Pauline Beugnies entretient depuis toujours un lien intime avec le réel qu’elle a mis en lumière comme photographe d’abord et comme réalisatrice ensuite. Ayant vécu cinq ans au Caire, ses premières réalisations documentent l’émancipation de la jeunesse égyptienne à travers des expositions photos, un web documentaire Sout El Shabab pour France Culture en 2012, un livre photo Génération Tahrir en 2016 et son premier long métrage documentaire Rester Vivants. Elle réalise ensuite Shams, son premier film de fiction, et se lance avec Marie Aurore D’Awans dans la cocréation théâtrale avec Mawda, ça veut dire tendresse. En 2022, elle réalise Petites, son dernier long métrage documentaire dans lequel elle revient sur le traumatisme de l’affaire Dutroux sur les enfants de l’époque. Pour cette 7e édition du Mois du Doc, elle reste attachée au monde arabo-musulman et souhaite également axer la réflexion sur les publics.
Rencontre avec Pauline Beugnies, marraine de la 7e édition du Mois du Doc
Cinergie : Vous avez été choisie pour être la marraine du Mois du Doc 2024. Comment vivez-vous cela ?
Pauline Beugnies : Juste avant de partir en tournage pour mon deuxième court métrage de fiction au Caire, j’ai reçu un coup de fil en mai pour me proposer ce marrainage. Au départ, je ne me sentais pas très légitime, mais les membres de la Fédération Wallonie-Bruxelles appréciaient l’ensemble de mon parcours, pas seulement mes documentaires, mais aussi mes photos et ma pièce de théâtre documentaire Mawda, ça veut tendresse, que j’ai coécrite et cocréée avec Marie Aurore D’Awans. Ils ont donc choisi mon parcours et mon engagement. Ils étaient contents d’avoir des regards neufs aux parcours différents. Je viens un peu d’ailleurs comme je n’ai pas fait d’école de cinéma. Je trouvais ça intéressant et valorisant qu’on me donne la parole et que je puisse peut-être influencer ci et là avec des films qui me plaisent et des thématiques que je veux défendre. Lors du Mois du Doc, on demande à la marraine de mettre son empreinte sur l’édition. C’est une sorte de souffle, car il y a une telle richesse et diversité de documentaires dans le catalogue qui pourraient être projetés. C’est très difficile de choisir un thème, mais on peut apporter une sorte de souffle. On se demande ce que l’on peut laisser comme trace. Nous traversons actuellement une fracture que je sens peut-être davantage, car une partie de mon cœur est dans le monde arabo-musulman. Je sens très fort ce renversement du monde et ça m’affecte beaucoup depuis le début de l’offensive sur Gaza. J’ai depuis longtemps cette préoccupation de l’inclusion. J’ai la chance d’avoir une voix et je me demande comment je peux la partager avec d’autres pour faire surgir de plus en plus de voix émergentes qui jusqu’ici sont invisibilisées. Je me suis engagée récemment au Comité belge de la SCAM et à la ARRF (Association des Réalisateurs et Réalisatrices Francophones) pour essayer de porter ce combat. J’ai donc choisi de mettre en lumière ces questions liées à l’inclusion pour cette édition du Mois du Doc. Avec mes collègues de la SCAM et d’autres personnes du milieu, on s’est posé la question du public. On s’est demandé comment aller à la rencontre des publics, comment on pouvait les mélanger. Ces questions ont l’air assez fermées. Par exemple, en ce qui concerne la RTBF, tout a l’air établi et on ne peut pas remettre en question qui regarde quoi et à quelle heure, dans quel contexte. Comment fait-on pour amener des gens voir des films documentaires au cinéma, mais aussi dans d’autres lieux en Belgique ? Tout cela est l’enjeu du Mois du Doc : faire connaître le documentaire belge francophone et aller chercher le public. Plutôt que de poser la question de la diversité du point de vue de celles et ceux qui font les films, pourquoi ne pas la poser du point de vue de celles et ceux qui voient les films qu’on fait.
On va organiser une grande journée professionnelle le 28 novembre, on a opté pour un panel de gens le matin et des groupes de travail l’après-midi. Il y aura une table de travail consacrée aux liens entre la Flandre et la Francophonie, un groupe de travail sur la diffusion, un groupe sur la question du public et du documentaire à la RTBF. Il s’agit de différentes entrées pour se poser ensemble la question des publics.
Dans les événements, je voulais mettre en avant la question palestinienne qui est très importante pour moi depuis longtemps. On a réfléchi à quel film mettre en avant pour la soirée Mois du Doc du 18 novembre. Plutôt que de mettre un film à l’honneur, on a plutôt choisi un cinéaste belgo-palestinien, Michel Khleifi qui est très important dans l’école belge du cinéma du réel. Il a développé « la ligne réalité » qui est née à l’INSAS pour apprendre aux élèves à partir du réel pour créer une réflexion. C’est vraiment une personne admirable qui dit qu’il est citoyen avant d’être cinéaste. Et pour lui, le plus important à filmer et à raconter du réel ce sont les processus qui mènent à une pensée politique et pas juste une pensée ou un slogan politique. C’est ainsi qu’on peut accéder aux gens en racontant des processus de vie. Le 18 novembre, on projettera donc le premier documentaire de Michel Khleifi, La Mémoire fertile (1981). C’est la première fois qu’un cinéaste palestinien s’empare du réel de l’occupation de cette manière-là. Le film est un portrait croisé de deux femmes très différentes, l’une est écrivaine à Ramallah et l’autre est une paysanne de Nazareth. Le film raconte l’histoire de ces deux femmes sous l’occupation, mais l’occupation n’est pas le sujet principal du film qui est l’émancipation de ces deux femmes.
