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Edmond Bernhard, l'école de la liberté

Publié le 01/04/2001 par Philippe Elhem / Catégorie: Dossier

Pratiquement inconnu de ses compatriotes pour lesquels seuls, aujourd'hui, les noms d'Henri Storck, d'André Delvaux, de Jaco Van Dormael et des frères Dardenne sont susceptibles (du moins, on l'espère) d'éveiller un écho, Edmond Bernhard, mort le mois dernier à l'âge de 82 ans, n'en constitue pas moins une des figures majeures de l'histoire du cinéma national, histoire dans laquelle il est entré presque par effraction et ressorti sur la pointe des pieds...

Edmond Berhard, réalisateur

 

Bien que l'oeuvre tout entière d'Edmond Bernhard se résume à une poignée de courts métrages d'une durée inférieure à deux heures, les sept opus qui la composent n'en sont pas moins des films à part entière dont les plus connus - Lumières des hommes, le premier, réalisé en 1954, Waterloo, en 1957, Beloeil l'année suivante, Dimanche en 1963 et Échecs (consacré au jeu du même nom, l'une des grandes passions de sa vie), qui ferme le ban en 1972 -, suffisent amplement à établir la véritable stature d'Edmond Bernhard, celle, sans doute, d'un cinéaste pour cinéastes (1), mais, aussi, d'un auteur empreint autant de spiritualité qu'étreint par le sentiment du vide, du rien, et par qui la modernité est advenue au cinéma belge.
Si Lumières des hommes relève d'une description textuelle et infiniment respectueuse (n'en déplaise à ses thuriféraires) de la liturgie d'une messe (mais vue de FACE), Edmond Bernhard y impose déjà une stylistique qu'il développera et portera à ses sommets un peu plus tard, stylistique qui repose sur un certain nombre d'éléments expressifs tels que la précision géométrique de cadres privilégiant plongées et contre-plongées; l'utilisation de focales courtes qui modèlent les visages; un montage au couteau où l'espace, morcelé, atomisé même, se voit perpétuellement recréé, favorisant les premières échappées - même si encore un peu lapidaires - d'une poétique où la nature et les éléments tiennent, déjà, le rôle essentiel.
Si le film dégage, par instants, une impression de fantastique, celle-ci relève directement d'un travail sur la lumière qui, en s'obligeant à éclairer ce qui, d'habitude, reste dans la pénombre, crée de violents contrastes entre le clair et l'obscur. Il n'est, bien entendu, pas interdit de rattacher l'oeuvre à ce courant du catholicisme "noir" et doloriste cher à Bernanos où la présence du diable comme la peur permanente d'un Dieu vengeur, tel que le dessine l'ancien Testament, ne cessent de peser douloureusement sur les épaules de ses officiants.

Avec Waterloo, l'oeuvre de Bernhard qui joue le plus sur la nature ambiguë du film "touristique", le cinéaste se détache continuellement de la mécanique de la visite guidée du Musée de la Bataille de Waterloo - sans pour autant, véritable tour de force, la négliger (2) - pour s'attacher aux visiteurs et à l'indifférence polie qu'ils manifestent souvent face aux commentaires autoritaires de leurs guides, s'attardant, par exemple, sur une jeune et jolie femme (une figurante ?) qui se mire et se recoiffe ostensiblement dans la glace d'une vitrine, ou, encore, sur ces religieuses et leur "coiffe" buñuelienne qui les fait ressembler non tant à des oiseaux de proie qu'à une représentation abstraite de ces derniers.
À d'autres moments, par contre, Bernhard recolle furieusement à son sujet, réussissant même le prodige, par la seule grâce de la dynamique du montage, en utilisant les tableaux (jamais cadrés pour eux-mêmes) qui témoignent des péripéties dramatiques de la bataille, à reconstituer avec l'aide de la bande son une vision possible de cette dernière.

Rien (et cela inclut Beloeil) ne nous préparait pourtant à la splendeur visionnaire de Dimanche. Une partie du cinéma belge est née là, dans ce film, commande de l'Éducation nationale produite par... l'"Union économique occidentale" (des classes moyennes ?). Né comme un gag (le film devait traiter du "problème des loisirs"), ou, plutôt, comme une histoire belge, Edmond Bernhard détourne ouvertement la chose, pour en faire un film qui ne parle que du "vide", de l'absence (à soi, aux autres, au monde), retrouvant sans le savoir mais, peut-être, en le sachant, l'univers du Fellini de la Dolce Vita ou d'Antonioni et sa trilogie de l'intériorité en noir et blanc (l'Avventura, la Notte - surtout - et l'Eclisse).

