Les rebelles du Dieu fric
Je pense que la forme cinématographique en tant que moyen d'expression spécifique, présente comme premier intérêt de capter le temps. Et c'est le lien le plus direct avec la vie.
Jia Zhangke
Je pense que la forme cinématographique en tant que moyen d'expression spécifique, présente comme premier intérêt de capter le temps. Et c'est le lien le plus direct avec la vie.
Jia Zhangke
La Chine vit une mutation cinématographique comparable à celle déclenché en Europe, dans les années 60, par la Nouvelle Vague. Hors des circuits officiels, des studios de Shanghai, un cinéma indépendant voit le jour depuis l'aube du troisième millénaire. A l'instar de La Nouvelle Vague, on filme en décors naturels, avec une équipe réduite, avec des caméras légères (16mm ou DV-Cam) et surtout on capte la réalité sociale d'un pays où le fossé entre la pauvreté et la richesse ne cesse d'augmenter. On filme aussi sans le soutien d'un état qui ne désire pas donner une image de la Chine des laissés pour compte, des marginaux, des exclus d'un système qui contemplent ahuris ou narquois les nouveaux millionnaires d'une Chine qui, il y à peine trente ans, se battait pour la répartition des richesses et l'égalité des chances. Depuis sa reconversion à l'économie de marché, la Chine aime afficher son taux de croissance sans équivalent dans le monde. Rien de surprenant donc si c'est grâce au Japon, à la France, à la Hollande (le fonds Hubert Bals du Festival de Rotterdam) qu'on kinescope leurs films en 35mm afin de les projeter dans de nombreux festivals où pleuvent les récompenses. Jia Zhangke, porte-parole du mouvement avec Xia-Wu, artisan pickpocket, Platform et Plaisirs inconnus vit le paradoxe d'être mondialement reconnu et d'être ignoré dans son propre pays.
Tout comme les cinéastes qui gravitent autour de lui : Wang Chao (L'Orphelin d'Anyang), Wang Shuai ( Bejing Bicycle-version chinoise du Voleur de Bicyclette), Yu Lik Wai (All Tomorrow's parties et Love Will Tear us Appart) voire l'étonnant Lou Ye dont Zuzhou River est l'un des rares films où la caméra subjective n'est pas artificielle. On ne va pas tous les citer, ajoutons cependant qu'interdits par la censure ces films ne sont pas diffusés en salles mais via des DVD pirates vendus à 1 sur les trottoirs de Canton, Pékin ou Shanghai. C'est donc une nouvelle économie du cinéma que la Nouvelle Vague chinoise à inaugurée, une mutation culturelle. On le souligne d'autant plus volontiers que c'est l'un des avenirs possibles du cinéma européen, pour autant qu'on arrive à régler le problème du droit d'auteur.
Lorsque nous avons appris que Julien Selleron montait un documentaire, cofinancé par Lux Fugit Film et le CBA, à Bruxelles sur The World (Shi Jie), le dernier film de Jia Zhanke, nous avons décidé de le rencontrer en plein montage de Made in China, chaussée de Mons. Il faut savoir que Yu Likwai (cinéaste et chef opérateur de Jian Zhangke) a fait ses études à l'INSAS où il s'est lié d'amitié avec Julien Selleron. D'où la rencontre à Bruxelles, en 1997, entre celui-ci et Jia Zhangke lors de la postproduction de Xio Wu, artisan pickpocket. D'une rencontre à l'autre et via Yu Likwai, l'idée de faire un portrait de Jia Zhangke sur le tournage de The World s'est concrétisé et c'est dans une vaste pièce oblongue, devant plusieurs écrans que nous voyons des séquences de Made In China en compagnie de Julien Selleron et Yannick Leroy, son monteur.
