Cinergie.be

Stéfanne Prijot autour de son film Volcan (2024)

Publié le 09/12/2024 par Basile Pernet et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Avec la sortie de son deuxième long-métrage Volcan, Stéfanne Prijot revient sur les questions qui l’ont amenée à écrire et à filmer. Ces questions – liées d’une part aux libertés des femmes de disposer de leur propre corps, et d’autre part au dérèglement climatique –, d’autres se les posent également, notamment au Chili, où la réalisatrice s’est installée pendant plusieurs années, à l’heure de grands bouleversements sociaux et politiques. De là est née sa rencontre avec Camila, jeune danseuse de 30 ans ayant connu une IVG. De rencontres en discussions, Stéfanne Prijot a construit son film, entre fiction et documentaire, centré cette femme, Camila, avec qui elle partage des questionnements à la fois sensibles et décisifs.  

Cinergie : Avant d’aborder votre film, dont la première projection aura lieu ici, en Belgique, pouvez-vous vous présenter en quelques mots et décrire votre parcours professionnel et artistique ?

Stéfanne Prijot : Je suis Stéphane Prijot, j'ai 36 ans, je suis belge et je suis réalisatrice, photographe et céramiste. J'ai d'abord fait une année de sculpture à Gand, puis j'ai fait l'IHECS (Institut des Hautes Études des Communications Sociales). Tout de suite après, j'ai commencé à faire des documentaires.

 

C. : Nourrissiez-vous déjà le désir de faire des films ou est-ce vraiment arriver après vos études ?

S.P. : L'image, en tout cas la photo, c'est depuis très longtemps, depuis que je suis jeune en fait. J'ai toujours aimé la photo et j'avais très envie de documenter mes grands-parents par exemple. Je suis un peu nostalgique, et j'étais consciente assez jeune que le moment “T” que je vivais n'allait plus être “revivable” par la suite parce que le temps passe, donc j'avais souvent envie de documenter les choses, beaucoup de choses même. Assez rapidement j'ai demandé une caméra à mes parents pour commencer à filmer mes grands-parents, pour documenter leur vie.

 

C. : Avec votre précédent film, vous exploriez déjà des thématiques sociales, écologiques et féministes notamment. Quel a été votre point de départ pour ce second film ? Y a-t-il une continuité idéologique de l’un à l’autre ?

S.P. : Les deux films sont partis d'un questionnement que j'avais envie d'explorer. C'est souvent des sujets qui, j'ai l'impression, arrivent à moi. Je ne cherche pas à trouver un sujet de film, mais pour le premier, comme ma maman avait ce magasin de vêtements pour enfants, j'étais dans ce magasin et ce sujet de la vie d'une petite culotte s’est presque imposé à moi. J'étais au Chili, j'avais 30 ans et je me posais vraiment cette question : “Est-ce que je veux être mère ou pas ?” C'était une question très intime dont j'avais beaucoup de mal à parler auprès de mes proches. C’était lié à des angoisses donc j'en parlais très peu. Puis j'ai vu que d'autres personnes se posaient la question, dans mon entourage, en Belgique, en France, mais aussi au Chili. Et donc là, je me suis dit : “OK, je vais en faire un film”, parce que je me suis rendu compte qu'il y avait une dimension collective à mon questionnement. Si le premier documentaire part de quelque chose de très personnel – puisque lié au métier de ma maman –, c’est davantage le cas pour Volcan, avec des questionnements plus profonds encore : “Qu'est-ce qui travaille au fond de moi ?”. Le premier film est plus un reportage qui s’intéresse aux portraits de cinq femmes. Ici, on est vraiment sur une question intime et beaucoup plus personnelle.

 

C. : La question de la maternité t’est donc apparue plus nettement en faisant l’expérience du Chili, par l’influence d’enjeux sociaux, politiques et écologiques très forts ? En cohérence avec des circonstances personnelles ?

