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Entretien avec François Pirot à propos d’« Ailleurs si j’y suis »

Publié le 06/03/2023 par Grégory Cavinato et Marwane Randoux / Catégorie: Entrevue

Révélé en 2012 avec son premier long, Mobile Home, François Pirot, qui aura entretemps coécrit trois films avec Joachim Lafosse, nous revient avec un deuxième essai de fiction. Sa comédie douce-amère est un véritable plaidoyer pour la déconnexion, le lâcher-prise, le retour à la nature et le droit à la paresse, qui fait la part belle à un casting quatre étoiles : Jérémie Rénier (Mathieu), Suzanne Clément (son épouse, Catherine), Samir Guesmi (son voisin, Stéphane), Jackie Berroyer (son père, Jean-Marie) et l’inénarrable Jean-Luc Bideau (son patron, Guy) y incarnent des personnages déprimés, qui vont tenter, chacun à sa façon et non sans heurt, de se déconnecter de l’absurdité du monde moderne pour en retrouver les valeurs essentielles. 

 

Cinergie : Il s’agit d’un sujet non seulement universel, mais particulièrement actuel dans ce contexte post-pandémie. Quelles sont les origines du projet ?

François Pirot : C’est toujours compliqué de répondre à cette question parce que ce sont des origines un peu multiples. Je n’ai pas fait beaucoup de films, mais pour ceux que j’ai faits, je suis parti sans savoir précisément où j’allais. Je cherche. C’est un deuxième film, donc il y avait cette envie de faire mieux que le précédent, de pousser certaines choses, d’en corriger d’autres. Je voulais continuer à travailler sur cette thématique de personnages un peu perdus, qui sont à des moments charnières de leur vie, comme les deux jeunes de Mobile Home, mais de les multiplier : j’avais une envie formelle de scénariste de faire un film à plusieurs personnages, chacun dans une période de transition. Ils sont en crise, ont du mal à accepter ce qu’ils sont, ce qu’ils sont devenus ou ce qu’ils sont en train de devenir. Un retraité, un homme qui va avoir son premier enfant, un couple qui est un peu fatigué, un vieil homme qui doit accepter qu’il est veuf… Je voulais faire des variations sur ces changements de vie parfois difficiles à aborder et qui peuvent provoquer des crises. 

Un autre point de départ, c’est que, bien longtemps avant de commencer à écrire le film, j’avais entendu parler de Henry David Thoreau, ce philosophe américain de la fin du XIXème siècle qui a écrit Walden ou la Vie dans les Bois (1854), qui relate ses deux années passées dans une cabane près d’un étang, pas loin de sa ville d’origine, Concord, dans le Massachussetts. Il est considéré comme l’un des premiers écolos parce qu’il a fait une expérience de vie à l’écart, dans la forêt, et qu’il l’a décrite. Je me suis dit que ce n’était peut-être pas si compliqué à faire : un jour, dire qu’on va s’isoler dans la nature, faire un pas de côté, se mettre au vert et retrouver dans la nature une connexion que l’on a perdue par ailleurs. Je voulais qu’un de mes personnages vive ça, c’était l’idée centrale. 

L’écriture a donc consisté à combiner tout ça. Dans un premier temps, je n’y suis pas parvenu. Je me suis rendu compte que je n’arrivais pas à trouver un lien entre les personnages. Il y avait un lien thématique, mais les choses n’étaient pas suffisamment naturellement liées les unes aux autres. Donc, je me suis d’abord concentré sur le personnage de celui qui va dans la forêt, Mathieu, joué par Jérémie Rénier, et je me suis rendu compte que la description réaliste de sa survie dans la forêt ne m’intéressait pas tant que ça. Ce qui m’intéressait, c’était plutôt cette pulsion d’y aller. Au départ, le personnage n’était pas marié, n’avait pas d’enfant, pas de travail. Il allait dans la forêt, mais finalement, tout le monde s’en foutait. (rires) Je me suis rendu compte que le plus intéressant, c’était la manière dont cet acte radical, un peu impulsif, presque animal, allait impacter les personnes qui lui sont liées. En donnant la place centrale à ce personnage qui ne fait rien et qui en ne faisant rien va créer le mouvement et l’évolution des autres, j’ai finalement réussi à réintégrer les autres personnages dans le récit, avec une structure un peu particulière.

