Quatre jeunes de la « Génération Tahrir » se confrontent dans le film aux images de ce qu’ils ont été durant les événements révolutionnaires de 2011 en Égypte. Par leurs vécus et par leurs témoignages, Soleyfa, Ammar, Kirilos et Eman sont aujourd’hui devenus certaines des racines de la mémoire de la révolution avortée. Le retour sur soi, omniprésent dans le film, met en lumière les espoirs déçus et la réalité difficile de l’Égypte actuelle conduite par le Maréchal Sissi et son armée. Le caractère binaire du documentaire, entre passé et présent, invite cette génération et le spectateur à se questionner sur l’avenir.
Pauline Beugnies : Rester Vivants
Cinergie : Comment as-tu rencontré les protagonistes de ton film avec lesquels tu sembles avoir une relation amicale ?
Pauline Beugnies : Chaque rencontre est une histoire différente. J’ai rencontré Soleyfa un peu avant la révolution, après avoir commencé un travail photographique sur les jeunes activistes. Elle faisait partie d’un groupe de militants qui s’appelait « Justice et Liberté ». Avec différents autres groupes de jeunes, ils avaient organisé les premières manifestations de la révolution pro-démocratie. Soleyfa était la personne de référence qui amenait les activistes sur les lieux de manifestation prévus secrètement par une poignée d’organisateurs. Ma rencontre avec Ammar a eu lieu à Alexandrie dans des circonstances difficiles à oublier : installé sur les épaules d’un autre jeune devant une base militaire, il peignait à main levée le visage du militant Alaa Abd El-Fattah (d’ailleurs toujours en prison aujourd’hui, malgré le changement de régime). Une amie qui travaillait sur les minorités dont la minorité copte en Égypte pour le journal français chrétien La Croix avait rencontré Kirilos dans le cadre d’un de ses reportages. Elle me l’a présenté lorsque nous travaillions ensemble sur un web-documentaire concernant les jeunes qui avaient pris part à la révolution. Quant à Eman, je l’ai rencontrée également en 2011 : je m’intéressais alors aux jeunes dissidents des Frères Musulmans qui, au lendemain de la Révolution, avaient décidé de quitter la confrérie. Eman était l’une d’entre ces jeunes qui ne voulaient plus être utilisés pour faire passer un message politique sans pouvoir s’exprimer réellement. Eman a d’emblée contrecarré l’image prédéfinie que j’avais des musulmans. Je n’aurais jamais pu concevoir avant sa rencontre qu’une jeune égyptienne puisse être islamiste et révolutionnaire d’une part, islamiste et féministe de l’autre.
C. : Mais, qu’est-ce qui t’a amené en Egypte ? Comment se fait-il que tu y sois allée ?
P. B. : J’ai grandi à Gilly dans la banlieue de Charleroi où la population est assez mixte. L’arabe y a toujours été fort présent, et j’ai toujours eu envie de le parler et de le comprendre. Après mes études de journalisme, je savais que je voulais être photographe mais je m’éparpillais. J’ai donc décidé d’apprendre une langue pour canaliser tout ce désordre. J’ai immédiatement pensé à l’arabe. J’ai finalement trouvé un accord de coopération entre l’Égypte et la Belgique grâce au WBI (ex-CGRI), et je me suis retrouvée au Caire en 2008. Au bout d’un an sur place, je parlais toujours très mal la langue et je n’avais encore pris aucune photographie. En fait, j’étais complètement submergée par ce que j’étais en train de découvrir. J’ai décidé de rester en Égypte, et je suis devenue photographe de presse en septembre 2009. En parallèle à des commandes pour les journaux et les magazines, j’ai commencé à développer des projets personnels, notamment sur la jeunesse activiste.