S.P. : Oui, même si c'est une question que je me posais en Belgique et je pense qu'on peut se la poser partout dans le monde. Mais à cette époque, je vivais au Chili où une explosion sociale avait lieu, avec des manifestations partout ; c’est là que j'ai commencé à filmer. Je filmais parce qu'il y avait quelque chose qui se passait, toujours dans cette perspective d'archivage. C’est comme ça que j’ai rencontré des personnes au caractère très fort, qui parlaient de ce droit à l'IVG qu'elles n'avaient pas, des problèmes écologiques, de l'accès à l'éducation et à la santé qui est très difficile pour un Chilien moyen. À partir de là je me suis dit : “OK, c'est vraiment ici que je veux faire ce film, parce que c'est comme en Belgique, mais en beaucoup plus exagéré”. Toutes les thématiques sont beaucoup plus fortes, que ce soit le patriarcat, le néolibéralisme, le changement climatique. Tout se voit à l'œil nu. J'avais une matière très intéressante à filmer. Alors qu'ici, c'est un peu plus diffus. Là-bas, on voit tout : les glaciers qui fondent, le désert qui arrive de plus en plus vers Santiago et Valparaiso ; ça se voit vraiment ! Donc tout ceci m’a beaucoup influencée à filmer.

 

C. : Des manifestations d'ampleur plus importante qu’en Europe ?

S.P. : C'est clair. Le 8 mars, on est à un million de femmes en ville. Donc c'est autre chose.

 

C. : Comment avez-vous cerné la forme narrative que vous souhaitiez adopter pour développer votre sujet ? Entre documentaire et reportage de terrain, mêlant différents types d’images.

S.P. : Je me posais cette question : est-ce qu'on met encore des enfants au monde à l'heure actuelle ? J'ai d'abord interviewé une centaine de femmes pour récolter un maximum d'informations, pour savoir si j'étais dans le juste par rapport à cette question. À partir de là, j'ai lancé un dossier pour avoir des financements et produire le documentaire. J'avais d'abord l'idée du film, et ensuite j'ai rencontré Camilla qui est devenue le personnage principal. J’ai eu envie de le construire à partir d’elle, de son point de vue, de son histoire, et d’en faire un fil narratif auquel d’autres personnes seraient connectées, notamment pour apporter des éléments de réponse à ses questions. Je n'avais pas envie d'avoir des interviews face caméra. J'avais envie de raconter l'histoire d'une fille qui se pose une question et qui interroge son environnement, ses proches.

En définitive, ça ressemble très fort à un docu-fiction parce que j'ai fait entrer des éléments fictionnels dans la narration. Par exemple, j’ai proposé à Camila de partir en voyage. Donc au début, on est au cœur des manifestations à Valparaiso, à Santiago, et on sent vraiment le bouillonnement de la ville. Puis, on part ensemble faire un voyage dans le sud du pays, où on va rencontrer une dame mapuche et une de ses amies qui est écologiste et qui étudie les glaciers tout au sud du Chili ; ce qui permet d’entrer dans un voyage assez personnel et de changer d'ambiance au sein du documentaire. Donc voilà, ça part d'une recherche qui, peu à peu, a pris la forme d’un docu-fiction depuis le point de vue d'un personnage.

 

C. : Comment avez-vous rencontré puis choisi Camila ?

S.P. : C’était grâce à une amie, mais qui ne connaissait pas du tout l’histoire de Camila parce qu'elle n’en parlait pas, notamment de l’épisode de son avortement. Lors d’un petit déjeuner, on s’est mises à parler pendant trois heures et je me suis dit : “Son histoire me touche vraiment, ça pourrait être elle...” Donc je l'ai revue plusieurs fois, elle me mettait aussi en contact avec certaines de ses proches ; quelque chose se passait autour d'elle. Puis j'ai voulu la filmer parce que je n'avais pas envie de lui dire tout de suite : “Eh bien voilà, ce sera toi”. Il fallait d'abord que je teste son comportement par rapport à la caméra. Je l'ai filmée quand elle dansait et j’ai tout de suite senti que c’était possible. C'est une personne qui a envie de transmettre.

