Technologie et esthétique
Technologie et esthétique
Le cinéma vit la révolution numérique à l'heure de la globalisation des marchés. L'association « L'exception, groupe de réflexion sur le cinéma » a exploré cette mutation. Une grande partie de leurs réflexions est publiée dans ce livre qui ressemble à un échange de propos à de multiples voix. Croire que cette révolution numérique qui va balayer l'image argentique est purement technologique, qu'elle n'est qu'une amélioration technique de plus est un leurre. Ses conséquences sont multiples : l'industrie culturelle sera-t-elle formatée au point de délaisser la création pour la distraction ? Quels seront nos rapports avec Hollywood (« l'empire du même »), la relation entre l'artisanat et l'industrie ? Le film sera-t-il davantage un jeu que la narration d'une histoire ? De quelle façon évoluera le droit d'auteur pour des oeuvres éditées sur des supports multiples (salles, télé, K7), quel sera le droit à l'image dans le tout-à-l'image ? (l'affaire du film « Etre et avoir » de Philibert nous en montre un aspect), va-t-on vers un retour vers les studios (négation des principes de la Nouvelle Vague), le cinéma gardera-t-il sa spécificité au sein de l'industrie audiovisuelle ? L'explosion du DVD favorisera-t-il son usage pédagogique (chapitrage des films donc possibilité de comparaison, d'analyses) ? Les sujets abordés sont nombreux mais ce sont ceux qui seront d'actualité ces prochaines années. Le livre comporte aussi deux annexes importantes puisqu'elles occupent un tiers de l'ouvrage. L'une traite en trois textes historiques et théoriques de la Nouvelle Vague et de la modernité qu'elle a introduit dans un cinéma où le classicisme a survécu (Coppola, Eastwood) à la post-modernité du tout-à-l'image. Enfin la seconde annexe traite des pratiques et économies du DVD.
C'est pourquoi non seulement la lecture de ce livre est passionnante mais, essentielle.
Le Banquet imaginaire, L'Exception (collectif), éd. Gallimard, coll. : Réfléchir le cinéma.
Exception culturelle ?
« Eviter d'élever inutilement le niveau de rhétorique sur les questions culturelles (...).Lier les questions culturelles audiovisuelles au développement des télécommunications avancées aux technologies de communication ».
Ces lignes sont extraites d'un document publié dans Lis Trade qui synthétise l'approche américaine en manière d'influence concernant l'audiovisuel. Si vous complétez cette stratégie en « cherchant des soutiens locaux, ainsi que de faire du lobby sur les administrations nationales et les hommes politiques », on comprend que l'industrie audiovisuelle américaine mène une véritable guerre contre l'industrie audiovisuelle européenne pour s'approprier non pas une majorité de celle-ci mais pour la mettre à son service comme le sont déjà - tel le cheval de Troie - les groupes Kirch, Médiaset, Pearson, Le groupe Murdoch (Fox et BSKyb).
Les majors et leurs bras armés la MPA (Motion Pictures Association) qui comprend Buena Vista International, Columbia-Tristar, MGM, Paramount, Twentie Century Fox International, Vivendi Universal, AOL Time Warner) a son siège à Bruxelles. Ca vous étonne ? Vraiment ! « Il s'agit ni plus ni moins d'influencer et de surveiller l'ensemble de l'appareil décisionnel européen (Commission, Parlement européen, Conseil des ministres » écrit Yvon This dans cet excellent recueil d'articles intitulé Quel modèle audiovisuel européen. Il ajoute que la MPA mobilise en permanence une centaine d'agents pour une dizaine d'agents qui représentent le cinéma européen. C'est que l'enjeu est de taille pour l'industrie du cinéma américain : des centaines de milliers d'emplois sont en jeu. D'où le fait que la diplomatie des Etats-Unis ne cesse de monter au créneau pour défendre ses intérêts sur un continent ou l'importation de leurs produits audiovisuels n'a fait que croître ces cinq dernières années (le déficit entre l'UE et les USA étant de plus de 8 milliards d'euros en l'an 2000).
Une croissance qui correspond à l'explosion d'un marché audiovisuel européen qui non seulement représente un gage de stabilité à moyen sinon à long terme mais qui, de plus, est solvable ! Que rêver de plus ? Si l'on y ajoute le fait que les blockbusters dépendent de plus en plus du marché extérieur américain, (leur coût ne se rentabilisant plus sur le marché intérieur, ils ont besoin de l'Europe pour s'amortir).
Signalons que la contribution passionnante d'Yvon This est suivie de deux annexes qui nous montrent la prose que la MPA n'hésite pas à utiliser vis-à-vis des députés européens pour les gagner à sa cause. Pas triste. Au point que Frédéric Sojcher se demande si le concept d'exception culturelle qui permit la « victoire » des accords du Gatt est encore pertinent ? Si la Commission européenne, en ne se plaçant pas d'emblée uniquement d'un point de vue économique, ne s'est pas mise en position de perdant face à Hollywood pour qui l'objectif est moins de défendre une identité culturelle que de gagner des parts de marché ? Ne s'est-on pas enfermé dans une sorte de ghetto ? Etudiant les paradoxes du modèle français qui fait figure d'exception dans le paysage sinistré du cinéma européen, il constate que l'actualité n'a fait -hélas ! - que confirmer une trop grande dépendance vis-à-vis du financement télévisé et à un seul opérateur Vivendi Universel dont on connaît la destinée. Il y ajoute que si « il y a de plus en plus de films sur le marché, il y a peu de producteurs qui bénéficient d'une exposition leur permettant d'atteindre le grand public ».
L'Europe plurielle doit-elle pour autant se replier sur son pré carré ? F. Sojcher cite Luciana Castellina, présidente de la Commission Culturelle du Parlement européen : « Nous sommes aujourd'hui de plus en plus privés de nos images. Nous sommes face à un génocide des images et des mémoires, selon la formule de Pasolini. Mais les résistances qui apparaissent me font aussi peur : repli identitaire et villageois ». D'où la solution de l'auteur : « L'idéal n'est-il pas de pouvoir associer les deux démarches, films commerciaux et films d'auteur. » Une niche qui n'est pas neuve mais a donné de bons résultats il y a une quarantaine d'années et qu'explore actuellement le cinéma asiatique.
Sinon comment réagir ?
Hormis le projet non abouti d'une chaîne de télévision qui se consacrerait exclusivement à la diffusion de films européens (initié et défendu par Richard Miller et Henry Ingberg), l'horizon n'est pas très lumineux. Pourtant Frédéric Sojcher reste optimiste. « Les pistes sont nombreuses, écrit-il, allier cinéma et éducation (amener les films européens dans les Lycées de toute l'Union) ; créer autour des acteurs et des auteurs européens un véritable processus de valorisation ; se servir « du cinéma comme échange linguistique (promouvoir différentes langues européennes à travers les films)...
« Comme le disait Wim Wenders : l'Europe a bien plus besoin de cinéma que le cinéma n'a besoin de l'Europe » !
Quel modèle audiovisuel européen ?, ouvrage collectif sous la direction de Frédéric Sojcher et Pierre-Jean Benghazi. Ed. L'Harmattan. Coll. Champs visuels.