Marlène Rabaud et le Congo, une fascination qui dure depuis plusieurs années. C'est là qu'elle a débuté sa carrière comme reporter d'images pour plusieurs chaînes de télévision (TV5, RTBF). Issue du milieu des Arts plastiques et de celui du cinéma, la jeune réalisatrice a déjà plusieurs documentaires à son actif, documentaires qu'elle coréalise avec son acolyte Arnaud Zajtman comme Caravane touareg, Adien l'enfer, Meurtre à Kinshasa, Kafka au Congo. Un pays de prédilection, donc. Dans Congo Lucha, Marlène Rabaud suit de près les militants de La Lucha, un nouveau mouvement non violent, celui de jeunes citoyens conscients qui rêvent d'un autre Congo, d'un Congo libre et démocratique.
Rencontre avec Marlène Rabaud pour la sortie de Congo Lucha
Cinergie : C'est le regain d'une volonté démocratique en Afrique qui vous a attiré pour faire ce film ?
Marlène Rabaud: J'ai couvert la guerre au Congo pendant 6 ans. J'avais identifié ce nouveau mouvement comme un mouvement inédit dans l'histoire du Congo : des jeunes conscients qui veulent agir dans la non violence, qui n'appartiennent à aucun parti politique, qui ne sont pas corrompus, manipulés par qui que ce soit, c'est inédit, nouveau, plein d'espoir. Cela fait penser au Balai Citoyen au Burkina Faso, à Y En A Marre au Sénégal. Certains peuvent se dire que les Américains sont derrière, mais j'étais avec eux pendant deux ans. Je peux vous dire quelles sont leurs conditions de vie, sans eau, sans électricité. On ne se rend pas forcément compte comme ça car ils sont bien habillés. Mais ils veulent un nouveau Congo et ce sont les nouveaux Congolais. Ils y croient et ils veulent porter haut l'espoir que ça peut changer.
Dans ce film, il s'agit d'une cinquantaine de jeunes qui ont décidé d'unir leurs forces et leurs idées. Quand j'ai vu cette bande de jeunes, j'ai tout de suite été séduite par ce qu'ils pouvaient proposer à la population, par leur imagination, par les actions qu'ils mettaient en place pour améliorer les rues, pour demander des élections. Tout cela se fait dans un élan humain, généreux. J'ai envie de les suivre quand je vois des gens comme ça.
C. : Comment avez-vous rencontré ces jeunes?
M.R.: C'est une longue histoire. J'ai vu sur Facebook la photo de Rebecca Kabugho, jeune militante de La Lucha à Goma qui était condamnée à six mois de prison pour avoir organisé une manifestation contre Kabila avec ses copains. Sur cette photo, elle est dans sa cellule et elle regarde droit devant elle avec un sourire intérieur. J'ai tout de suite été séduite par cette fille. Cela m'a donné envie à distance d'y aller. Quand elle est sortie de prison, je n'ai pas attendu, je suis allée à Goma, à l'Est du Congo, ville traumatisée par la guerre depuis plus de vingt ans, ville où ces jeunes ont créé La Lucha. J'avais vraiment envie d'aller rencontrer les fondateurs du mouvement et comprendre d'où était venue cette idée.
Á Goma, j'ai d'abord rencontré Luc, le neveu d'un des personnages dans Meurtre à Kinshasa. On avait donné une caméra à un prisonnier qui s'était filmé dans sa cellule et cet homme s'est évadé à la fin du film, a trouvé refuge en Suède. Je l'ai appelé et je lui ai demandé s'il connaissait quelqu'un à La Lucha. Il m'a donné le contact de son neveu, Luc. Quand j'arrive à Goma et que je rencontre Luc, je me rends compte qu'il n'est pas n'importe qui dans La Lucha. C'est un militant plus âgé, il a dix ans de plus que les autres. Il n'y a pas de chef, c'est un mouvement horizontal, chacun apporte ce qu'il veut dans le mouvement : on peut être dans l'action ou en retrait. Mais Luc était dans la stratégie de mise en place des actions. Il était celui qui avait directement parlé à Kabila quand ce dernier avait voulu rencontrer La Lucha à Goma. Il voulait rencontrer quelques militants mais ils sont venus à 50 et Luc est le seul à avoir parlé à Kabila en lui demandant de quitter le pouvoir à la fin de son mandat. Luc était, - il est mort aujourd'hui, - un militant très actif.
C. : On a l'impression que tout le système politique repose sur la revendication que Kabila ne se représente plus aux élections. Pourquoi ?