C. : En 2009, y avait-il les prémices du désir de changements dans la société égyptienne ?
P. B. : En fait, j’ai avant tout découvert que l’Égypte était en réalité une dictature militaire. La mort de Khaled Saïd qui est survenue le 6 juin 2010 à Alexandrie a déclenché les mouvements de révolte. Khaled Saïd a été roué de coups par la police à la sortie d’un cyber-café. Apparemment, il avait posté une vidéo sur Youtube qui dénonçait la corruption des agents de l’ordre. Son visage, avant et après son passage à tabac, a amplement circulé sur Facebook. Beaucoup de jeunes de tous les milieux sociaux ont commencé à se mobiliser. Suite à ce mouvement est née la page Facebook « Kolena Khaled Saïd », « Nous sommes tous Khaled Saïd ». Il a été décidé d’organiser une première grande manifestation le jour de la fête de la police, jour de congé national, le 25 janvier 2011, en hommage à Khaled Saïd.
C. : Dans ton film, après la déception post-révolution, il est assez étonnant d’observer le sentiment d’un espoir toujours vivant.
P. B. : Il est intéressant de noter que mon positivisme à toute épreuve ait été transmis au travers de mon film. Mais les jeunes sont dans l’ensemble assez déprimés et accablés par l’échec de la révolution. Si cette dernière s’avère être un héritage fabuleux, elle est également un sacré fardeau pour eux. Certains activistes ont été tués, tandis que d’autres sont en prison. Même si les jeunes égyptiens se débattent et que la situation est difficile, j’ai voulu filmer cet élan d’espoir. J’ai besoin de le percevoir pour ne pas condamner tout ce qui s’est passé et je le trouve dans des choses plus subtiles ou souterraines que dans de grandes manifestations politiques ou de grands mouvements citoyens dans la rue. Quoi qu’il arrive, il y a très certainement un changement en route, qu’il soit dans l’éducation ou dans les mœurs, qu’il soit dans le rapport à l’autorité ou au patriarcat. Ce changement va se jouer sur des dizaines et des dizaines d’années sans doute, mais il faut le voir, plus que jamais à l’heure actuelle.
C. : Avant la Révolution, quel était le statut des jeunes ?
P. B. : Avant la Révolution, être jeune en Égypte signifiait être marginalisé, et il est important de noter que ce phénomène touchait tous les milieux sociaux. À titre d’exemple, pour pouvoir se marier, il fallait avoir un travail. Or, le chômage était endémique et il n’y avait pas de possibilité de travailler suffisamment pour s’acheter un appartement, ce qui pouvait avoir comme effet une frustration énorme. Toujours au banc de la société, les jeunes étaient perçus négativement. Le sentiment général d’une société basée sur le patriarcat était ancré dans la société égyptienne. Hosni Moubarak était la figure du « papa » par excellence, il représentait le patriarcat duquel les jeunes ont finalement voulu se démarquer. Avant la Révolution déjà, la jeunesse voulait penser plus librement au sein de la sphère politique et publique, mais également au niveau de la sphère privée, au cœur de leur cellule familiale. Pendant les événements, j’ai vu des jeunes téléphoner à leurs parents avec plus d’appréhension que lorsqu’ils faisaient face aux policiers et au gaz lacrymogène. Le vrai défi était en fin de compte de se confronter à ses parents. Le rapport de subordination est très fort dans la société égyptienne et en janvier 2011, la jeunesse a voulu exprimer son mécontentement : elle ne se reconnaissait plus dans cette conception du monde et des rapports humains.
Je me suis identifiée à eux. Ils m’ont renvoyée à notre propre inertie ici en Belgique. J’ai toujours eu l’intention de changer les choses sans jamais vraiment « passer à l’action » et je me suis retrouvée face à des jeunes actifs qui osaient réellement agir. Ce contact m’a bousculée. Quant à eux, ce qui leur a permis de m’accepter, c’est que j’étais là depuis le début des événements en 2011 et que je parlais arabe. Je n’ai pas été assimilée à la presse voyeuriste qui est venue a posteriori pour « écrire sur le sujet ». J’ai eu cette chance inouïe de vivre les choses de l’intérieur car j’avais commencé à approcher et à connaître véritablement cette jeunesse activiste depuis le tout début de leurs actions.
