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Entrevue avec Jia Zhang-Ke à propos de The World

Publié le 01/07/2005 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Julien Selleron vient de terminer Made in China, un beau portrait du grand cinéaste chinois Jia Zhang-Ke (voir notre rubrique Au long court). Ce dernier, étant de passage à Bruxelles, où Shijie - The World, son quatrième long métrage était projeté à Flagey dans le cadre du Kunstfestival des Arts, nous en avons profité pour organiser un entretien avec Julien Selleron sur les thèmes qui hantent une œuvre foisonnante, indépendante du pouvoir établi et qui est devenue un modèle pour le cinéma chinois indépendant.

 

Premier film autorisé à être tourné et diffusé par les autorités chinoises, The World, via un parc d’attraction, dresse le portrait critique et mélancolique du vécu des chinois entraînés dans la course à l’économie de marché. Ce superbe film qui a été tourné en HD-numérique et en scope, bénéficie d’une mise en scène sobre (en plan-séquence et caméra portée) et des conséquences d’une mondialisation qui est aussi une perte d’identité, un formatage généralisé, une dévitalisation culturelle (voir dossier J.C. Batz)

Cinergie : On a l’impression que Shijie -The World est une suite de Platform. Dans ce dernier on voyait une troupe itinérante qui se transformait en groupe musical pour répondre à la consommation de masse. Avec The World on est dans la société de consommation ou le spectacle du monde est devenu une marchandise.
Jia Zhang-Ke : Les deux films sont différents. Platform se passe après la révolution culturelle et se termine au début de la nouvelle ère tandis que The World se passe dans la Chine moderne d’aujourd’hui, celle des jeunes qui n’ont pas connu les périodes antérieures. Ce n’est pas du tout la même période historique. Dans Platform ce sont des personnages qui vivent dans une petite ville campagnarde, il y a vingt ans. Dans The World il s’agit de jeunes en prises directes avec la société moderne dans un parc d’attraction qui est fait de décors représentants les monuments les plus célèbres du monde.

 

C. : C’est un endroit qui est censé montrer à la Chine les grands monuments du patrimoine mondial. Or on s’aperçoit que les jeunes qui y travaillent –bien qu’ils utilisent de manière récurrentes leur portable ou en SMS – ne communiquent pas. Et que même l’histoire d’amour se termine mal.

J.Z-.K. : Les SMS renforcent les distances entre les êtres humains d’autant qu’on perd la chaleur humaine, l’expression, les gestes, le feeling qui existent lorsqu’on se parle de vive voix.

 

C. : Il y a une scène bouleversante lorsque les parents de « petite sœur » viennent chercher le corps de leur fils tué dans un accident de travail dû au surmenage. Ils débarquent habillés comme des rescapés du passé de la Chine dans un monde auquel ils ne comprennent plus rien. Pour comble on leur donne l’argent de l’assurance accident !
J.Z-K :
Ils ne peuvent rien faire. Ils sont impuissants devant le malheur qui les frappe.

 

C. : En voyant Made In China on se rend compte qu’une de vos préoccupations est la transmission, pas seulement avec vos films, mais aussi à travers plusieurs livres pour la génération qui vous succède. Vous avez une volonté de témoigner ?
J.Z-K. : Ce qui est important, avec le développement économique de la Chine actuellement est de montrer que beaucoup de gens en sont victimes. Les spectateurs occidentaux ne voient pas cet aspect or c’est ce que je veux montrer dans mes films. Mes quatre films se déroulent dans l’ordre chronologique suivant : Platform, l’après révolution culturelle à la fin des années 80, puis Xia Wu, artisan pickpocket, les années 90, puis Plaisirs inconnus l’an 2000 et enfin The World. Ces films retracent le vécu des chinois d’origine modeste.