M.R. : Parce que c'est écrit dans la constitution du Congo. Le président peut se présenter deux fois de suite. Au terme de ces deux mandats, il doit partir. La constitution pour les militants de La Lucha, c'est un texte fondamental. Ils l'utilisent pour réclamer leurs droits. La Constitution est la preuve que ce qu'ils demandent est légitime, ils l'utilisent aussi quand ils sont arrêtés devant les tribunaux, quand on leur reproche d'être sortis dans la rue alors que les manifestations étaient interdites. Ils ont sorti la Constitution en disant que les manifestations étaient un droit.
C.: La venue d'un autre président ne constitue pas une garantie d'un changement du système.
M.R.: Les gens en sont conscients mais c'est un début, il faut commencer quelque part. Rebecca dit qu'ils luttent pour demain, pour l'avenir et qu'il faut bien commencer la lutte quelque part. Si Kabila part, ce sera un début pour montrer aux autres qu'il y a des règles qu'il faut respecter. Les politiques doivent respecter ces règles. Ils ne disent pas qu'ils vont accorder toute leur confiance au successeur de Kabila, ils sont conscients que ce sera sans doute une marionnette, mais pour eux, c'est déjà une petite victoire. Ce sont des chercheurs de petites victoires. C'est comme ça que La Lucha a commencé à Goma, ils étaient cinq au départ et maintenant ils sont une cinquantaine. Sur tout le territoire, il y a 1500 personnes. Ils sont parvenus à créer des sections Lucha dans toutes les villes du pays à partir de leur petit groupe né à Goma il y a cinq-six ans. Je pense qu'on peut leur faire confiance pour que leurs rêves, leurs espoirs trouvent dans la réalité, des résultats concrets.
En deux ans, j'ai pu voir quelques victoires très significatives comme la prise des sanctions contre l'entourage immédiat de Joseph Kabila. Tous ces hauts dignitaires ont été sanctionnés par l'Europe et les États-Unis parce qu'ils étaient impliqués dans la répression contre les manifestants qui demandaient le départ de Kabila. Ces sanctions étaient, par exemple, des interdictions de visa, ce qui n'est pas rien. Ce sont les gens de La Lucha qui ont fait cette proposition. On peut espérer que leurs espoirs de changement se réalisent. Ils sont en train de le réaliser, parfois au prix de leur vie, comme ce fut le cas de Luc.
C. : Pourtant, c'est un mouvement non violent dans un contexte hyper militarisé.
M.R. : Oui, car toutes les personnes qui veulent changer les choses dans cette région prennent les armes, souvent pour mettre la main sur les richesses du pays : les ressources minières, les terres. Dans La Lucha, il n'y pas de religion, pas d'ethnie, tout le monde est bienvenu. Ils veulent créer un mouvement citoyen qui peut impacter le pays dans lequel ils vivent. La lutte a un prix et Luc le savait depuis longtemps puisqu'il militait déjà dans les mouvements étudiants. Il savait qu'il avait beaucoup de charisme et qu'il pouvait impressionner même les policiers qui tentaient de l'arrêter. Il m'a raconté qu'un jour un policier l'avait arrêté et que Luc avait planté son regard dans le sien, le policier l'a lâché en lui demandant d'arrêter de le regarder comme ça. Il s'est fait remarquer auprès de Kabila en lui demandant face à face de quitter le pouvoir. Il a montré à quel point il n'avait pas peur de Kabila.
C'est évident que ces mouvements ont besoin d'être soutenus, de trouver leur légitimité comme le docteur Mukwege. Ce dernier vit cloîtré dans son hôpital sous la protection des Nations Unies 24h/24 car il a lui-même échappé à plusieurs tentatives d'assassinat. Luc vivait seul dans sa maison en planches. Au Congo, on peut revendiquer ses droits, on peut lutter mais quand on va trop loin, on en paie le prix.
C. : Ces jeunes sont animés d'une réelle volonté politique de faire changer les choses.
M.R. : La génération de leurs parents a vraiment été brisée. Les militants de La Lucha sont les enfants qui ont survécu à ce drame et qui en sont ressortis encore plus forts et avec l'envie de ne pas léguer un tel pays à leurs enfants. Ils sont devenus les ambassadeurs de leurs parents qui n'ont rien pu faire, qui se sont réfugiés dans les églises à prier toute la journée. C'est pour cela qu'ils veulent passer à l'action car ils voient bien que la population a tellement peur qu'elle est complètement paralysée. C'est difficile d'aller dans la rue de braver cette peur, de prendre une balle, d'être arrêté et torturé. Il y a eu quelques morts pendant les manifestations (50 morts en 2016) mais le risque se trouve plutôt dans les maisons, le soir. Au Congo, on élimine les gens qui dérangent mais pas en pleine rue. C'est pour cela que La Lucha essaie de mettre les gens dans la rue car c'est uniquement quand le peuple sera dans la rue que les choses pourront vraiment changer. Ils passent beaucoup de temps à sensibiliser les gens dans la rue pour dénoncer l'état des hôpitaux, l'état des routes.