Du Musée des Sciences naturelles et ses squelettes de dinosaures à la forêt de Soigne, en passant par le bois de La Cambre, le Palais Royal, le cinéma l'Aventure (et son grandiose slogan inscrit en lettres de néon à l'entrée de la salle : " L'Aventure c'est l'évasion "!), un stade de football, la terrasse abandonnée d'un café, un bal, entre autres lieux appelés à se succéder ou à se répéter, Bernhard nous entraîne dans le formidable tourbillon de l'ennui ordinaire, codifié, des grandes villes occidentales et le formalise à coups de travellings dignes du Resnais de l'Année dernière à Marienbad, le trouant d'explosions poétiques (les arbres morts et noirs filmés comme des squelettes de dinosaures ou l'inverse, leur feuillage dessinant un ciel d'étoiles en plein jour), de scènes-ballets (les enfants jouant à un improbable cache-cache dans un immeuble en construction), d'emprunts toujours pudiques à la réalité (un baiser, digne du Doisneau de " l'Hôtel de ville ", dont l'auteur se détache par un splendide mouvement de caméra; des visages de jeunes filles perdues dans quelque rêve éveillé) et de leitmotive visuels (une hache fait voler des morceaux de bois, laissant planer une menace mystérieuse ; les vols d'oiseaux comme autant d'âmes en peine ; et puis le ciel filmé dans une attente improbable).
Dimanche est musique, et non pas parce que ce monde se voit scandé, unifié, menacé par la très belle partition de Scherren, rare utilisation réussie (Kubrick excepté, peut-être) d'une musique d'essence contemporaine dans un film narratif (car Dimanche, comme les précités, relève fondamentalement du narratif), mais bien grâce à son montage, ses mouvements d'appareils limpides et le rythme qu'ils impriment à une oeuvre où " tout se matérialise, tout reste imaginaire, comme dans le regard du voyageur qui, ayant échappé au piège du pittoresque, se pose sur des choses vraies, terriblement opaques, compactes, infranchissables auxquelles néanmoins il ne parvient pas à croire tout à fait " (3) 

Le dernier effort du cinéaste sera consacré au jeu d'échecs qu'il a beaucoup pratiqué et dont il parlait en ces termes : " Tu rencontres un type qui veut se suicider... si tu lui proposes une partie d'échecs, il est pris, il se demande où il va mettre son cheval "(4). Sous un titre aux multiples échos, derrière son évidence même, Échecs propose une sublimation du mental à travers un film en noir et blanc, tourné image par image, qui met en scène un échiquier sur lequel les pièces se déplacent sans l'aide de la moindre présence humaine et où tout est " rassemblé et synthétisé de manière admirable, mais aussi épuré jusque dans ses ultimes retranchements : le mystère de la pensée intérieure, la promenade dans l'oubli et l'indifférence, la peinture du néant... " (5) 
Mais Échecs n'est que le rejeton tardif d'une trajectoire vertigineuse dans sa fulgurance et sa concision, une trajectoire dont Dimanche constitue le sommet indépassé au moment même où le cinéaste se voit condamné à mort par les structures d'aide à la production (et leur manque de souplesse) que l'État belge est en train de mettre alors en place.

Cinéaste puritain fasciné par les rituels, ce dont ses opus témoignent tous sans exception, Edmond Bernhard deviendra, par la suite, une des figures essentielles de l'INSAS naissante, lui, le perpétuel recalé de la Commission du film avec laquelle, rapidement, il mettra fin à leur dialogue de sourds (" Il y avait là une dame qui exigeait à tout prix de moi un scénario. Je tourne toujours sans scénario... ") (4) et au malentendu bureaucratique qui le sous-tend (" Ils me mettaient plus ou moins au pinacle à cette époque et ils ne voulaient pas me donner du fric. Ils voulaient le donner à une " structure ", qui serait moi sans être moi ") (4) le mine et l'étouffe.
Si le cinéaste était amené à s'effacer injustement pour avoir refusé de sacrifier sa liberté et son désir sur l'autel des institutions, l'enseignant allait, pour sa part et pendant de nombreuses années encore, laisser des traces indélébiles chez des générations d'apprentis cinéastes dont Boris Lehman et Thierry Knauff, pour représenter des extrêmes opposés sur l'échiquier cinématographique, peuvent revendiquer également (pour ne pas être la même) une part du précieux legs d'Edmond Bernhard.


(1) Rien de péjoratif dans cette constatation. Ce fut aussi le cas d'une des influences évidentes d'Edmond Bernhard, le grand Robert Bresson. Il est d'ailleurs à noter que les meilleurs commentateurs de leurs oeuvres respectives se nomment Louis Malle et Paul Schraeder pour le Français, Boris Lehman pour le Belge. Des cinéastes donc.
(2) Nous visitons, d'ailleurs, à quelque chose près, deux fois le Musée : d'abord en compagnie d'un homme puis, ensuite, de son homologue féminin.
(3) Alain Gerber, parlant de tout autre chose dans les notes de pochette d'un album de jazz signé Eric Watson et intitulé Full Metal Quartet. 
(4) in Une encyclopédie des cinémas de Belgique, Musée d'Art Moderne de la ville de Paris et les éditions Yellow Now, 1990.
(5) Boris Lehman, ibid.

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