Depuis plus de quarante ans, Manu Bonmariage marque de son regard le cinéma documentaire en Belgique. Quarante années passées, caméra à l’épaule, l’œil dans le viseur, à accompagner ses contemporains pour nous faire sentir leur vérité intime. Manu Bonmariage ne juge pas, il ne témoigne même pas, il est simplement là, présent dans les petites et grandes choses de la vie quotidienne de ses personnages. Il est là, et nous avec. Pour lui, pas de sujet tabou, s’ils sont abordés dans le souci sincère de la recherche d’une vérité. On a l’habitude de le voir traiter les sujets délicats : l’amour à mort dans Les amants d’assises, le choc des cultures dans Baria et le grand mariage, le mariage des prêtres et la fidélité à ses engagements dans Ainsi soit-il. Ni observateur, ni juge, être humain avant tout, le réalisateur a développé une touche éminemment personnelle, une façon de parler en images grâce à un sens inné du cadrage et un regard aigu qui ne néglige aucun détail.
Vivre sa mort de Manu Bonmariage
On a beau savoir tout cela, on n’était pourtant pas préparé au choc émotionnel que l’on éprouve à la vision de son dernier opus. Vivre sa mort nous fait partager les derniers mois de la vie de deux hommes qui se savent condamnés par un cancer irrémédiable. Plus que de mort pourtant, le film parle de la préparation à ce grand départ avec, en toile de fond, la délicate question de l’euthanasie. Philippe ne cesse de la réclamer à une équipe médicale qui éludera sa demande jusqu’au dernier moment, en l’assurant "qu’on veille à son confort". Manu, lui, met en place sa mort dans un environnement médical où, une fois sa décision prise et l’instant venu, l’équipe fera le nécessaire. Dans ce chemin, il se fait aider par un conseiller spirituel, prêtre et libre penseur, qui contourne les dogmes rigides de sa religion pour être aux côtés de ses frères souffrants. Cette cérémonie, ces derniers instants, le cinéaste nous les fait partager dans un séquence finale toute simple, mais dont bien peu de spectateurs parviendront à sortir sans larmes. Comme souvent dans ce cinéma vérité, ou cinéma "direct" comme préfère l’appeler Manu Bonmariage, la question se pose des limites de l’intrusion d’une caméra, et donc du spectateur, dans l’intimité des personnages. Un documentariste a-t-il le droit de placer ainsi son public dans une scène où il n’a peut-être pas sa place parce qu’elle ne regarde que ceux qui la vivent ? Le réalisateur rétorque que les acteurs eux-mêmes ont initié cette démarche et accepté cette présence. On peut en discuter. Manu Bonmariage, lui, refuse de se laisser arrêter par ces pudeurs mentales. Exhibitionnisme ? Voyeurisme ? Caméra à l’épaule, il ne se pose pas la question. Il accompagne jusqu’au bout une personne à laquelle il s’est attaché, comme un complice, comme un ami. N’empêche que, renvoyant le spectateur à ses propres expériences avec la mort, la scène est d’une puissance émotionnelle ravageuse.
Ne nous arrêtons cependant pas à cette seule scène, car le film est bâti dans la durée autour d’un autre questionnement. Pour ceux qui vont mourir, comment accepter cette fin si proche, et inéluctable ? Comment s’y préparer et comment vivre avec ? Paradoxalement peut-être, le film qui porte un regard sur les derniers mois de Philippe et Manu nous fait partager de nombreux moments de vie : repas, fêtes de famille, moments d’affection et de tendresse. Bien sûr, la camarde est là, qui rôde. On la sent dans chaque geste, à chaque instant, mais en même temps, il faut bien vivre avec. Plutôt, il faut vivre jusqu’au bout cette vie comme on l’a choisie, avec les siens et jusque dans la monotonie du quotidien. Et c’est cela aussi que nous partageons, sans pathos à travers la caméra de Manu Bonmariage. Avec sa finesse de touche coutumière, le cinéaste dresse le portrait de deux familles happées par le deuil à venir.