À travers La Lucha, je montre aussi la police qui partage aussi les idées de La Lucha, ce sont leurs voisins, leurs frères. Ils vivent dans les mêmes quartiers donc les policiers vivent les mêmes problèmes au quotidien mais c'est difficile de refuser un salaire, même très bas, car ils ont une famille à nourrir. Je montre un portrait de la police assez réaliste, des gens qui sont à deux doigts de renoncer à cette répression. Ce sont des gens qui obéissent aux ordres mais qui fonctionneraient autrement s'ils le pouvaient. Le travail de la Lucha c'est aussi ce travail d'approche auprès de la police, de l'armée, essayer de les enjoindre à venir avec eux.
C. : Une grande partie du film était en caméra cachée ?
M.R. : Non, la caméra était visible. J'étais entre les policiers et les militants de La Lucha qui allaient se faire arrêter. Les policiers venaient de se déployer pour barrer le passage à cette vingtaine de militants qui avaient décidé de se rendre chez le gouverneur de Goma pour lui demander les clés de son bureau parce que Kabila n'était plus légitime alors toutes les autorités perdaient aussi leur légitimité. Les policiers sont arrivés, se sont déployés et j'ai suivi au plus près leurs échanges. Quand on est dans le feu de l'action, chacun est dans son rôle que ce soient les policiers, les militants ou moi. Les policiers n'avaient pas le temps de s'occuper de moi, ils étaient là pour La Lucha.
C. : On ne vous a pas confisqué le matériel ?
M.R. : C'est arrivé un jour. Un homme a tenté de subtiliser ma caméra quand je sortais de l'hôtel. On sait que c'est un agent des renseignements qui a essayé de m'impressionner mais j'ai résisté et j'ai échappé à cette arrestation qui n'en était pas une. C'était juste une tentative pour voler ma caméra et pour me prendre un peu d'argent au passage. Sur le terrain, je n'ai jamais été arrêtée car quand on est dans l'action, on prépare son plan de sortie. Lors de cette marche, vers la maison du gouverneur, je savais que ça allait être chaud. Je savais que j'allais devoir partir rapidement à la fin de la marche. J'avais contacté une copine photographe aux Nations Unies et qui, malgré sa présence permanente à Goma, n'avait pas encore eu l'occasion de prendre des photos des militants de La Lucha en action. Je l'ai prévenue pour qu'on couvre cela ensemble et c'est là qu'elle a pris la photo de Luc, celle de l'affiche du film, quand il est embarqué dans le pickup. Une fois que tous les militants ont été arrêtés et mis dans le pickup, les policiers se sont retournés vers moi. On s'est réfugiées dans la voiture des Nations Unies et il était difficile de nous arrêter. C'était mon plan de sortie pour cette fois-là. Les autres fois, j'avais une moto pas loin pour pouvoir partir rapidement.
C. : Est-ce que ce film sera diffusé au Congo ?
M.R.: Je fais vraiment confiance aux militants de La Lucha pour le montrer à travers le pays. Ils sont partout dans toutes les villes donc ils vont sûrement organiser des projections. On retrouve Luc et Rebecca, l'un devenu un martyr, l'autre devenue une icône après ses six mois de détention. Je pense que le film va circuler comme cela pour l'instant et on verra si je vais faire une tournée plus tard.
J'espère que le film permettra à plus de gens de connaître La Lucha car la situation au Congo est très incertaine. Je pense qu'il faut soutenir ces jeunes. Ils sont là comme des sentinelles du pouvoir et si le prochain président continue à ne rien faire pour la population, ils seront toujours là pour le dire. Comme disait Luc, c'est la visibilité qui nous protège. Je ne sais pas si ce fut le cas pour lui mais pour La Lucha, plus ils seront reconnus, plus on verra clair dans ce qu'il se passe au Congo et plus on pourra peut-être éviter toutes ces injustices, voir la main mise sur les ressources par ces pays étrangers et cette population qui est toujours sans eau ni électricité, ce qui est impossible à accepter par ces jeunes qui sont connectés, qui sont sur les réseaux sociaux.
Ce film est un hommage, à Luc, car ce sont les deux dernières années de sa vie. C'est lui qui m'a ouvert la porte du mouvement, qui m'a permis de rencontrer tous les autres militants. Pour l'instant, je viens juste de terminer le film et j'ai envie d'être à la hauteur de l'hommage que je devais lui rendre.