C. : A l’époque de la Révolution, tu as pris des images, mais avais-tu déjà l'idée de faire un film ?
P. B. : Pendant la Révolution, j’étais toujours photographe, et j’ai travaillé avec des journalistes françaises, de la radio et de la presse écrite. Des liens très forts se sont créés entre nous, et au lendemain de la Révolution, nous avons décidé de créer un web-documentaire. Les images d’archives qui apparaissent dans le film sont d’ailleurs issues de ce web-documentaire transmédia dédié à la jeunesse égyptienne que j’ai co-réalisé et qui est sorti en 2012. Nous avions demandé aux jeunes de poser un regard sur ce que la Révolution avait pu changer à un niveau politique mais aussi dans leur vie personnelle. Notre démarche d’alors était encore très proche d’une démarche journalistique plus que d’une démarche documentaire et peu d’archives avaient été utilisées, si ce n’est dans quelques « capsules vidéos ». Au final, toute la matière documentaire avait été mise de côté. En été 2013, l’armée a repris très violemment le pouvoir. Il y a eu un rassemblement de soutien en faveur du Président islamiste Mohamed Morsi, mais celui-ci a été dispersé par l’armée dans le sang : il y a eu plus de mille morts en une journée. Une tension oppressante était palpable au quotidien, surtout en tant que journaliste. Nous avons pris la décision de rentrer avec cette impression de ne pas avoir le choix, ce qui m’a beaucoup frustrée. Le besoin de réaliser Rester Vivants est né de ce sentiment. Le film me semblait le moyen le plus adapté à « porter la voix », contrairement à mes photographies qui ne parlaient pas. En effet, j’avais besoin qu’elles soient entendues, j’avais besoin d’être plus proche des égyptiens et de provoquer une rencontre. Fin 2013, je me suis replongée dans les archives du web-documentaire pour trouver de la matière et en mai 2014, je suis retournée en Égypte avec ma fille de cinq mois pour effectuer les premiers repérages pour le film. J’ai retrouvé les quatre protagonistes pour voir si c’était possible de recommencer à les suivre au quotidien.
C. : Est-ce que les personnages du film ont de suite été d’accord de participer?
P. B. : Oui. Je voulais l’adhésion totale des personnages à ce projet filmique sinon, le film n’aurait pas eu de raison d’être. Toutefois, dans le cas de Kirilos, il y a eu quelques complications. Sa famille n’était en effet plus du tout d’accord que soient montrées les images des discussions autour de la télévision car ces moments étaient des moments d’ouverture assez puissants. D’ailleurs, aujourd’hui, ce genre de débats politiques ne se passe plus au sein des familles coptes et il était vraiment unique de pouvoir filmer ce type de débats à ce moment-là. Quoi qu’il en soit, la famille de Kirilos ne voulait plus nous recevoir et ils étaient relativement inquiets. Kirilos, s’il avait entrepris son entrée routinière dans le monde du travail, avait tout de même envie de livrer son dernier souffle révolutionnaire en hommage à ce qu’il avait pu être ou faire pendant la Révolution, il avait envie de dire que tout n’était pas complètement terminé. Il a donc finalement accepté d’être filmé, mais la situation était délicate.
Avec les jeunes activistes, nous pouvons revivre ou raviver les moments de cette époque quelques instants, puis nous sommes tout de même vite rattrapés par la réalité. Cette impression est très prégnante lorsque les quatre jeunes sont confrontés à leurs archives, à eux-mêmes quelques années auparavant : « C’était chouette ce que je disais à ce moment là, j’étais quelqu’un de bien à l’époque ».