 

C. : Ce qui est astucieux dans votre scénario, c’est que Mathieu réussit parfaitement sa déconnexion, tandis que les quatre autres, qui tentent de suivre son exemple… vont se planter. Et c’est de là que naît la comédie. 

F. P. : Dans cette volonté d’échapper à eux-mêmes, ils vont courir comme des poules sans tête, se cogner aux murs, faire des projets impulsifs et pas très réfléchis (un voyage dans une tribu en Amazonie, comme Catherine, partir sur la route avec un sac à dos, comme Stéphane). C’est ce que je racontais déjà dans Mobile Home, avec des personnages qui s’accrochent aux branches. Face à Mathieu qui, lui, semble avoir trouvé une solution qui impose un acte radical avec un changement de vie (même si en fait, il n’a pas vraiment encore décidé de rester dans la forêt et ne sait pas quoi faire de son avenir), ils tentent des changements, mais beaucoup trop rapides, qui n’aboutissent pas vraiment, mais qui au moins leur permettent de faire le point sur ce qui est important pour eux et de crever l’abcès, d’arriver à la fin du film avec une plus grande forme de lucidité, un apaisement. 

Ce qu’il était important de raconter également, c’est que nous vivons dans un monde qui nous pousse à vivre des vies exceptionnelles, ce qui peut créer une frustration. J’aimais l’idée d’apaiser les choses en disant que, oui, on peut vivre une existence qui ne soit pas forcément exceptionnelle et s’en porter très bien. Donc, à la fin du film, je ne les fais pas revenir au point de départ, ce n’est pas un échec, je les fais revenir vers ce qui compte. J’espère les transformer dans leurs attitudes, mais je ne leur offre pas une solution extérieure utopique. Ils vont se rendre compte que ce qui compte le plus pour eux - et ce n’est peut-être pas grand-chose -, ce sont les relations qu’ils entretiennent. Stéphane, joué par Samir Guesmi, croit qu’il va s’enfermer dans sa relation avec sa femme ou dans la paternité, mais il finit par se rendre compte que ce sont des choses auxquelles il tient, que ce sont en fait les seules choses solides dont il dispose. Tout comme Guy (Jean-Luc Bideau), qui doit prendre sa retraite, mais qui se refuse à le faire. Il sait que sa relation avec son épouse sera au cœur de la suite de son existence et que c’est peut-être ça qu’il faut renouveler, réinventer, réinvestir, plutôt que de partir vers un lointain. Aller voir ailleurs peut être très beau et très vivable aussi, mais seulement à condition de mieux l’anticiper et le construire que ce qu'ils ne le font dans le film. 

Quant à Mathieu, c’est vrai qu’il réussit, mais ce n’est pas un acte qu’il a prémédité. Quelqu’un qui avait vu le film en montage m’a dit que c’était un « burn-out poétisé » et j’aimais bien cette idée, parce que, finalement, c’est quelqu’un qui est dépassé par tout ce qui lui arrive et qui, un jour, n’arrive plus à avancer. Il va dans la forêt, mais presque malgré lui. C’est quelque chose qu’il ne contrôle pas, c’est plus fort que lui, c’est son corps qui suit l’appel de la forêt – et je voulais incarner ça à travers le cerf qui vient le chercher.

 

C. : La scène du cerf aurait pu être kitsch, mais je la trouve très réussie. Comment avez-vous évité le piège du ridicule dans cette scène en particulier ? 