 

C. : On a l’impression que l’un des messages que vous voulez faire passer est de dire aux jeunes chinois, si j’ai réussi à faire des films, des livres, à peindre, vous le pouvez aussi. Transmettre est quelque chose de capital chez vous. D’ailleurs Platform est une lettre à votre père pour lui expliquer ce que vous n’avez pu lui dire de vive voix.
J.Z-K. : Comme vous avez pu le voir dans le film de Julien Selleron, mes parents sont de simples citoyens qui vivent dans un décor banal. Ce genre d’images on les voit très peu dans le cinéma chinois. Actuellement, dans mon travail, j’aimerais être davantage producteur pour encourager les jeunes talents. Je me souviens d’une phrase que ma mère a dite pendant le montage d’un film : « Je suis triste parce que je ne peux pas l’aider, je ne peux rien faire pour lui ». Moi aussi cela m’attriste. Je pense que c’est à nous d’enregistrer l’univers quotidien des chinois.

 

Je veux montrer la réalité chinoise telle qu’elle se dessine actuellement avec l’apparition de la société de consommation. Le contraste entre le nord et le sud mais aussi les inégalités sociales, les très grands écarts de richesse au sein d ‘une même région, selon qu’on est de la campagne ou de la ville.
À l’intérieur de celle-ci suivant qu’on est travailleur dans un atelier, dans la construction ou qu’on soit manager. Aujourd’hui les classes se recréent sans pour autant que l’on soit dans une phase de luttes.  Ce qui m’intéresse de donner à voir ce sont les milieux simples, aller vers les gens ordinaires pour restituer leur vécu. C’est ce qui n’apparaissait pas jusqu’alors dans le cinéma chinois officiel. Il est donc important de le montrer et surtout aux chinois eux-mêmes. C’est pour cela que, accompagné de l’équipe, j’ai présenté le film officiellement dans quatorze villes chinoises pendant plus de quinze jours. C’est une première parce que s’il existe seize sociétés d’état qui monopolisent le cinéma en Chine, les films indépendants tournés sans autorisation officielle n’étaient pas diffusés et ne se voyaient que grâce aux DVD pirates. Actuellement, la situation est en train de changer.
Mon souhait est de continuer à refléter la dureté de la vie, la précarité auquel sont soumis les chinois.

 

C. : Est-ce l’une des raisons de l’utilisation par vous du support numérique. La Béta numérique (Plaisirs inconnus) et la HD numérique (The World) ?
J.Z-K. : L’une des particularités de la Chine est d’avoir peu d’images d’archives. On n’a pas de tradition de l’image. Donc peu de photos de famille et de home movies. L’arrivée du numérique avec les appareils photos et caméras digitales permet d’enregistrer la vie quotidienne. Pour l’instant il s’agit de fixer les scènes de la vie familiale comme les anniversaires, les mariages, etc. mais cela va permettre aux jeunes d’accéder à l’image, et de faire des films sans être astreints aux contraintes budgétaires que demande les films tournés sur pellicule argentique.

 

En plus, la DV est proche du mode de vie des jeunes générations, la DV-Cam est peu encombrante, simple à manipuler et à utiliser dans la vie quotidienne, dans les discothèques ou les cafés Internet. L’intérêt est aussi que le numérique permet une grande liberté artistique, d’expression qui est difficile à imposer lorsqu’on est sous la contrainte des standards de l’industrie cinématographique. Le développement d’Internet a permis à de nombreux sites et à des forums sur le cinéma d’exister. Ce qui fait connaître davantage le cinéma en Chine permettant au public de devenir plus exigeant et au cinéma indépendant de se développer.

C. : Souvent en Europe, le numérique (sauf en ce qui concerne la HD) est utilisé par défaut de ne pouvoir utiliser la pellicule. Ce qui nous frappe dans vos films, c’est l’utilisation du support pour créer, inventer une esthétique propre au numérique…de continuer à faire du cinéma avec un autre support, comme on est passé du muet au parlant.
J .Z-K. : Je n’utilise pas seulement le numérique pour des questions économiques. Je crois que ce support est le mieux adapté pour enregistrer les mutations que vit la Chine actuellement. Le cinéma évolue avec les techniques qui sont proposées et c’est un art. Par, exemple, toutes les scènes graphiquement animées, les messages, les SMS sur l’écran de téléphones cellulaires ont été faites pour créer une ambiance onirique tout en étant aussi une façon de refléter la vie réelle. Tous les chinois un peu branchés, en Chine, utilisent les e-mails, les SMS. C’est vraiment une réalité. Il y a une grande utilisation dans leur vie de la technique numérique.
Avant les jeunes se bagarraient dans les rues. Maintenant, ils ne se battent plus physiquement mais échangent des gros mots via Internet (rires)

