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Rester vivants de Pauline Beugnies

Publié le 30/11/2017 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Les enfants de la Révolution 

« Ce film est dédié aux jeunes égyptiens qui ont payé le prix de la liberté et continuent à le faire. » Voilà la dédicace qui clôt le documentaire de Pauline Beugnies, une jeune réalisatrice et photo-journaliste qui a passé 5 ans en Egypte, notamment lors des tourments qui ont secoué le pays depuis la révolution de janvier/février 2011. Elle a suivi la résistance et l’impossible reconstruction de la jeunesse égyptienne après le Printemps Arabe.

Rester vivants de Pauline Beugnies

Sans entrer en détails dans la chronologie post-Révolution incroyablement compliquée du pays depuis 2011 (un chat n’y retrouverait pas ses petits), les aspirations à la liberté de la jeunesse égyptienne sont actuellement coincées entre la main de fer du tyrannique Maréchal Abdel Sissi (au pouvoir depuis 2014) et la nécessité de vivre. Le régime militaire de Sissi, bien plus oppressif encore que celui de Hosni Moubarak, est de loin le pire qu’ait connu le pays. A l’été 2013, des centaines de Frères Musulmans furent massacrés à Rabba et depuis, une violente répression frappe sans distinction islamistes, artistes, journalistes, activistes et intellectuels. Et malgré la gravité de cette situation allant crescendo, les médias occidentaux se détournent de l’Egypte.

De l’avis général, la Révolution de 2011 n’a fait qu’aggraver les choses. Bon nombre de jeunes révolutionnaires croupissent encore aujourd’hui dans les geôles de l’Etat. D’autres ont été obligés de fuir mais ne peuvent quitter le pays sous peine d’être arrêtés à l’aéroport. La rage, la colère et l’espoir qui les animaient se sont mués en amertume, en profond désespoir. La plupart avouent qu’ils ne feraient plus la Révolution aujourd’hui. À quoi bon se battre quand le résultat semble joué d’avance ? Rester Vivants décrit une génération émergente qui veut continuer à croire que le soulèvement populaire de janvier 2011 n'était pas vain, mais obligée désormais de faire profil bas. Le film dresse les portraits de quatre jeunes ayant participé à la Révolution, filmés en 2011 puis en janvier 2016. En cinq ans, ils ont évolué, traversé des crises et fait face à des choix décisifs, souvent en totale contradiction avec leurs idéaux de départ.

-EMAN était une Sœur Musulmane, aujourd’hui forcée à l’exil avec son mari et son fils. Pour cette ex-militante acharnée, le temps de la révolte et de l’indignation est bien fini. Elle a mis de côté toutes ses ambitions. Aujourd’hui, la jeune femme avoue ne plus avoir le moindre espoir pour son pays. Elle déclare qu’elle ne referait plus la Révolution si l’occasion se présentait et qu’en même temps, elle se trouve lâche. « Frappe le sol et le feu surgira ! » scandait-elle lors des manifestations. Aujourd’hui, Eman regarde le sol pour ne pas faire de vagues. « Avant, la Révolution coulait dans nos veines. Aujourd’hui, nous sommes tous devenus cinglés. Il aurait mieux valu qu’on ne fasse jamais cette Révolution et pourtant nous sommes heureux de l’avoir faite. Nous n’avions pas peur de mourir dans la rue parce que nous savions pourquoi nous nous battions. Avant 2011, je pensais sincèrement que je pouvais changer les choses. Plus maintenant. Nous avons essayé et échoué. Et nous payons chèrement les conséquences de cet échec. Je refuse que mes enfants soient amenés à refaire la Révolution et doivent eux aussi en payer le prix. »