F. P. : Je ne voulais pas que ce trajet et ce séjour dans la forêt soient réalistes. Je voulais que ce soit de l’ordre du merveilleux, que l’on soit dans le point de vue de Mathieu, qui a tellement besoin de ça, qui a besoin de ne rien faire, de retrouver des sensations très basiques, très physiques. Je voulais être dans ces sensations merveilleuses qu’il ressent. Donc, j’ai utilisé les codes du conte, avec une allégorie ou une métaphore d’une rencontre avec la nature. Dans les contes traditionnels, le cerf est souvent utilisé pour conduire un personnage d’un monde à un autre. Il y a eu aussi un travail musical avec Benoît Mernier, un compositeur d’opéras qui n’avait jamais fait de cinéma. Dans ses orchestrations, ses harmonies, il y a des climats qui me plaisaient beaucoup et c’est un outil que j’ai voulu convoquer. Et puis, je voulais des lumières assez belles, assez merveilleuses. On a donc un peu saturé les couleurs et on a travaillé sur une forme de joliesse assumée, de l’ordre de la belle image. Je voulais que ces plans-là, quand le cerf arrive, ressemblent à un livre d’images pour enfants. J’ai essayé de faire en sorte que ce soit stylisé, mais pas kitsch, et en même temps de ne pas me retenir et d’oser monter les curseurs au niveau de la musique et des couleurs, sans tomber dans le mauvais goût.

 

C. : Ça fonctionne, parce qu’on a envie de suivre Mathieu, d’aller se baigner tout nu avec lui dans cet étang… 

F. P. : Je voulais que le personnage de Stéphane ait vraiment envie d’être à la place de Mathieu. Je voulais que cet endroit dans lequel il arrive, cet étang, soit presque trop beau pour être vrai et donne particulièrement envie d’y être, pour que ça provoque chez les autres une interrogation sur leur propre existence et les changements qu’ils voudraient y apporter.

 

C. : Comme dans Mobile Home, le ton est poétique et tragi-comique, parfois surréaliste. Le constat est sombre, mais traité avec légèreté, un peu à la manière d’American Beauty, par exemple. J’imagine que ce ton particulier est proche de votre personnalité ? 

F. P. : Oui, c’est un deuxième film et cette tonalité amorcée dans Mobile Home est quelque chose que je sens être juste et proche de moi. J’aime aborder des sujets qui ne sont pas nécessairement légers en soi avec une forme de légèreté et d’ironie. Ce sont des personnages qui sont chacun dans une forme de crise existentielle un peu angoissante, avec un fond de dépression et d’insatisfaction. Que le film lui-même soit dans cette dépression-là aurait fait un peu « ton sur ton » par rapport à ce type d’angoisse et ces personnages qui sont quand même issus d’un milieu assez privilégié. Ils sont très névrosés, mais ils ont le luxe de s’interroger sur des changements de vie possibles, avec des conditions de vie très confortables. J’avais envie qu’il y ait une tendresse et une connexion émotionnelle avec eux et leurs angoisses, mais en même temps, je trouvais important de prendre un peu de distance et de pouvoir aussi rire de leur maladresse, parfois de leur bêtise, et de ne pas prendre ça trop au premier degré, trop au sérieux. J’ai un goût pour cette forme de légèreté-là, mais la tonalité du film est toujours issue du sujet qu’on considère. Ce n’est pas quelque chose qu’on plaque sur n’importe quoi, c’est la matière même que je décris qui nécessitait cette distance et cette ironie. Est-ce que ça correspond à ma personnalité ? Sans doute, mais c’est quelque chose que l’on fait inconsciemment. On fait des films qui nous ressemblent, qu’on le veuille ou non.

 

C. : La question du burn-out est très actuelle et le film a un regard très juste sur le sujet. Je pense notamment à Internet, qui est censé nous rendre la vie beaucoup plus facile, mais c’est en fait tout le contraire qui se produit : ça nous accapare inutilement, ça nous abrutit, et nous sommes tous de plus en plus débordés et en dépression, le nez sans cesse plongé dans nos écrans. 