C. : Tu parlais de responsabilité, mais de quelle responsabilité parles-tu, de la politique mise en place ?
P. B. : Oui, du futur de la société, de quel vivre ensemble nous allons pouvoir proposer à nos enfants. Les jeunes ont porté un projet de société très fort plus qu’un projet politique. Mais qu’est-ce qu’il en reste ? Nous avons une responsabilité car des gens se sont sacrifiés pour ce projet, des gens sont morts, des gens sont en prison, des gens sont en exil. Est-ce que ces idées sont toujours valables ? Qu’est-ce que nous avons à proposer maintenant? Comment continuer à assumer cette responsabilité sur le long terme ? J’ai un ami égyptien exilé à Berlin et qui a vu le film à Leipzig et qui m’a dit : « J’ai l’impression que tu es aussi un personnage du film car je sens ta responsabilité à toi. Tu es partie mais tu te sens responsable de ce que tu as vécu, de ce que tu as entendu, de ce que tu as récolté comme témoignages sur la Révolution égyptienne. Tu ne pouvais pas laisser ça comme ça dans le vide ».
C. : Quelle est la situation actuelle en Égypte pour ces jeunes ?
P. B. : Aujourd’hui, la situation politique est dramatique en Égypte, mais elle est aussi invivable au point de vue économique. Les jeunes vivent aussi avec le poids d’une certaine culpabilité car ils sont ouvertement accusés d’avoir provoqué cette crise. Sous le régime d’Hosni Moubarak, il y avait une sorte de stabilité, l’Égypte commençait à s’en sortir, le tourisme fonctionnait bien. Maintenant, il n’y a plus de touristes et Daech est bien présent en Égypte, une autre responsabilité que l’opinion fait porter aux jeunes militants. Ces derniers naviguent entre ces différents éléments.
C. : Est-ce que ton film a été montré en Égypte ?
P. B. : Non, et je ne pourrai pas le montrer à l’avenir. Je pensais organiser une projection privée dans un institut mais finalement elle a été refusée car le fonctionnement même de la structure aurait pu être mis à mal suite à celle-ci. Après l’arrivée du maréchal Sissi et de l’armée, il y a eu un écroulement de l’effervescence post-révolutionnaire et beaucoup de nouveaux centres culturels indépendants ont fermé. Nous aimerions que le film soit vu en Égypte, qu’il soit mis à disposition des égyptiens. C’est très important pour nous et nous en discutons souvent avec des amis qui m’encouragent dans cette voie. Je vais tenter d’organiser une petite projection privée chez une tierce personne, et une fois que Rester Vivants aura eu sa vie en Festival ou en vidéo à la demande, nous le laisserons en libre accès sur Youtube.
C. : Est-ce que la diffusion de Rester Vivants pourrait être dangereuse pour les quatre protagonistes du film ou pour ta propre personne?
P. B. : Les protagonistes ont vu le film et m’ont donné leur accord pour qu’il soit diffusé : toutefois, qu’ils acceptent le danger est une chose mais la responsabilité que je prends vis-à-vis d’eux en est une autre. Je n’ai pas envie de censurer ces quatre militants car le film est pour eux l’occasion de s’exprimer librement. Lorsque nous déciderons dans un certain temps de placer Rester Vivants sur Youtube, nous serons très attentifs à la manière dont nous parlons des personnages, dont nous citons les noms et aux crédits en général. En ce qui me concerne, pour l’instant tout va bien. Mais il est certain que plus mon travail va faire l’objet d’attention, plus la situation va devenir problématique. Comme dit Ammar, ce qui le protège, c’est d’être comme moi, un électron libre (il n’appartient à aucun groupe, aucune structure officielle d’opposition). Par exemple, si je travaillais pour le New York Times, j’aurais eu des ennuis depuis longtemps. Mais au final mon travail photographique a une portée limitée car je le pratique de manière indépendante et je travaille pour des magazines et des journaux différents. En ce qui concerne le film, sa portée sera sans doute plus grande et s’il est programmé à la télévision à l’avenir, j’aurai à prendre de plus grandes précautions.
C. : Est-ce que tu penses retourner en Égypte bientôt ?
P. B. : Je pensais arrêter d’aller en Égypte pour un petit moment mais je n’y arrive pas. Finalement, j’ai du mal à me défaire de cette partie égyptienne de moi-même : j’ai déjà un nouveau projet en tête à réaliser au Caire, un court métrage de fiction cette fois et j’espère en ce sens pouvoir retourner en Égypte dans un futur proche.