« À force se croiser régulièrement à Bruxelles, à Cannes ou à Paris, Yu Likwai et Jia Zhangke m'avait invité à leur rendre visite en Chine. On s'est dit pourquoi ne pas saisir l'opportunité de découvrir leur travail sur le tournage de The World ( tourné en HD-Cam et en format scope) et faire un portrait de Jia Zhangke qui serait aussi celui d'une Chine en plein bouleversement. D'autant qu'il a été longuement interdit de tournage. Aujourd'hui les choses sont en train de bouger. C'était donc le bon moment pour être sur place et témoigner de ce qui se déroule en Chine. Par rapport aux DVD pirates, les cinéastes indépendants chinois ont une position ambivalente. Cela leur permet de montrer leur film, d'être connus par un public de jeunes qui s'intéressent au cinéma. Il y a donc à la fois un point positif mais une perte sèche économique. Ce n'est pas avec des DVD pirates qu'ils peuvent parvenir à subvenir à leurs besoins. En même temps même - cela concerne moins Yuk Likwai et Jia Zhangke qui sont plus âgés - s'ils ont découvert le cinéma grâce à l'Académie du cinéma, les DVD pirates leur permettent d'avoir accès à une filmographie internationale, à un accès à la culture du cinéma européen, américain, indien qui est unique au monde. Il y a des étudiants chinois qui ont vu plus de films que des étudiants belges ou français. »
« Ils ont accès à tout Godard aujourd'hui », nous précise Yannick Leroy, en nous montrant une série de plans où l'on voit Jia Zhangke hilare devant une armoire de DVD qui rendrait jaloux bien des cinéphiles de chez nous. L'amusant est que ce bureau, qu'il partage avec sa bande de cinéastes indépendants qui n'ont pas de statut légal, est situé au sous-sol d'un immeuble appartenant à l'Institut du Cinéma de Pékin. A deux pas de là se trouve le siège de China Films Group, producteur et distributeur officiel des films d'état, dont la salle de cinéma affiche des films américains, of course. Plus chinois, tu meurs !
« L'évolution de la technologie influe la forme, poursuit Julien, et permet une production très importante. Cela dit Jian Zhangke est considéré un peu comme le fer de lance de la sixième génération alors qu'il n'en fait pas partie. C'est l'un des premiers à avoir fait un cinéma à la fois néo-réaliste, proche des influences de la Nouvelle Vague mais aussi proche de Bresson, un peu comme Satajit Ray qui avait été en Europe et qui avait assimilé sa culture. C'est un réalisateur qui travaille avec Yuk lik Wai qui tout en ayant fait ses études à l'INSAS vient de Hong Kong. La singularité de Jia Zhangke est de raconter les changements de la Chine de manière réaliste plus dans une motivation de montrer ses changements que dans la volonté d'un discours artistique, de devenir un auteur. Et de cette manière-là, il a lancé en Chine une mode de filmage qui aujourd'hui se retrouve effectivement dans beaucoup de films indépendants souterrains. »
Yannick Leroy intervient : La technologie c`est aussi Internet qui permet à tout ce cinéma chinois d'être discuté par des jeunes et provoque une émulation qui se passe via des critiques et des forums de discussion sur le net. Le DVD pirate permet au film d'être vu dans toutes les villes chinoises et en même temps tout le monde peut discuter du film via internet. »
Lorsque je suis arrivé en Chine, reprend Julien, je me suis aperçu que Jia Zhangke, non seulement avait minutieusement préparé son film, mais qu'en plus il avait écrit trois livres qui résument son travail sur sa dernière trilogie qui se déroule à Fenyang, dans la province de Shanxi, au nord de la Chine, avec la volonté de transmettre son expérience à la génération qui le suit et de raconter comment, grâce à la DV, il avait pu trouver une liberté et qu'il est possible aujourd'hui de réaliser des films dans une économie réduite. Il est dans cette idée de transmission. Lui-même commence à produire, travaille avec des jeunes assistants dont il s'occupe de la production. Il développe leurs projets. Pour ce qui est de la multiplicité des réalisateurs il faudra voir la qualité des films. Mais il y a une énergie incroyable et on sent qu'il y a quelque chose qui est en train de se passer qui est unique aujourd'hui dans le monde.
Dans Made in China, la structure c'est un peu le portrait du réalisateur de The World à travers le tournage du film. Ils n'avaient pas l'autorisation puis ils l'ont obtenue. Donc on a au fil du film des points temporels très précis. Il y a une conférence de presse qui annonce le tournage devenu officiel, alors que l'équipe avait déjà tourné auparavant. Et, ensuite, il y a l'histoire de Jia Zhangke et de ses films et comme ceux-ci traitent de toute une période historique ensuite on rejoint l'histoire de la Chine qui a lieu en ce moment. C'est un aller-retour entre ces différentes strates temporelles.»
