais il n’a pas été au bout du processus. J’avais largement contribué à imaginer ce projet à la demande de la Ministre Milquet. Ce processus devait faire de la prospective et donc proposer une vision à 10 ou 15 ans avec un descriptif de comment atteindre cet état nouveau. Cette vision prospective n’a pas été menée à bien pour diverses raisons. Par contre, « Bouger les lignes » a servi à amener des idées nouvelles. Il faut que les autrices et les auteurs comprennent que le lobby est un travail à long terme. On met sur la table des problématiques, on en discute avec les politiques, on fait des tables rondes, des rapports, on étudie, puis les mesures arrivent, toujours insuffisantes, frustrantes, mais il y a quand même des choses qui se font.

Par exemple, la Ministre Linard a créé une bourse pour des résidences, de façon transversale dans toutes les institutions culturelles. C’était une idée importante : recréer de l’emploi artistique, redonner du travail à des artistes dans les centres culturels, dans les maisons de jeunes, à la RTBF, dans les institutions subventionnées.

 

C. : On a l’impression que cette Ministre est beaucoup plus à l’écoute des droits des auteurs ?

F. Y. : C’est effectivement une Ministre progressiste qui veut améliorer les choses. Elle est soutenue par le gouvernement puisque la déclaration gouvernementale qui a été négociée en 2019 comporte un objectif très clair : donner une vie décente aux créateurs et aux créatrices. Il y a une volonté de faire avancer les choses. Le MR, qui n’était pas très motivé sur le sujet, se positionne avec des propositions concrètes comme le PS et Ecolo. La crise du Corona est arrivée et a révélé la profondeur de la précarité de beaucoup d’artistes. De nombreux responsables politiques ont mieux compris et ont été plus attentifs. Le lobby du secteur a été très puissant, il y a eu une grande mobilisation, de nombreuses manifestations («no culture no future», «still standing», excellents outils d’alerte pour les responsables politiques). Tout cela fonctionne. Derrière, les fédérations professionnelles n’arrêtent pas d’alimenter les politiques en alertes, en constats, en demandes, en revendications, en coups de gueule.

 

C. : Les revendications sont principalement de l’ordre de la protection sociale.

F. Y. : Nous couplons protection sociale et emploi artistique, et c’est rare. Notre objectif, c’est de sortir les gens du chômage. Le statut d’artiste d’aujourd’hui n’est pas adapté aux artistes, aux créateurs et créatrices. Ils travaillent énormément et tous ne cherchent pas du travail au sens habituel, ils cherchent des revenus, et ils cherchent à faire avancer leurs projets artistiques. Ils se retrouvent face à une administration qui pense qu’ils attendent du boulot alors qu’ils travaillent non-stop, qu’ils multiplient les contacts, les activités. Il y a une incompréhension structurelle manifeste. Il faut comprendre que le chômage est financé en grande partie par les cotisations sociales de tous les travailleurs, que cela soit de l’Horeca, de l’automobile, de la grande distribution. Cette caisse commune alimente le chômage pour ceux qui n’ont pas de revenus et qui cherchent du travail. Les artistes ne se retrouvent pas toujours dans ce schéma. Ils sont dans un sous-financement structurel et dans des activités très souvent non rémunérées, dans un travail invisible qui, vis-à-vis des autres catégories de travailleurs, n’est pas compris, n’est pas connu. Je suis frappé que les syndicats à haut niveau ne connaissent pas suffisamment les réalités des filières culturelles.