C. : Avez-vous prévu des rencontres avec le public ?
P. B. : Je serai là lors d’une projection de Petites au Vecteur à Charleroi et au cinéclub de l’Université de Liège. Ce qui est intéressant lors du Mois du Doc, c’est d’aller à la rencontre des publics puisque les lieux de projection sont très variés. Je me réjouis de reprojeter ce film avec du public. C’est bien que nos films passent à la télévision, car ils vont rencontrer un large public, mais rien ne vaut l’expérience collective. J’ai aussi fait une sélection de documentaires belges et étrangers qui ont fait évoluer mon regard pour la plateforme Sooner.
C. : Est-ce qu’un de ces documentaires vous a marqué particulièrement ?
P. B. : Les Miennes de Samira El Mouzghibati qui sera projeté plusieurs fois lors du Mois du Doc et Sauve qui peut d’Alexe Poukine qui sera dans la sélection RTBF parce qu’il sort seulement en décembre au cinéma. Pour engager les spectateurices, la RTBF organise un vote pour le meilleur documentaire produit l’année passée.
C. : Comme vous venez de la photographie du réel, quelle est votre approche du réel via le médium cinéma ? Est-ce que ces deux manières de fonctionner sont différentes pour vous ?
P. B. : Je crois que c’est la photo qui m’a amenée de manière naturelle et organique vers le cinéma documentaire comme mon premier film Rester vivants était inspiré d’un travail photographique. Je me suis sentie limitée par la photographie même si c’est un outil magnifique pour rentrer dans la vie des gens. On peut rester longtemps à attendre pour avoir la bonne prise en photographie documentaire. Je n’opposerais pas les deux, je les vois plutôt comme des pratiques complémentaires. Le cinéma est un peu le prolongement. Mais la différence réside surtout dans le temps. Il faut du temps pour approcher les gens, gagner leur confiance, prendre soin de la relation et prendre la bonne photo et tout cela peut s’appliquer au cinéma documentaire. D’ailleurs, j’avais donné un atelier à l’IHECS il y a deux ans sur l’approche documentaire pour ne pas opposer les médiums. Cette approche m’anime beaucoup même dans le cinéma de fiction que je veux mettre en place aujourd’hui. Rien ne peut battre le réel, il y a tellement d’histoires à raconter, c’est magnifique. Regarder un documentaire, ce n’est pas regarder n’importe quel film, il y a une responsabilité de la part du spectateur, c’est un acte très engageant. Parfois, cela nous déplace, on est dans la tension, on n’est pas toujours d’accord avec ce qu’on voit, avec cet autre rapport au monde. Mais tout cela nous fait avancer de manière collective et sociétale.
C. : À côté de cet attachement au réel, vous avez fait un film sur le soufisme qui est plutôt lié au spirituel.
P. B. : Je viens effectivement de terminer un court métrage de fiction qui parle du soufisme, mais il a un aspect très documentaire à côté du réalisme fantastique. Dans ce film, il y a beaucoup de scènes qu’on a tournées comme du cinéma documentaire en ajoutant seulement notre personnage de fiction à la situation. On a tourné dans un marché avec l’acteur principal, mais pour les autres personnages, on a demandé aux gens dans la rue s’ils étaient d’accord de participer à notre film. Pour moi, tout se mélange et il n’y a pas d’unique manière de faire. Parler du soufisme du point de vue du réel était important pour moi, car c’est une façon de parler de cette pratique de manière plus positive et réaliste. Je ne vois pas comment je pourrais procéder autrement. Le prochain long métrage de fiction que je suis en train de réaliser est très ancré, je l’écris sur base d’ateliers et sur base de rencontres avec des gens qui vivent les situations que je raconte dans le film.
C. : Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire du cinéma ?
P. B. : Ce qui m’a amenée au cinéma, c’est la limite de la photographie. Je terminais l’ouvrage de photo Génération Tahir et j’avais envie d’entendre parler les gens qui étaient sur mes images. J’avais envie de porter les voix de ces jeunes qu’on avait entendues, mais qu’on n’entendait plus. C’est pour cela que j’ai réalisé Rester vivants. Ensuite, la photographie est un sport tellement solitaire que j’ai trouvé génial cet effort commun lié à la réalisation d’un film. Il faut que tout le monde marche dans la même direction à un moment donné. Cela a révélé une facette de moi que je n’avais pas vraiment vue avant et qui pouvait s’épanouir de manière saine avec une équipe de confiance.