On regarde des vues qui ressemblent à Shanghai. Ce que dément Yannick Leroy :
« Toutes les villes commencent à ressembler à Shanghai. C'est une ville du Sud près de Canton. C'est dans un parc du Monde, c'est-à-dire un mini-Monde. Ici, tu vois, la reproduction de la pyramide du Louvre. World se passe dans ce parc à thèmes. Jia y filme comme d'habitude de petites gens, des travailleurs modestes travaillant dans ce parc. Le fil rouge étant que dans cet univers factice, une jeune fille y trouve une célébrité éphémère en participant aux spectacles qui se déroulent sur ces différents sites. »
En accéléré, on traverse des paysages tels que les pyramides d'Egypte ou la tour Eiffel. « Jia Zhangke parle très clairement de la réalité de la Chine d'aujourd'hui, de sa mondialisation. Le monde vient à la Chine. Ceux-ci construisent donc un immense parc d'attraction reproduisant les monuments d'Europe et des Etats-Unis. »
Comme toujours Jia Zhangke est sur le fil du rasoir entre fiction et documentaire. « Il y a Tiexu Qu, le film documentaire de Wang Bing qui a fait sensation dernièrement dans le monde », confirme Julien Selleron. « Pour moi l'école du documentaire est une formidable école pour la fiction. Du point de vue du regard, du décryptage de la réalité, de la manière dont les corps bougent, de la manière dont les gens s'expriment. Chez Jia Zhangke il y a aussi cette volonté comme chez des cinéastes comme Maurice Pialat ou Cassavetes de s'attacher à la description de la réalité dans la fiction mais dans la plus grande vérité possible. Il y a une question qui revient sans cesse c'est la vitesse à laquelle cette mutation se produit. Ils accomplissent en 20 ans ce que l'Occident a mis 300 ans à développer. Jia Zhangke est né au début des années 1970, en plein dans cette mutation. Jusqu'à l'âge de dix ans il a vécu l'époque de la révolution culturelle puis dans sa pré-adolescence, ce début timide d'ouverture de la Chine à l'économie libérale. Mais comme c'est parti du Sud cela a été une longue vague qui a gagné petit à petit toute la Chine, jusqu'aux régions du Nord où il habite. Ce qu'on a pu voir dans Platform. C'est donc un témoignage. La génération qui arrive après lui est déjà dans tous les dysfonctionnements qui vont avec l'ouverture très rapide et sauvage de l'économie libérale. Le plus difficile n'est pas pour les jeunes qui ne connaissent que cela mais pour la génération de Jia Zhangke et celle de ses parents. Par rapport à des entretiens que j'ai pu réaliser pour faire ce film, il y a des personnes qui expliquent ce changement. On passe dans une société qui était engoncée dans l'ennui mais en même temps dans la convivialité, dans une richesse des rapports humains à une société ou le nouveau Dieu c'est l'argent. Comme c'est un portrait du réalisateur de Platform mais aussi de la Chine, j'ai voulu rencontrer des gens qui ont pu le connaître ou des professeurs d'Université, des producteurs pour apporter des touches différentes à ce portrait. L'un des producteurs de Shanghai s'exprime de façon très violente en expliquant que l'avenir du cinéma chinois, au sens du cinéma d'auteur, va se développer mais sera, selon lui, réservé à la nouvelle bourgeoisie. Pour ce qui reste des spectateurs la télé sera suffisante. Ce qui pour un occidental est choquant. Déjà, aujourd'hui pour aller au cinéma à Pékin, il faut débourser cinq alors que le salaire d'une petite main qui va travailler en usine est de 90 par mois. »
Le film a été tourné en DV-Cam.
(1) Passé par l'INSAS, Julien Selleron, a réalisé Cachet de la poste faisant foi, un documentaire et trois fictions : S'il vous plait, L'Heure grise, Paris-Berlin et a été assistant de nombreux réalisateurs dont Marc-Antoine Roudil, Gaspard Noë et Chantal Akerman. Ajoutons que Les Déesses du néon de Yu Likwai a été co-produit par le CBA et la communauté française. Le film est disponible au CBA.