 

C. : Quelles sont vos revendications à ce niveau-là ?

F. Y. : Ce que l’on essaie de faire, c’est de trouver un nouveau dispositif, qui ne soit pas nécessairement du "chômage" au sens traditionnel mais qui permette quand même de donner un revenu, une allocation permettant aux gens de vivre puisqu’il n’y a pas assez de salaire culturel qui arrive dans le circuit aujourd’hui. Il y a beaucoup d’argent dans les filières culturelles, mais cet argent ne va pas en suffisance vers les créateurs et les créatrices. Cet argent reste dans les couches administratives de distribution, de diffusion, de production, voire dans la technologie. Apple et Facebook génèrent des milliards dont une grosse partie est culturelle, mais l’argent ne va pas aux artistes. L’idée, c’est de sortir les gens du régime actuel, c’est qu’ils trouvent une alternative tout en restant dans la sécurité sociale car cela resterait une allocation. Certains parlent de revenu de base, d’une allocation universelle, d’une allocation d’insertion. Et, notre priorité, c’est, en parallèle, de développer l’emploi artistique. Il faut que les institutions culturelles fassent remonter leur taux d’emploi artistique comme à travers des bourses, des résidences artistiques, des emplois. C’est anormal que la RTBF, avec deux mille emplois, ait si peu d’artistes, pas de scénaristes, pas de compositeurs. Il n’y a quasi plus de personnel artistique à la RTBF alors qu’il y en avait beaucoup dans les années 1980.

 

C. : Qu’attendez-vous de ces revendications ?

F. Y. : Ces revendications recoupent des propositions faites aussi par ce groupe des 40, ce groupe d’experts et d’expertes que la Ministre Linard a commandité au printemps et qui a remis son rapport en juillet. Ce rapport portait sur trois sujets : l’aide à la création, la démocratisation culturelle (l’accès aux œuvres pour les publics), le numérique. Les deux premiers points sont très développés. L’aide à la création recoupe les constats qu’on a faits et plusieurs de nos propositions. Concernant la démocratisation, on pourrait aller encore plus loin, car il y a beaucoup de choses floues, par exemple dans l’éducation permanente. On ne comprend pas encore très bien comment cette dernière participe à la démocratisation culturelle. Le numérique est plus faible. La Belgique francophone n’a pas de réelle stratégie culturelle numérique. Il manque des budgets, une stratégie, un choix. Plusieurs régions françaises ont fait des choix. Par exemple, la région Aquitaine a fait le choix de se spécialiser en livres numériques. Le Grand Est a plutôt choisi l’audiovisuel et le numérique. Les Hauts de France sont plutôt sur l’innovation numérique : jeux et livres. Je crois que dans le numérique, on doit prendre des axes, on ne peut pas tout faire en même temps. On concentre les forces, on crée des hubs avec des artistes, des producteurs, des universités, des start-up technologiques et on alimente en financement et en stratégies socio-économiques et culturelles. C’est quelque chose qui manque. Beaucoup de gens en ont envie, mais les pouvoirs publics ne se sont pas encore insérés dans une stratégie cohérente avec les différents actuers. Cela commence avec l’idée de « filières » qui est reprise dans le groupe des 40 sur laquelle nous avions beaucoup travaillé au conseil du livre, qui va être transformée dans la nouvelle instance de débat. L’idée, c’est que plusieurs niveaux de pouvoir : communautés, régions et pouvoirs locaux (villes, communes) peuvent s’allier pour développer une stratégie commune en matière culturelle. Il y a le projet d’un contrat de filière pour le livre qui a été esquissé et pour lequel la Ministre Linard promet depuis un an et demi qu’elle va donner des moyens. Ce qui devrait être le cas en 2021.

 

D. B. : Pourquoi participer à la plateforme « Visibles ensemble » ?

F. Y. : Ce que j’aime dans cette plateforme, et les promoteurs de cette plateforme nous ont bien informés de cela, c’est qu’elle marche dans les deux sens : elle permet d’informer les personnes sur l’état des choses (puisque, selon la brique qui est utilisée, on leur donne des informations, des contextes et on leur demande de répondre à certaines actions comme des questionnaires, des propositions). Par exemple, je pense que beaucoup de gens n’ont pas lu le rapport du groupe des 40, à travers la synthèse qu’on en fait et les propositions qu’on indique, les gens auront eu la quintessence du rapport et de ses propositions et ils peuvent réagir. En annexe, on met le rapport pour que les gens qui veulent s’informer bénéficient d’un outil qui leur permette de lire et de donner leur opinion, d’ajouter des choses. On peut informer, quand les gens ont répondu collectivement, on fait une synthèse commune et on demande aux gens d’établir leurs priorités dans cette synthèse. Cela va dans les deux sens : les gens peuvent participer au travail de synthèse et ils peuvent y ajouter une participation spécifique.

