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Thibaut Dopchie, producteur de Big Trouble in Little Belgium

Publié le 26/05/2021 par David Hainaut / Catégorie: Entrevue

"La Belgique francophone a tout à sa disposition pour créer un audiovisuel de qualité"

Si, dans un milieu hyper-concurrentiel et hiérarchisé comme le cinéma, observer la naissance d'une société coopérative – et il y en a de plus en plus - relève presque d'un paradoxe, l'initiative est aussi à saluer.
L'arrivée dans le paysage de Big Trouble in Little Belgium (BTLIB)* illustre ce petit phénomène. Créée à Mons en 2019, cette coopérative de production audiovisuelle s'est implantée à Bruxelles au See You, à deux pas du cinéma Kinograph, une autre jeune coopérative.
Rencontre avec l'un de ses fondateurs, le discret mais non moins efficace Thibaut Dopchie. À presque 48 ans, il jouit d'une expérience de plus de vingt ans dans le milieu belge, du Festival du Film Fantastique au cinéma Palace de Bruxelles, en passant par le distributeur de DVD Twin Pics.

 

Cinergie: Pour se lancer aujourd'hui dans la production, il s'agit d'avoir une sacrée dose d'audace, non ?

Thibaut Dopchie: Ah, quand on dit "Tiens, je vais lancer une boîte de production", la première chose qu'on vous répond, c'est : "Ah, encore une!" Mais en démarrant cette société, on s'est d'emblée positionné autrement, sans pour autant faire les présomptueux et croire qu'on allait faire de meilleurs films que les autres. On sait qu'il y a moyen de faire différemment en ce qui concerne certains aspects, comme l'accessibilité au cinéma à tout un chacun ou l'amélioration des conditions de travail. En tout cas, il y avait assez d'éléments pour nous permettre de proposer quelque chose de nouveau. Tout ça me trottait dans l'esprit depuis dix ans. Il fallait juste que l'idée fasse son chemin...

 

C.: C'est-à-dire ?

T.D.: On n'avait pas envie de lancer une boîte juste pour nos productions à nous, ni de reproduire les choses qu'on n'aimait pas voir ailleurs. On a alors pensé que le modèle coopératif était le meilleur, car il implique une ouverture, une collaboration et permet de dire aux gens : "Non, vous ne devez pas forcément venir d'une école de cinéma pour en faire. Et oui, on peut aussi se former sur le tas, grâce à de la coopération et l'intelligence collective."

Ce qui m'a d'ailleurs ôté de la tête quelques soucis de légitimité. Car je me dis "Ok, même si je ne suis pas le plus légitime, nous sommes d'abord un groupe soudé et fort". On table d'ailleurs sur le maximum de rencontres, avec des décisions prises en équipe, où chacun est au même niveau. L'époque du producteur omniscient qui a tous les pouvoirs, pour moi, c'est fini.

 

C.: Vos "soucis de légitimité", d'où viendraient-ils ?

T.D. : Maintenant que vous me posez cette question, je me la pose moi-même ! (sourire). Disons que lorsqu'on lance un projet, on se demande toujours comment prouver qu'on peut réussir. Donc, la question de la légitimité se pose inévitablement ! Mais une fois dans le bain, on se dit "Ben non en fait, je peux le faire !" Après, on fait des erreurs comme tout le monde, mais c'est le jeu. Le principal, c'est que notre projet avance et qu'on produise !

 

C. : Qu'aimeriez-vous encore apporter au paysage ?

T.D.: Des choses qui peuvent sembler basiques, mais essentielles. On aimerait qu'il y ait des relations de travail honnêtes. Qu'on bannisse définitivement la discrimination et le harcèlement des plateaux. Plus d'équipes bilingues, aussi. Puis, on veut une transparence totale. Ici, les budgets sont ouverts à tous, avec des dossiers accessibles. Chacun peut donc voir combien l'autre est payé. Il y a des questions d'égalité qu'on tient à mettre en avant, notamment en matière de rémunération. Notre idéal, ce serait le salariat artistique. Que des gens puissent créer sans devoir songer à remplir des dossiers, et en se permettant même de faire des erreurs qui ne nuisent pas à leur carrière... vu que ces gens percevraient un salaire!

 

C. : Votre coopérative fonctionne avec des souscriptions. Concrètement, comment cela se passe-t-il ?

T.D. : Les gens peuvent prendre des parts de 100 euros. Il y a un peu de tout ! Certains souscrivent pour intégrer des équipes. D'autres juste pour apprendre ou pour savoir comment développer leur projet. Souvent, nous disons aux artistes "Voyons-nous pour pour discuter de votre projet de film". Sans faire miroiter quoi que ce soit, un projet n'arrive pas systématiquement au bout. Puis, des gens donnent de l'argent simplement pour nous encourager. Pour le moment, ça se passe bien et on espère que ça continuera. On s'est fixé l'objectif de recueillir 50 000 euros d'ici la mi-juillet, et on devrait y arriver. C'est motivant, car si des gens ont envie de soutenir nos initiatives, c'est qu'on n'est pas à côté de la plaque...