 

C. : Pouvez-vous décrire cette structure hétéroclite de votre film ? Les scènes étaient-elles préparées de manière détaillée ou laissiez-vous une place importante à l’improvisation ?

S.P. : Les discussions entre Camilla et les autres intervenantes n'ont pas du tout été préparées à l’avance. Je découvrais en direct, donc c'était très particulier parce que j’ai l’habitude de mener des interviews où j'ai le contrôle, où je peux rebondir sur ce que les personnes disent. Ici, je les laissais parler entre elles et je m’installais derrière la caméra. Parfois je recadrais ou je réorientais la discussion, mais généralement je les laissais complètement libres, car elles connaissaient bien mes intentions. Avant de commencer à filmer quelqu’un, la personne doit vraiment savoir pourquoi je l'ai choisie, de quoi on va parler, et pourquoi j’enregistre sa voix. Donc voilà, elles connaissaient le sujet, et lors de la première discussion entre femmes, je leur ai simplement demandé : “Qu'est-ce que ça vous évoque, la maternité ?” À partir de là on se lançait dans des discussions de trois ou quatre heures.

 

C. : “La maternité, dit l’une d’entre elles, c’est comme un centre d’exploitation”. Que pouvez-vous dire au sujet de cette déclaration, ou y ajouter ?

S.P. : Je pense qu'au Chili – comme dans beaucoup d'autres pays –, la charge mentale portée par les mères est très forte. Il y a un phénomène d’abandon énorme des hommes à l’égard des enfants. Cette femme explique alors qu’elle ne parvient pas à trouver un travail qui soit adapté à la charge d’un enfant, où elle puisse partir à 15h20 pour aller le chercher à l'école. Elle accepte donc des boulots beaucoup moins bien payés, pour la simple et bonne raison que le papa est parti. Au Chili, beaucoup d’hommes se désengagent de la vie du foyer. Donc pour les femmes, espace privé, familial et professionnel sont complètement entremêlées. C'est plus difficile d'avoir du temps pour soi ou pour faire une carrière. C'est de cela dont elle parle.

 

C. : Au milieu du film, Camilla part et elle rencontre cette femme issue d'une communauté mapuche et qui pratique le chamanisme. Quel est votre point de vue là-dessus ? Qu'est-ce que son mode de penser apporte aux problématiques et questionnements de Camila ?

S.P. : J'avais envie qu’elles se rencontrent parce que cette femme mapuche a un autre point de vue sur l'existence. Elle n'est pas dans les manifestations féministes et politiques, elle n'est pas dans cette colère que l'on ressent énormément chez les femmes, et à juste titre. Ici, cette femme apporte un regard plus cosmique sur l'existence, elle a un rapport très fort au vivant. C’est ce que je trouve intéressant pour Camila parce que c’est bien du vivant qu’il est question d’un bout à l’autre du film : est-il sensé de continuer à donner naissance à des enfants dans un monde où on tue le vivant ? Les Mapuches se posent-ils ces questions-là ? S’en posent-ils d’autres, en relation directe avec leur mode de vie et leur mode de penser ? De plus, ces scènes mettent en évidence une nature magnifique, végétale et animale.

 

C. : Cette femme affirme que s'il avait fallu arrêter de mettre des enfants au monde, les Mapuches l’auraient su, notamment grâce aux rêves. Cette dimension, qui a trait aux domaines de l’inconscient et du spirituel, est très manifeste dans la sérénité qui caractérise la posture générale de cette femme. Qu’en pensez-vous ?

S.P. : Je trouve intéressant de défendre cette idée selon laquelle on n’est pas responsable de ces choix autour de la maternité. Les enfants viennent, c'est eux qui décident en fait. Souvent, on entend des gens dire : “Je n'ai pas choisi de naître”, mais pour cette dame mapuche, on a choisi de naître. C'est l'enfant qui nous choisit, donc en somme, on peut se déresponsabiliser de cette question-là.

