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Wild Blue de Thierry Knauff

Publié le 01/11/2000 par Philippe Simon / Catégorie: Critique

Contre l'oubli

Il y a d'abord le noir et le silence, puis vient la mémoire, la mémoire de la douleur et cette alchimie particulière de celui qui se souvient au fil du temps, de ses rencontres et de ces moments fragiles où dans l'écoute de l'autre, disparaissaient soudain cette pesanteur du silence, cette peur des mots trop lourds à porter et cette angoisse des ténèbres. C'est seulement alors, dans cet instant du souvenir, que peuvent naître les sons et les images, les intentions et les enjeux, et cet art du cinéma qui nous fait prendre corps avec celui qui raconte et partager avec lui un instant de résistance à la noirceur du monde.

 

Wild Blue, le dernier film de Thierry Knauff, apparaît comme une tentative de briser l'oubli, de rendre manifeste ce que notre monde a d'inacceptable: indifférence à l'horreur, banalisation de la violence, acceptation de la douleur comme seule façon de vivre. A partir de ses notes de voyage, Thierry Knauff a conçu Wild Blue comme un chant cinématographique où des voix de femmes racontent, avec cette musique étrange des langues qui nous sont étrangères, des histoires terribles d'intolérance religieuse et de pouvoir politique meurtrier.

Ces récits à la violence implacable, parcourus de blessures vives et d'émotions gelées, Thierry Knauff les fait se répondre par delà les lieux et le temps, les mélangeant jusqu'à les confondre en une même polyphonie où le motif récurrent du mal fait à l'autre débouche rapidement sur l'insupportable. Construit avec une rigueur telle qu'elle finit par créer chez le spectateur un sentiment de malaise, Wild blue amplifie ces récits par un montage époustouflant de sons et d'images étrangers aux récits mais pensés comme autant d'éléments symboliques d'une même interprétation de ceux-ci.

Tels les différents mouvements d'une partition musicale, Thierry Knauff use des répétitions d'éléments visuels et sonores (ambiance de vents, silences, noirs, visages d'enfant, arbres abattus) pour tisser une trame mélodique où viennent se loger les récits. Ainsi chaque histoire reçoit un traitement qui lui est propre mais qui reprend certains éléments de la trame (par exemple, la séquence du tri postal de Vienne que structure le récit des tours de contrôle nazie et dont le suspens cinématographique touche à la perfection).


Wild Blue de Thierry Knauff

 

De même chaque histoire par son rythme et la musicalité de son traitement appelle la suivante (la séquence des percussions du Burundi où les gestes silencieux résonnent comme l'écho immédiat de la voix qui raconte) et se développe comme une variation improvisée sur le thème principal qui donne sa cohérence à l'ensemble des récits (la séquence des arbres qu'on abat et qui rappelle que ce qui est fait aux arbres est fait de même aux êtres vivants). Cette structure gigogne, cet effet d'enchâssement, Thierry Knauff l'a voulu fluide et précis. Pour se faire, il en a contrôlé toutes les implications, ne laissant rien au hasard, refusant tout dérapage émotionnel pouvant distraire de l'écoute de son film. Avec un soin extrême, il a peaufiné chaque détail, chaque instant de Wild Blue, mettant en place une esthétique glacée et parfois glaçante mais qui complète exactement le propos de son film. 

Et si par moment Wild Blue peut apparaître comme un film à message au formalisme dérangeant, en fin de vision, il n'en est rien car son enjeu dépasse de loin son souci moral et plastique. Ce qu'il y a de fort dans la façon de faire du cinéma de Thierry Knauff tient justement dans ce perfectionnisme absolu qui irrite et dans l'effet de saturation que sa volonté de tout contrôler entraîne. Car le fait d'aller jusqu'au bout de son engagement esthétique amène à une autre écoute de son film. Une brèche s'ouvre alors où se devine le désordre des sensations et où nous recevons par vagues déferlantes, la charge émotive dont chaque image, chaque son se nourrit et qui forme comme la musique intérieure de son film, une musique qui est avant tout un chant de vie.

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