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Rencontre avec Marie-Christine Barrault pour Zénon, l’insoumis de Françoise Levie

Publié le 04/12/2019 par Dimitra Bouras et Constance Pasquier / Catégorie: Entrevue

Marie-Christine Barrault a joué dans plus de cinquante films, quarante téléfilms et quarante pièces de théâtre. Après être passée devant la caméra d’Éric Rohmer, de Woody Allen, d’Andrzej Wajda, de Christophe Honoré, elle se retrouve aujourd’hui devant celle de Françoise Levie dans son documentaire Zénon, l’insoumis qui raconte comment Marguerite Yourcenar et André Delvaux ont collaboré pour la réalisation du film L’œuvre au noir avec Gianmaria Volonté.

Cinergie : Quelle a été votre réaction quand on vous a proposé le projet de Zénon, l’insoumis ?
Marie-Christine Barrault : Cela rentrait, sans que Françoise Levie ne le sache, dans un grand cycle Yourcenar dans lequel j’étais moi-même. J’avais déjà fait beaucoup de lectures de ses textes en public et je venais de jouer une adaptation qu’on avait faite de son livre d’entretiens, Les Yeux ouverts. Un ouvrage que chacun devrait avoir sur sa table de nuit, un livre qu’on peut ouvrir dès que l’on se pose une question sur n’importe quel sujet et Marguerite Yourcenar, avec son esprit universel, nous aide à y répondre. Quand Françoise Levie et Martine Barbé, la productrice, sont venues pour me le proposer, cela coïncidait avec mes préoccupations du moment. Elles m’ont demandé si cela ne m’ennuyait pas d’aller tourner dans sa maison à Petite Plaisance, dans le Maine. C’était, en réalité, mon vœu le plus cher. Pour moi, c’était plus qu’un tournage. C’était le point d’arrivée d’une grande aventure avec elle.

C. : À Petite Plaisance, tout est resté tel quel.
M.-C. B. : Rien n’a bougé. C’est son âme. Finalement, ce que j’ai eu à interpréter dans ce film, c’est de donner un corps à l’âme de Marguerite Yourcenar qui continue à être tellement présente dans cette maison. Tout objet est à sa place. J’ai emprunté un livre que j’ai lu dans son fauteuil, j’ai emprunté sa cape pour aller tourner des plans devant la mer. C’était entrer dans sa réalité, dans son univers.
De manière générale, j’aime beaucoup les maisons d’écrivains. De plus en plus de ces maisons sont ouvertes au public et éclairent tellement l’œuvre de leurs propriétaires. Pour Yourcenar, encore plus, parce qu’elle était tellement cohérente entre ses préoccupations, son écriture, sa vie de tous les jours. Elle raconte souvent comment elle interrompt son écriture parce qu’elle doit discuter d’un problème pratique avec le menuisier, le jardinier et elle retourne à son écriture après. Intellectuellement, je le savais parce que je l’avais lue mais tout d’un coup je le comprenais en étant dans ce lieu où tout a du sens et tout est rempli d’une grande simplicité propre aux génies. Je pense que plus quelqu’un atteint le génie, plus il est simple. Ce sont les gens moyens qui sont compliqués. Ils croient qu’en étant compliqués, ils se donnent de l’importance. Yourcenar est dans une sorte de simplicité. Même quand elle parle, les phrases sont belles, longues et très bien construites mais on ne doit pas chercher dans le dictionnaire pour comprendre ce qu’elle nous dit contrairement à d’autres auteurs.

C. : Vous êtes partie à la rencontre de deux génies : Marguerite Yourcenar et André Delvaux.
M.-C. B. : Je connaissais André Delvaux car j’avais tourné dans ce que je considère comme mon plus beau rôle, Femme entre chien et loup. On a eu une aventure de travail et d’amitié ensemble. Cela faisait aussi partie de mon envie de faire ce film : parler à André Delvaux après sa disparition. C’est quelqu’un qui a tellement compté pour moi que j’avais l’impression, en lisant les lettres de Yourcenar à Delvaux, qu’il y avait une partie de mon cœur qui s’exprimait. C’est quelqu’un qui me manque. Aujourd’hui, s’il était encore vivant, j’irais passer quelques heures avec lui pour parler du monde, de la vie. C’était un grand artiste.
J’ai surtout travaillé sur Femme entre chien et loup. Ma participation à L’œuvre au noir était très rapide. C’était beau mais ce n’était pas un travail sur le long terme. Mais, je suis toujours restée en relation avec lui. Quand il venait à Paris, on se voyait. Quand je venais ici, on se voyait. Je l’ai vu très peu de temps avant sa mort. Je suis heureuse que cette rencontre ait eu lieu. On était né le même jour, le 21 mars, je tournais pour la télévision française ici. Je l’ai appelé, j’avais oublié que c’était aussi son anniversaire. On s’est retrouvé et deux mois plus tard, il mourait. C’est quelqu’un que j’appréciais. Le film que j’ai fait avec lui est une sorte de chef-d’œuvre, il est magnifique.