F. P. : C’est vrai qu’aujourd’hui, paradoxalement, l’hyperconnexion peut créer une forme de déconnexion, d’éparpillement. Et ça m’amusait de montrer un personnage qui se retrouve en s’isolant. Il éteint et abandonne son smartphone et se réfugie dans un endroit où il faut venir le trouver physiquement. En se déconnectant, mais aussi en ne faisant rien, Mathieu réamorce une connexion avec lui-même et avec les autres. C’est quelque chose qui me semble de plus en plus important aujourd’hui  et que le film défend : le fait de ne rien faire ! De s’isoler, de faire un pas de côté. C’est quelque chose que l’on devrait s’offrir et se permettre de temps en temps : se créer des endroits, des moments où l’on peut - même égoïstement - s’extraire du monde.

 

C. : Quelques mots à propos de votre casting ? Comment et pourquoi avoir choisi ces cinq acteurs ? 

F. P. : Cette fois, je me suis permis d’ouvrir un peu le spectre et de ne rien m’interdire au départ dans le choix des comédiens, d’oser contacter tous les gens que j’avais envie de contacter. On les choisit de façon très bête en fait : on a un personnage en tête et on cherche. Je voulais des acteurs qui avaient à la fois un pied dans le registre comique et dans le registre dramatique, qui soient à l’aise dans les deux et qui n’appesantissent pas les situations, mais qui, au contraire, les rendent plus légères. Ils devaient pouvoir créer un sentiment d’attachement malgré le trajet de leurs personnages, qui sont parfois assez autocentrés et ne prennent plus trop les autres en considération. Les personnages joués par Suzanne Clément et Samir Guesmi sont très autocentrés dans leur désir d’évasion. Je les comprends, j’ai envie d’être avec eux, mais il ne fallait pas non plus créer de rejet chez le spectateur. Donc, il était important d’avoir des acteurs qui dégagent quelque chose d’attachant. Samir, par exemple, a en lui une dimension burlesque. Il est très grand et il sait jouer la maladresse, donc ça fonctionne très bien… Suzanne, c’est la même chose : elle est très pétillante, très explosive, très vivante, très nerveuse aussi, et elle pouvait donner de la vie à ce personnage qui, sur le papier, était parfois insupportable. Certains de mes personnages peuvent être perçus comme tels, certains spectateurs me l’ont dit ! (rires) Mais même si certains personnages sont autocentrés, il ne faut pas s’interdire de raconter leurs trajets… La légèreté, la douceur, la sensibilité, la fragilité et la drôlerie qu’amène Jackie Berroyer à Jean-Marie, qui construit son propre cercueil - un acte soit grotesque, soit trop symbolique - permettait à ses scènes d’exister sans tomber dans une trop grande lourdeur… Et dans le cas de Guy, il me fallait un acteur qui puisse hurler pendant tout le film sans qu’on se dise « Quel connard ! ». Avec Jean-Luc Bideau, on continue à avoir envie de le suivre malgré le fait qu’il éructe sans arrêt ! D’ailleurs, c’était amusant de faire jouer Bideau et Berroyer des personnages qui ne vont pas bien et qui ne savent pas mettre une forme sur les solutions à trouver, eux qui sont d’une autre génération, qui ont connu les années 70 un peu flamboyantes, la folie et l’enthousiasme de ces années à l’idéologie assez positive.

 

C. : Bideau se montre souvent très critique envers ses propres films, ses partenaires et ses réalisateurs, en tout cas en interview. Comment s’est passé votre collaboration ? 

F. P. : Il est adorable. J’ai réussi à créer un vrai lien et une vraie complicité avec lui. Ça n’a pas été facile au début (rires), parce qu’il a une personnalité très forte. C’est quelqu’un qui ose dire tout ce qui lui passe par la tête, qui ne met pas beaucoup de filtres, mais qui est fondamentalement adorable et bienveillant. Mais il dit ce qu’il pense, donc ça peut être assez dur parfois. C’est marrant ce que vous dites, parce que pendant la projection du film à Genève, il a commencé à critiquer. Il aimait bien le film, mais il n’aimait pas trop les personnages (rires).

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