-SOLAFA (et Hossam son mari) ont fui leur maison. Ils ne peuvent pas rentrer chez eux ni quitter le pays. Ils se débrouillent du mieux qu’ils peuvent pour vivre mais les opportunités professionnelles ne sont pas légion pour les ex-révolutionnaires comme eux, mis sur des listes noires les empêchant d’avoir accès aux bons emplois et aux meilleures écoles… L’ancienne activiste, enceinte, fustige ceux qui ont fui le pays : « Si vous aimez l’Egypte, défendez-là avec moi ! » Désespérée par le manque de repères qui frappe sa famille, Solafa déclare : « Je ne comprends plus rien à ce pays, je ne comprends plus ce que veulent les gens. Veulent-ils encore se battre pour une vie digne ? » Dans une séquence mémorable, Solafa s’adresse au Maréchal Sissi, face caméra : « Ouvrez-nous les frontières, laissez-nous partir ! Nous n’avons pas d’autre choix que de nous taire car quand nous élevons la voix, nous sommes immédiatement arrêtés. Ce pays compte 40 000 détenus dont une grande partie de femmes. Les écoles et les hôpitaux sont dans un état lamentable. Pourquoi participerais-je à la construction du pays si la seule chose qu’on y construit sont des prisons ? »

-KIRILOS est un artiste laïque, autrefois totalement dévoué à la cause révolutionnaire. Contrairement à Emam, il ne regrette pas sa participation à la Révolution, qui lui a donné de l’expérience et a forgé son caractère. Il se dit déçu par l’échec total des Frères Musulmans, qui n’étaient pas une bonne alternative au régime de Moubarak. Aujourd’hui, Kirilos ne s’intéresse plus à la politique. Il a appris à ne plus faire de vagues. « Je suis libre de mes opinions mais je ne veux plus froisser personne. Il est possible que toutes mes convictions d’hier soient fausses aujourd’hui » déclare-t-il, la mort dans l’âme et le regard éteint.

-AMMAR, ancien professeur, se remémore cette époque très brève de 2011 quand il pouvait crier ses opinions dans la rue. Inimaginable aujourd’hui ! Il explique les nombreuses dissensions et le chaos idéologique incompréhensible qui règnent dans le pays : les islamistes ont eu leur holocauste au massacre de Rabaa. Aujourd’hui, ils ne veulent plus de débat. Les Frères Musulmans de leur côté, accusent les jeunes révolutionnaires d’avoir soutenu Sissi pour qu’ils les massacrent. Déçu par ce pays où tout le monde rejette la faute sur son voisin, Ammar a abandonné l’enseignement et se replie sur lui-même.

Plus qu’un simple documentaire, Rester Vivants est un douloureux constat sur le temps qui passe, sur l'engagement et les idéaux qui s’égrènent dans un contexte de répression et de propagande nationaliste. Une analyse terrifiante des conséquences du totalitarisme sur l’esprit de la jeunesse. La force la plus insidieuse de ce Mal à l’état pur, est d’anéantir la passion, de museler les consciences, d’éteindre les flammes. Le film pose de nombreuses questions : la vie sous ces conditions a-t-elle un sens après avoir connu un élan de liberté sans précédent? Comment survivre au sein d’une société marquée par ces bouleversements ? Quel héritage, quel poids à porter pour cette jeunesse ?... Quatre jeunes gens lumineux (parmi tant d’autres) ont vu tous leurs espoirs anéantis, leurs esprits brisés. Aujourd’hui, ils sont muselés, rentrés dans le rang, résignés à survivre, sans plus. Leur sentiment d’impuissance prédomine. À tous niveaux, leur pays a connu un terrifiant retour en arrière. Leur Révolution n’a été qu’un feu de paille, ses conséquences trop graves pour que l’espoir subsiste. « Rester vivants » est donc la seule chose qu’il leur reste à faire. À condition de le faire discrètement, en fermant sa gueule et en regardant ses pieds. Rester vivants… Oui. Mais pourquoi ?

Si le constat du film est d’une noirceur abyssale, on peut espérer qu’il indigne suffisamment de monde, qu’il réveille suffisamment de passions et provoque assez de colère. Pour que demain, germe dans les têtes d’une poignée de spectateurs l’idée que rien n’est irréversible, inexorable, pas même en Egypte…

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