C. : Pourquoi ce film, Femme entre chien et loup, a eu tant d’importance pour vous ?
M.-C. B. : Parce que j’ai rarement eu un rôle si fantastique. J’avais l’impression d’être au-delà d’un rôle, j’avais l’impression d’incarner la Belgique, le rôle de la femme dans ce film va au-delà de l’histoire d’une femme entre deux hommes. C’est la Belgique entre deux idéologies. C’était particulier comme rôle et il fallait être dans les mains d’André Delvaux pour cela. D’ailleurs, beaucoup de gens pensaient que j’étais flamande de par mon physique. La grandeur du film vient de la manière dont on l’a fait ensemble. J’avais déjà joué dans d’autres grands films mais c’était différent. Cousin, cousine était une comédie, l’ambiance était plus guillerette. Avec André Delvaux, on ne se quittait plus. On regardait les rushes ensemble, on parlait le weekend des scènes de la semaine suivante. J’étais son œuvre et je me sentais grandie dans cette situation-là comme femme, comme artiste.

C. : Est-ce que Delvaux vous avait demandé de lire Le Chagrin des Belges de Hugo Claus pour préparer le film ?
M.-C. B. : Non, je ne l’ai pas lu. On a beaucoup discuté, j’ai lu d’autres choses. J’ai toujours eu une approche plus impressionniste des rôles même si je viens des livres. Les approches intellectuelles me refroidissent un peu. À travers lui, j’avais accès à la vérité du propos.
Le contexte vient du réalisateur plus que de l’actrice. Le personnage que j’incarnais n’avait pas le sentiment de ce qu’il vivait. Il vivait une histoire de femme dont le mari était parti au front avec les Allemands et elle avait une autre relation avec un jeune résistant. Il ne faut pas être plus intelligent que le personnage. Il faut tenter d’incarner un personnage qui se lève le matin et qui ne sait pas ce qui va lui arriver. Le personnage de la petite histoire ne connaît pas la grande histoire. C’est le regard du metteur en scène qui fait qu’on est constamment entre la petite et la grande histoire. Il faut une intelligence de la situation mais pas plus qu’il n’en faut.

C. : Vous aviez connaissance des lettres entre Yourcenar et Delvaux ?
M.-C. B. : J’ai le DVD, très récent, de L’œuvre au noir qui contient quelques lettres. Quand j’ai revu L’œuvre au noir il y a trois ans lors d’une projection au Centre Wallonie Bruxelles à Paris, j’ignorais que j’allais être mêlée à cette histoire d’une quelconque manière par la suite. Cela m’a intéressée de découvrir le processus de création et de relation des deux auteurs mais je voyais cela comme une histoire terminée.
À l’époque, je n’avais pas encore joué dans Les Yeux Ouverts donc je connaissais moins la vie de Yourcenar. C’est cela qui est bien avec mon métier. Chaque fois qu’on est dans un nouveau projet, on se cultive, on s’enrichit. C’est l’école permanente, une école tellement vivante. Mon admiration pour Yourcenar est venue en grande partie lors de mon travail sur Les Yeux ouverts. Avant, je la considérais comme une grande auteure, j’étais très fière qu’elle soit la première académicienne. Finalement, en France, c’est ce dont tout le monde se souvient car il n’y a pas pire misogyne que le monde académicien et elle y est entrée. J’avais également lu quelques romans principaux. C’est vraiment grâce à l’adaptation théâtrale et au film de Delvaux que je suis vraiment entrée dans son intimité, dans sa vie, dans son mystère.
Je continue à faire des lectures de ses œuvres. Même si je la connais mieux, cela ne m’influence pas lors de la lecture des œuvres. Je me préoccupe peu de l’auteur lors des lectures. Quand on lit un texte, c’est le texte qui est prépondérant.

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