 

C. : Pensez-vous que cette philosophie peut être bénéfique à Camila ?

S.P. : Oui, en tout cas c’est la question que j’ai tenté de poser en confrontant différents points de vue que je trouvais intéressants par rapport à l’incertitude de Camila.

 

C. : En définitive, y a-t-il un mode de pensée et d’interprétation que vous soutenez ?

S.P. : Je n'ai pas eu envie qu'il y ait une réponse à la fin du film. C’est même super important parce que je n'ai pas à dire que les gens doivent faire des enfants, ou au contraire arrêter d’en faire. J’ai plutôt envie de dire au spectateur : “Fais ton propre choix, selon ta vie à toi et ton corps. Tu peux avoir les enfants que tu désires, comme ne pas avoir ceux que tu ne désires pas”. C'est donc cette vraie liberté que peuvent avoir les femmes par rapport à ces questions-là qui m’intéresse. Mais les retours sont pertinents parce que chaque spectateur·rice est touché·e par différentes personnes du film.

 

C. : On peut parler aussi de l'art dans le film, notamment la danse et la musique sont très présentes. Est-ce que c'est aussi une manière de représenter la liberté, celle de disposer de son corps, de se forger son identité, de se connaître soi-même ?

S.P. : Oui, la danse a une grande importance dans le film, mais je ne l’avais pas choisi en amont. Je ne voulais pas nécessairement créer un personnage qui danse. Finalement, j'ai beaucoup aimé que Camilla ait ce type de rapport au corps. Elle peut vraiment s'exprimer via son corps. Cela s'est écrit lors du tournage. Je la filmais souvent en train de danser. Elle a même créé une danse sur cette épreuve de l'avortement, en relation avec l’enfant qui n'est pas né. C'est une création qu'elle a faite en parallèle du film et que j’ai intégrée. On travaillait beaucoup toutes les deux. De nombreuses discussions ont été amenées grâce à la danse, qui est son moyen d'expression ; le mien, c’est la caméra. Quelque part on a un peu dansé ensemble pour faire ce film. Je suis contente qu’il donne à voir ces corps en mouvement, que ce soit lors des manifestations ou dans des moments plus intimes.

 

C. : Par la suite, comment s’est orchestré le travail de montage ? L'anticipiez-vous de manière précise pendant le tournage ?

S.P. : J'ai travaillé avec la monteuse Sophie Vercruysse. J’avais mon idée de film en tête, donc je suis arrivée un peu avec mon ours, mon scénario, etc. Et puis elle m'a dit : “Non, on va rebosser”. On a donc tout transformé. J'avais confiance en elle, en son regard. On a fait des versions 653, par exemple. Chaque étape de travail a permis de cerner la manière de commencer le film. Donc, ça a été un moment très... Il fallait être flexible. On a cherché, cherché, cherché… Si j'avais été seule, j'aurais gardé ma première version. Mais le fait de collaborer avec quelqu'un qui a beaucoup de bouteilles et qui a un regard qui lui est propre, ça a été parfois difficile, mais fondamentalement très enrichissant. Elle ne connaissait pas le Chili et a découvert toute la matière filmée que j’avais le premier jour de montage.

Au total, j’ai filmé de 2019 à 2023, donc j’avais une quantité impressionnante d’images, de quoi faire un film de huit heures. Il a évidemment fallu faire des sacrifices. Par exemple, j'ai beaucoup suivi l'actualité chilienne au niveau politique. J'étais là pour les différents référendums, pour les élections ; j'ai tout filmé. On pensait au départ intégrer cette matière au film, mais on a finalement renoncé parce qu'on s’éloignait trop de Camila. On perdait le questionnement intime, la vraie question du film sur le choix de la maternité. De même, Camila a un compagnon dans la vie réelle, mais on a choisi de ne pas le mentionner pour rester au plus près de son individualité propre, de son intériorité.

Tout à propos de: