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Eurovillage, de François Pirot

Publié le 12/04/2016 par Juliette Borel / Catégorie: Critique

En 2012, François Pirot se rend à Herbeumont, au cœur de la forêt ardennaise, pour les repérages de son premier long-métrage, Mobile Home. Il est surpris d’entendre fuser langues et dialectes inconnus, bien insolites pour cet endroit un peu perdu, destination privilégiée de villégiature familiale. 

 


Eurovillage de François PirotIl constate alors qu’à quelques pas de là, le village de vacances a été reconverti en centre « ouvert » pour demandeurs d’asile, administré par la Croix Rouge. De cette découverte naîtra son projet de documentaire, Eurovillage.
Il revient donc filmer cet espace d’attente, ce sas reculé où hommes et femmes patientent, parfois jusqu’à 4 ans, pour recevoir l’énoncé d’un verdict péremptoire. Rares sont ceux qui obtiennent le statut de réfugié et beaucoup se voient attribuer un «ordre de quitter le territoire» de la part du CGRA (Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides). Ils deviennent alors « illégaux ». Ils devront se rendre invisibles aux yeux des autorités et passer entre les mailles du filet tant qu’ils le peuvent.
Le parti pris du réalisateur est de ne pas montrer les épreuves les plus manifestes évoquées dans l’actualité, mais de «s’arrêter sur un des moments les moins « sensationnels » quand ce qui se passe pour eux devient plus flou, moins connu.» Seules quelques bribes du passé affleurent parfois, et suffisent à figurer l’horreur.

Le film ne s’aventure pas en récits de vie, il s’ancre principalement dans un ici et maintenant qui n’est en réalité qu’un « non-lieu », et un « non-temps » vide de sens. La plupart des réfugiés n’ont pas de papiers, pas de traces matérielles témoignant de leurs parcours. Ils doivent pourtant prouver la légitimité de leur demande d’asile. Ils sont donc privés de la possibilité d’assurer leur défense, d’influencer leurs propres trajectoires, de se projeter. Tributaire d’une décision dont il ignore l’échéance, l’humain peine à demeurer sujet dans cette torpeur. La caméra sonde l’érosion des nerfs. L’incertitude diffuse dans ce décor troublant. Le paysage, splendide certes, mais dépeuplé, isole. Il mûre hors du système et assure à l’Etat le maintien d’une aliénation sociale. À cela s’ajoute la morosité intrinsèque aux zones touristiques désertées, aux loisirs hors saisons. Ces vies en suspens, venues de tous horizons, sont alors condamnées à rôder dans un cadre fantôme, entre les bungalows, les allées et le terrain de minigolf abandonné.

Le monde entier dans un cul de sac. Pour François Pirot, l’aberration du décalage crée « un effet véritablement surréaliste, c’est à dire un effet issu de la confrontation entre des éléments qu’on n’associe habituellement pas. »
Cette rencontre absurde compose un terrain fertile à la dérision : celle des réfugiés et celle de l’angle adopté par le réalisateur. Le mélange entre la pudeur du regard cinéaste et la lucidité, le sens de la répartie des protagonistes insuffle une force particulière. Un humour tragique traverse le film et le transperce. Le rythme s’opère en mode binaire : le rire anime, puis vient le contretemps, qui procure un goût amer. Ainsi, la liesse des résidents soutenant l’équipe de football belge durant le mondial offre une séquence chaleureuse. Mais elle contient son pendant douloureux puisque les réfugiés encouragent et soutiennent un pays dont ils ignorent encore s’il finira par les accueillir. Chaque touche de légèreté est vite lestée et traîne sa rémanence sombre. La bascule, la prise de conscience vient toujours avec ce léger retard, alors que la scène est passée. Un petit garçon albanais cherche sa maison avec enthousiasme sur Google Earth, pour la montrer fièrement à deux travailleurs sociaux. Puis leur fausse compagnie pour rejoindre ses amis. L’attitude du gamin suscite l’amusement de la salle. La versatilité propre à l’enfance qui ne s’encombre pas de manières pour se dérober colore l’épisode d’un ton tendre et joyeux. Mais en y réfléchissant, le malaise apparaît. L’évaporation subite du gamin laisse envisager ce qui l’a travaillé à la vue de son village, entre le déracinement et les traumas contenus en germe. Dans le silence et le non-dit s’esquisse l’abîme.
L’enchaînement du montage, l’engourdissement de la progression accentuée par la fixité de l’image laissent sourdre les personnalités et créent ce petit miracle d’une porosité de l’écran : le spectateur est lui aussi contaminé par l’ankylose et la tension. Les conditions sont alors réunies pour que chaque événement l’impacte ; l’explosion de joie suite à la délivrance d’une régularisation ou la violence d’un refus l’atteignent et le brassent. Le spectateur accompagne cet occupant iranien qui circule encore entre les baraquements, la nuit tombée, alors qu’il a reçu l’injonction de partir avant 16h… Être une ombre là ou ailleurs… L’errance de l’homme pose la terrifiante question du « à quoi bon ? » et son calme face à la vacuité de son avenir glace les sangs. Il est des films qui décantent pendant longtemps et ne nous laissent pas indemnes. 

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