Manu Bonmariage présente, en avant-première, son film sur Franco Dragone, Looking for Dragone, réalisé dans le cadre de la série flamande soutenue par le VAF (Vlaams Audiovisueel Fonds), Hoge Bomen (Grands arbres), des portraits de personnalités qui font l'actualité de la vie politique culturelle et économique.
À notre tour, nous allons à la rencontre du réalisateur pour nous entretenir de la relation qu'il a filmée avec ce phénomène du show-business.
Franco Dragone, issu de l'immigration du bassin minier de La Louvière, se forme aux arts de la scène au Conservatoire de Mons. Fort de l'idéal de la création, il débarque à Montréal en 1982 où il est happé par le Cirque du Soleil et la nouvelle conception du spectacle. Près de 20 ans plus tard, après s'être fait un nom et un beau carnet d'adresses, Franco revient au pays. Depuis, son patronyme est lié à La Louvière, où il a créé les mises en scène les plus spectaculaires. Entre Las Vegas et Macao, il se pose de temps en temps à La Louvière. Désireux d'offrir une image étincelante de l'art et du spectacle, il monte, en 2007, Othello, passeur à Mons. Manu Bonmariage a suivi la gestation de ce projet tout en révélant les aspects les moins policés du comédien chef d’orchestre. Un portrait rythmé et accrocheur de 80 minutes tiré de plus de trois mois de tournage.
Manu Bonmariage à propos de Looking for Dragone
C. : Comment avez-vous rencontré Franco Dragone ?
Manu Bonmariage : Il y a près de trente ans maintenant, Franco Dragone animait des représentations de théâtre-action à La Louvière. J'avais présenté mon film Du beurre dans les tartines, tourné dans la région et à l'occasion duquel nous avions mené des débats animés. Il est parti assez rapidement au Québec, au début des années 80. Quand j'ai voulu faire un film sur lui, il était à La Louvière, en pleine création d'Othello, passeur.
C'est parce qu'il a fait cette création que j'ai voulu faire le film. Il se retrouvait dans son univers, dans son pays, l'endroit où il a voulu revenir pour créer son entreprise.Et surtout, il a été accessible pendant deux mois, quasi quotidiennement, ce qui m'a permis d'approcher le personnage de manière plus intense. Je l'ai suivi pendant une dizaine de jours à Las Vegas et une dizaine de jours à Macao.
Ce qui est intéressant, c'est que c'est un personnage d'une grande responsabilité et, en même temps, d'une grande fragilité. C'est cette dualité qui m’intéresse dans les personnages que je filme. Franco doit réunir une équipe internationale pour faire ce qu'il fait. Ce qui n’est pas de tout repos ! D'une part, il est plein de volonté, de témérité et d'envie de réaliser, mais, d'autre part, il dépend de ses collaborateurs. Il doit soigner son image, il ne peut se permettre le moindre faux pas, il a son nom écrit en grand tout en haut des bâtiments de Las Vegas, sur son entreprise, et à Macao aussi. Cela change une personnalité et le fragilise aussi.
Dans le portrait que je voulais faire de Franco Dragone, c'était la confrontation entre lui, venant du théâtre-action, et des comédiens qui n'ont pas la mentalité de « l'industrie du loisir », du « show business » que je souhaitais mettre en avant. Qu'allait-il en sortir ?
En revenant au pays, Dragone avait envie de faire une bonne action. Il voulait aller plus loin dans la création artistique et replonger dans le théâtre, mais il ne s'imaginait pas que ça allait faire frémir tous ces comédiens qui ne sont pas habitués à cette façon de créer.
Il n'a pas pris le temps, parce qu'il n'en avait pas, d'entrer en dialogue avec eux. Par conséquent, des malentendus et des confrontations s'en sont suivis.
C. : Dans le film, face à cette situation délicate, Franco Dragone n'a pas l'air de douter de lui.
M. B. : C'est un air… Personnellement, je pense que c'est faux. Je crois qu'on ne peut pas ne pas douter de soi, mais Franco est dans une position telle qu'il a du mal à baisser pavillon. Il doute de lui-même certainement sinon il ne pourrait pas faire ce qu’il fait.
