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Vue brisée de Hannes Verhoustraete

Publié le 16/11/2023 par Kevin Giraud / Catégorie: Critique

Produit des recherches universitaires récentes autour de la lanterne magique, Vue brisée d’Hannes Verhoustraete est un film multiple. Une œuvre faite d’introspection familiale et de mise en lumière de l’histoire des techniques audiovisuelles, mais aussi un pamphlet anticolonialiste et une diatribe anticléricale. Une production sans aucun doute aussi dense en contenu que la thèse qui l’a nourrie, véritable essai audiovisuel où la lanterne et ses diapositives révèlent autant qu’elles rappellent l’importance des images et de leur point de vue.

Vue brisée de Hannes Verhoustraete

Tout commence par le point de vue. Celui de l’oncle du narrateur, alors dans la fleur de l’âge, au Congo belge. À l’instar de ses prédécesseurs qui utilisaient la lanterne magique pour transmettre des émotions, des messages et des commandements, l’homme compose le plan qu’il imprimera sur sa pellicule, manipulant les personnages, non pas tel un peintre qui placent ses modèles, mais plutôt comme un enfant alignant ses jouets. Ce que l’on découvre à travers ces premiers plans, c’est la trame qui sera celle de Vue brisée, objet filmique pluriel signé du chercheur-professeur-réalisateur Hannes Verhoustraete. Documentaire, récit de vie, mise en images d’images gravitant autour du dispositif de la lanterne magique, Vue brisée se déroule telle une recherche universitaire, nous emmenant au gré de son narrateur dans les conclusions et les découvertes, dans les rapprochements et les parallèles parfois glaçants. Car au-delà de ces images figées sur plaques transparentes se cachent des vérités froides, des manipulations cyniques et des paradoxes absurdes, que ne manquent pas de mettre en lumière le chercheur avisé. Une histoire faite de missionnaires se servant de la technologie pour manipuler les peuples, et de colonisateurs prenant le contrôle de l’Histoire, celle qui façonne les générations et les dominations.

Au fil de ce voyage audiovisuel se révèle tout un pan du récit national belge, tour à tour illustré par les images fixes des lanternes et par les bobines muettes de l’oncle, en voyage au Katanga au début des années 1950. Des images cliquetantes que le narrateur-réalisateur démiurge manipule lui-même pour en faire ressortir la véritable essence, nous faire comprendre l’hors-champ de ces vignettes. Comment, grâce à ces petites lanternes qui ont ravi les bourgeois comme les classes populaires, on a pu “vendre” le Congo comme une terre d’avenir à toute une génération de jeunes belges. Et comment, grâce à ces mêmes lanternes, on a pu immiscer la chrétienté dans les esprits de Congolais écartés de leurs familles et coupés de leur racine, pour “le bien de l’humanité” et de la colonie.

D’une densité de contenu extrême, ce documentaire frappe également par les recherches esthétiques de son cinéaste. Une forme répondant brillamment à un fond tout aussi intéressant, tissé de couches et de sous-couches d’images, se superposant pour nous faire comprendre un ensemble infiniment plus complexe qu’une simple peinture projetée sur une toile blanche. La beauté des couleurs et la puissance évocatrice des collages ne vous laisseront pas de marbre.

Analyse puissante et profonde du mécanisme colonial à travers des images, mise en lumières de la violence sourde capturées par les caméras, Vue brisée retrace autant l’histoire d’un médium que celle d’un pays, tentant de masquer un passé parfois honteux qui suinte encore parfois dans notre quotidien.

Mais, tout comme au chercheur, rien n’échappe à la lanterne, dont les vues éparses mises bout à bout par le cinéaste tissent un récit aussi riche et complexe qu’il est envoûtant et nécessaire.

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