 

C: Vos bureaux se situent à Bruxelles mais Big Trouble In Little Belgium a son siège à Mons. Pourquoi ?

T.D. : C'est purement sentimental. J'aime l'idée que tout ne se passe pas toujours à Bruxelles ou à Liège dans l'audiovisuel. Bien qu'on ne soit pas la seule société montoise, je songe par exemple à Taka d'Hugo Deghilage, une autre société de production. Ceci dit, une bonne société peut se baser n'importe où pour développer quelque chose. Ce n'est en tout cas pas un choix tactique pour bénéficier de subsides ! (sourire)

 

C. : Il y a un an, vous vous targuiez de voir votre premier projet financé par la Commission des films, Je ne suis pas arabe.

T.D. : Un premier projet financé, c'est toujours une fierté ! Ce court-métrage se tournera cet été. Grégory Carnoli, le porteur du projet vient du théâtre. Il le co-réalisera avec l'expérimenté Thibaut Wohlfahrt. On a plein de projets, mais on est patient. On veut y aller pas à pas, avec aussi des webséries – on en tourne une cet été pour la RTBF - ou même des productions légères de longs métrages. Comme tout le monde, on dépose beaucoup en Commission, et beaucoup ne sont pas acceptées. C'est la règle ! Il faut parfois savoir sortir de cette vision étriquée de la production audiovisuelle belge francophone !

 

C.: Que sous-entendez vous ?

T.D. : On croit souvent que la seule voie royale est la Commission et qu'à côté, il faut coproduire un peu partout. Mais là aussi, je pense qu'on peut faire autrement. Peut-être qu'on va se tromper, mais ça reste quand même un étrange moteur de se dire "Mes films ne passent jamais à la Commission, je ne pourrai donc jamais faire de films parce qu'on me barre la route".

Dans notre cas, si on est content d'avoir eu un film validé, on a aussi eu des refus sévères. Des claques, même ! C'est le jeu et c'est même sain, car on a des retours bienveillants qui ont énormément de valeur. Cela permet au réalisateur de se poser les bonnes questions. Puis parfois, on n'a même pas besoin de la Commission ! Mais si on est chaque fois refusé et qu'on ne s'interroge jamais sur les raisons alors, pour moi, c'est qu'on a un souci...

 

C. : Et ce cinéma belge francophone, qu'en pensez-vous ?

T.D. : Pour moi, il sort d'une forme d'enfance et entre dans l'adolescence. On a parfois l'impression qu'il n'y a que du drame social, mais c'est faux. Plein de nouveaux auteurs arrivent en prenant des risques. Avec des choses originales qui seront, on l'espère, des succès qui feront tourner toute la machine. Mais la Commission reste un moteur pour développer toute l'industrie, à côté de structures comme Screen Brussels et Wallimage. Mais pour ça, il faut du temps. Et le modèle flamand reste un vrai modèle, avec la diversité et la richesse qu'il faut. Peut-être que le Nord a dix ans d'avance, mais donnons alors rendez-vous au cinéma belge francophone dans dix ans, et on verra ! On a encore un peu de boulot, mais on a tout à disposition pour faire de l'audiovisuel de qualité en Belgique francophone...

 

C. : "Encore un peu de boulot" ? Comme...

T.D. : Il y a par exemple un gros travail de marketing digital à faire sur les films. La question de comment engager le public n'est pas assez souvent prise en compte. Il faut que les distributeurs belges travaillent sur du long terme, ce qui ne réclame même pas tellement d'investissement. Il faudrait faire aussi en sorte que les sociétés de distribution soient mieux identifiées comme gage de qualité auprès du public. Un film en salle, c'est quelque chose qui se réfléchit et se travaille en termes de marketing et de communication... Après, des petits films d'auteurs qui ne rencontrent pas leur public, ça existera toujours. On pourrait donner un tas d'exemples de films annoncés "grand public" et qui ne rencontrent pas leur public non plus ! Et si certains films sont faits pour mille personnes, où est le souci ? Moi, je préfère avoir mille bons spectateurs que dix mille personnes qui sont dans une salle avec leur téléphone sans regarder le film...

 

C. : Dernière chose : on se trouve à deux pas d'un cinéma, le Kinograph, qui a entre autre été créé pour pallier au manque d'écrans chez nous. Votre avis, là-dessus ?

T.D. : Vu l'explosion de l'offre en ligne, si vous n'avez pas une bonne offre locale de cinémas en parallèle, celui-ci y perd forcément ! Je me mets toujours à la place du spectateur, et on doit bien admettre qu'il y a un manque à combler, aussi dans la répartition des écrans. Mais je crois qu'on va petit à petit revenir à de petits cinémas de quartier, y compris dans les grandes villes, comme avec le Kinograph, mais aussi à la Louvière, Nivelles, etc...


* (NDLR: littéralement, "Big Trouble in Little Belgium" signifie "Gros problème au sein de la petite Belgique". Le nom fait référence au titre d'un film américain sorti en 1986, "Big Little Trouble in Little China" de John Carpenter)

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