Je crois que quelqu'un qui est capable de péter les plombs et puis de revenir sur sa décision c'est déjà une preuve d'humilité ! Il s'est rendu compte de la difficulté de cette entreprise et c'est pour ça qu'on a ajouté ces quelques minutes au début du film. Elles n'étaient pas prévues et je ne les trouvais pas nécessaire, mais que j'ai accepté de les ajouter pour calmer le jeu.
C. : Vous semblez fasciné par le personnage de Franco Dragone
M. B. : Je suis toujours fasciné par les personnages que je filme, qu’il s’agisse d’une prostituée, d’un homme d'affaire ou d’un magnat de ceci ou de cela. Ce que je recherche dans un film, c’est justement cette fascination… seulement, il ne faut pas en être prisonnier !
Les attachés de presse et tous les gens qui tournent autour de Franco voulaient que ce film soit une espère d'hagiographie. Dès le départ, j'avais dit à Franco que ce qui m'intéressait, c'était de savoir ce qu'était devenu le gamin de La Louvière, de retour de Las Vegas et de Macao. Je voulais connaître sa vision du monde, ses rapports avec ses enfants et ses amis.
C. : Est-ce le côté « entrepreneur » qui vous a fasciné chez Franco ?
M. B. : Oui, c'est surtout le fait qu'il ait deux ou trois casquettes, et qu'il doive diriger tout ce monde. Franco a été comédien, il aime jouer… mais son jeu est soumis par ce qu'il a vécu plutôt que par le jeu artificiel. Etre entrepreneur, c'est savoir déléguer et choisir les bonnes personnes, celles qui vous donnent des conseils judicieux et non celles qui vous louangent.
C. : Y a-t-il eu des scènes qui vous ont posé problème au moment du montage ? Des images avec lesquelles tu vous vous êtes senti mal à l'aise ?
M. B. : Avec les images que je filme, je fais toujours le film que je veux !
Avec Striptease, j'ai appris à couper, à faire un film de 15 minutes alors que j’avais la matière pour qu’il dure 30 ou 45 minutes. J'ai appris qu'avant de commencer à tourner, il faut avoir un enjeu, un but précis du film que l'on est en train de faire. Quand on fait un documentaire, on dépend d'éléments qu'on ne peut pas maîtriser et donc, on ne fait jamais totalement ce qu'on avait décidé. Ce qui est important, c'est de relever l'enjeu du film à partir de ce qui a été écrit dans le projet, d’avoir en tête ce qui va fonctionner.
Par exemple, j'avais appelé ce film Time is money et puis, je l'ai appelé Looking for Dragone. Si j'ai accepté de changer de titre, c'est parce que je me suis bien rendu compte que l'argent n'est pas le seul moteur pour Franco. Il était convenu, dès le départ, qu'il n'y aurait aucune forme de censure sur mon film. Les producteurs m'ont demandé de le montrer d'abord à Franco, parce que dans Hoge Bomen ils ont pris cette habitude, qui n'est pas la mienne.
A la fin du film Franco a dit : « J'ai vu un film, je ne vois pas pourquoi j'y toucherai ! »
Ses conseillers n'étaient pas tout à fait du même avis. Par la suite, il m'a demandé de mettre un petit chapeau en début de film, par respect pour les comédiens. À la suite de quoi j'ai demandé que le film soit présenté aussi aux comédiens.
C'est vrai qu'on pourrait croire qu'un film comme celui-là est fait à la gloire de quelqu'un. Il n'en est rien, mais ce n'est pas non plus un film destructeur. C'est un film qui montre quelqu'un confronté à lui-même et aux autres, à une entreprise et à un travail.
Il ne faut pas oublier que Franco vient du théâtre-action et c'est ça qui est invraisemblable : il a été capable de passer du théâtre-action au show bizz.
Je suis très content de cette collaboration, qui n'était pas acquise dès le départ. Cela n'a pas été facile, mais ça, c'est le prix à payer dans la création!