 

C. : Il est frappant dans l’utilisation de la HD numérique que vous utilisiez des lumières en basse et en haute luminosité sans essayer de gommer ces contrastes lors de l’étalonnage. On imagine que c’est volontaire ?
J.Z-K. : C’est voulu, en effet. Cela reflète la vie en Chine actuellement C’est comme les gratte-ciels, les grandes foires, les grands hôtels qui donnent une image des chinois un peu irréelle. Ceux-ci vivent en majorité dans des conditions assez sobres. Il s’agissait de montrer le contraste entre les deux sociétés. C’est comme les personnages du parc d’attractions de The World. Lorsqu’ils sont sur scène du théâtre du monde, dans le parc d’attraction, ils sont valorisés mais dés qu’ils descendent dans le souterrain, dans les coulisses du maquillage, on voit le décalage entre le spectacle dont ils sont les acteurs et l’envers du décor. Une réalité toute différente.

 

C. : Vous travaillez avec Yu Lik-Wai (1) qui, outre votre chef opérateur, est aussi votre co-producteur. Il y a longtemps que vous vous connaissez ?
J.Z-K. : Nous nous sommes rencontrés en 1996 à Hong Kong, lors d’un festival. Nous nous sommes trouvés beaucoup de points communs notamment une passion pour les films de Robert Bresson. Depuis lors nous travaillons ensemble. Cela dès Xia Wu, artisan pickpocket, mon premier film. J’aime les films qu’il a tournés et beaucoup ses scénarios. Chaque fois que j’ai une idée, je lui en parle avant même l’écriture du scénario. En plus, il est très intéressé par l’évolution de la technique. Nous nous concertons beaucoup avant un tournage, tant et si bien que sur le plateau on a plus besoin de discuter, on se comprend sans avoir à discuter de problèmes techniques ou esthétiques.

 

C. : Le film est sorti en Chine, le public a donc put le rencontrer autrement qu’avec des DVD pirates. Quel a été l’accueil du public ?
J. Z-K. : Ceux qui ont aimé le film pensent que ce n’est pas un film comme ce qu’ils ont l’habitude de voir. Ceux qui n’ont pas aimé le film pensent que ce n’est pas la Chine qu’ils connaissent. Un critique chinois a dit que The World c’est comme une épine qui entre dans le corps de beaucoup de personnes. Le film a également suscité des controverses dans les médias, suscitant un vrai débat. Il y des forums de discussion via Internet. Mais actuellement, les journalistes ne parlent plus du film mais plutôt du taux de fréquentation. Ils ne jugent donc pas tant sur le contenu que sur le nombre d’entrées. Je vais écrire un livre (2) qui raconte tout cette agitation médiatique autour de la sortie de The World en Chine. Néanmoins, je suis heureux que pour la première fois qu’on projette l’un de mes films en Chine, celui-ci suscite un débat dans le public. Que l’on y parle de mondialisation. Avant cela on n’avait uniquement parlé de l’ «évolution rapide de la croissance en Chine ». On pensait que la vitesse était le seul facteur intéressant.

1. Yu Lik-Wai, venant de Hong-Kong, a fait ses études à l’INSAS. Il s’est lié d’amitié avec Julien Selleron. Il a également réalisé Love will tears US appart et produit par Jia Zhang-ke, All Tomorow’s party ainsi qu’un documentaire co-produit par le CBA : Les Déesses du néon.

2. Jia Zhang-Ke a écrit plusieurs livres où il rend compte de ses expériences cinématographiques pour les jeunes générations dont il est devenu l’un des producteurs.

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