 

C. : Cette plateforme n’est accessible qu’aux membres ?

F. Y. : Pour des raisons financières mais aussi pour des raisons de clarté, on a décidé de n’ouvrir la plateforme qu’aux 5.000 membres de la SACD et de la SCAM. L’outil est disponible et n’est pas très coûteux si d’autres organisations veulent le faire, ils peuvent prendre contact avec Citizenlab. On espère pouvoir faire une troisième phase en 2021 qui porterait sur la question des industries culturelles en régions : région wallonne, région bruxelloise et on est en dialogue avec les cabinets régionaux. Mais, ce serait ouvert à tout le secteur. On espérait le faire en même temps que le processus lié aux auteurs de la SACD et de la SCAM, mais cela a pris du retard et nous ne sommes pas encore prêts.

Sur la protection sociale, les partis politiques ont démarré leurs discussions donc il faut amener un contenu intéressant aux partis politiques au plus tard vers octobre, novembre. Sur la révision des politiques culturelles, le travail est en cours. Le budget de la Communauté française va être une discussion très serrée. À travers la discussion budgétaire, les priorités artistiques vont être définies. On est dans un calendrier politique qui fait qu’on ne peut pas trop traîner non plus.

 

C. : Mais vous avez déjà une bonne connaissance de la réalité du terrain.

F. Y. : Oui, mais on est toujours surpris, les choses évoluent rapidement, tout est impacté par le Corona. Ce qui est frappant, c’est que les auteurs et les autrices vivent des statuts très différents et très complexes. Notre souci, c’est de recueillir tous les profils pour être sûrs de n’oublier personne dans les propositions et dans le dialogue qu’on peut avoir avec les pouvoirs publics. C’est pour cela qu’on invite les auteurs à remplir (une heure de travail) mais ce temps impactera positivement le cadre dans lequel ils/elles vont travailler dans les dix prochaines années.

 

C. : Comment devient-on membre de la SACD ?

F. Y. : Il suffit de contacter le service des auteurs et des autrices ou le numéro général. On peut s’inscrire en ligne. Il faut être auteur ou autrice, ou près de l’être. C’est une coopérative donc il faut acheter une petite part sociale (https://www.sacd.be/fr/services/devenir-membre - https://www.scam.be/fr/services/devenir-membre) et vous avez accès aux services : la gestion des droits (le service de base : percevoir et répartir auprès des organisations culturelles qui utilisent les œuvres), de l’information, du conseil juridique, fiscal et social très pointu, et l’action culturelle (bourses, prix, accompagnement, conseils, etc.) et cette défense collective de la profession que nous assurons avec cette plateforme Citizenlab.

 

C. : Quelle est la différence entre la SACD et la Scam ?

F. Y. : La SACD correspond à la société des auteurs compositeurs dramatiques, plutôt tournée vers la fiction et la Scam est la société civile des auteurs multimédia, plutôt tournée vers les documentaires et les livres. Ce sont des distinctions historiques.La SACD regroupe le théâtre, le cinéma, la série télé, la radio de fiction, les feuilletons. La SCAM regroupe le documentaire, le reportage, le grand reportage, l’édition de livres, la BD, livres jeunesse, livres scientifiques et pédagogiques, livres illustrés. Les deux sociétés gèrent les droits des youtubeurs.

Tout à propos de: