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Rencontre avec Diego Martinez Vignatti

Publié le 15/05/2015 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

C'est l'histoire d'un homme, un ancien joueur professionnel de rugby, qui part panser ses blessures intérieures dans la jungle amazonienne. Il travaille pour une multinationale qui terrasse la forêt vierge pour s'approprier les bois exotiques et y planter, à la place, des pins qui arrivent très vite à maturité grâce à la quantité d'eau utilisée et aux insecticides qu'on déverse par tonnes. Nous sommes en pleine forêt vierge, au Nord-Ouest argentin, au milieu de nulle part, où l'Etat n'existe plus. C'est la loi de la machette qui prévaut. Mais il n'y a pas que des arbres dans cette forêt, il y a aussi des milliers de personnes qui y vivent, condamnés à survivre dans un environnement pollué par les insecticides quiprovoquent des fausses couches, des naissances d'enfants malformés, des cancers, etc. La Tierra roja, c'est l'histoire de l'affrontement inégal entre multinationales et mafia d'une part, population locale de l'autre, désireuse de se battre, de lutter pour sa terre et sa survie. Une histoire de destruction massive, où plus rien ni personne ne reste intact, au nom de très gros profits! 

Cinergie : Comme dans tes précédents films, tu diriges aussi la photographie. Est-ce parce que tu n'arrives pas à faire confiance à un autre directeur photo?
Diego Martinez Vignatti : Non, ce n'est pas une question de confiance. Mais comme je viens de l'image, il me parait évident de le faire moi-même. Lorsque je fais de la mise en scène, je pense spontanément à l'ensemble du film et à des images. C'est beaucoup plus rapide si je ne parle qu'avec moi-même plutôt que de devoir expliquer des idées très précises à quelqu'un. Peut-être que dans le futur je travaillerai avec un directeur photo si j'ai un projet qui nécessite une grosse préparation, mais j'ai la sensation que je travaille beaucoup plus vite et que je suis nettement plus concentré lorsque je m'occupe de tout.

 

C. : D'accord mais alors cela veut dire que le travail avec les comédiens doit se faire bien avant le tournage.
D. M. V. : Cela dépend des scènes, il m'arrive en effet d'effectuer une grosse préparation mais on peut également ne répéter que la veille. Déjà, je veille à prendre de bons comédiens qui travaillent bien de leur côté, avec des coachs si nécessaire. Pour La Tierra Roja, il y avait des besoins très spécifiques pour la préparation de Geert (Van Rampelberg) comme apprendre les bases du rugby, savoir manier une machette, couper des arbres, connaître des positions de tir. Eugenia (Ramirez) devait apprendre à monter un cheval sans selle etc,... Sur le plateau, je prends toujours quelques minutes de réflexion avant de tourner pour trouver les meilleures positions. La Tierra roja est mon quatrième film, et plus j'emmagasine de l'expérience et de la confiance, plus je me sens relax et à l'écoute des comédiens. J'essaie de plus en plus de mettre les comédiens à l'aise en ne les enfermant pas dans le cadre avec des marques très strictes. J'essaie de les suivre, de laisser de la place à l'inattendu.

 

C. : Est-ce que tu diriges les répétitions sans caméra pour prendre du recul ou estimes-tu ne pas en avoir besoin, que la caméra remplace ton œil en quelque sorte?
D. M. V. : C'est la première fiction que je tourne en numérique, ce qui m'a donné une liberté incroyable. J'ai filmé dès la toute première répétition car parfois il y a de magnifiques choses dès la première prise. J'ai tout tourné, ce qui m'a permis de corriger et d'affiner au fur et à mesure afin d'arriver sur le tournage avec une idée très précise. Mais je crois que le plus important est d'avoir une vision très claire de ce que sont les personnages. Si le réalisateur a une vision complète de ses personnages et que le comédien est concentré alors on peut aller dans le même sens et tout devient plus simple.

 

C. : Toutes les scènes de rugby sont filmées au cœur du jeu, en gros plan. Est-ce pour donner une impression de force, un réel besoin d'être directement dans le jeu?
D. M. V. : Le rugby est un sport que je trouve merveilleux et que j'ai longtemps pratiqué. J'adore le sport et le filmer est très compliqué car je ne peux pas faire mieux que les retransmissions télévisées avec 25 caméras autour du terrain. Et de toute façon, ce n'est pas intéressant d'essayer de faire ça au cinéma. J'avais besoin comme on dit au rugby, d'être au cœur de la mêlée, faire ressentir cette intensité et cette brutalité car le rugby n'est pas qu'un sport de ballon c'est aussi un sport de combat collectif. Se trouver à l'intérieur du dispositif permet de sentir cette tension avec les coups, les respirations... Pendant que les adultes sont dans la lutte politique, les jeunes qui la mèneront demain, sont dans la lutte sportive collective et communautaire. Tout est évidemment filmé caméra à l'épaule et comme c'est un sport que je connais très bien, ça n'a pas été si difficile. La seule difficulté c'était de courir à côté de gamins de quinze ans...!

 

C. : On se rend compte très vite que le personnage interprété par Geert Van Rampelberg, Pierre, n'est pas fondamentalement mauvais. C'est juste un travailleur évoluant dans un système donné.
D. M. V. : J'aime beaucoup ce personnage car je trouve qu'il nous représente tous. D'abord je ne voulais pas d'un film manichéen, ce n'est pas parce qu'il utilise des produits toxiques que c'est un salaud. Il est un peu prisonnier du système, il se trouve dans une position qu'il n'a pas forcément souhaitée, mais il est fasciné par son métier, il a peu de comptes à rendre, il aime son équipe et c'est un travailleur acharné mais ce qu'il ne veut pas voir c'est qu' il est en train de détruire les autres. Il fait subir des horreurs à la population mais il les subit également, il se rend aussi malade. Par ailleurs, il n'est pour rien dans le démarrage de la lutte, de cette grogne collective de la population qui s'organise. C'est un témoin de la lutte, pas un acteur et c'est son amour qui va lui ouvrir les yeux de manière violente en lui montrant les dégâts causés sur la santé des nouveaux-nés, les plus innocents parmi les innocents. Cette transformation est douloureuse, c'est dur de se dire qu'on a fait beaucoup de mal !

 

C. : Parallèlement, il existe une véritable mafia autour du commerce de ces produits et ça, c'est une réalité.
D. M. V. : Tout à fait, c'est une réalité des plus scandaleuses et les produits toxiques sont un véritable fléau. Je vais donner quelques chiffres: l'Argentine est le deuxième plus gros consommateur de produits agrotoxiques de la planète, 300 millions de litres sont utilisés chaque année. Parmi ces produits, 200 millions sont des glyphosates et même l'OMS qui n'est ni courageuse ni à l'avant-garde reconnaît que les glyphosates sont cancérigènes. Cela correspond à une utilisation de 8 à 10 litres par an et par personne. Les conséquences sanitaires sont inimaginables; on le voit tout d'abord avec les malformations et les cancers de toutes sortes dans les populations rurales mais ces substances voyagent aussi, on les retrouve dans l'eau, dans l'air, dans notre nourriture. Les études qui sont menées, de façon indépendante car l'Etat ne veut pas les faire, montrent que les millions d'habitants vivant en villes sont pollués, ils possèdent ce poison dans le sang qui se transmet de la mère à l'enfant. C'est une catastrophe mais comme elle n'est pas spectaculaire on ne s'en rend pas bien compte. Ce n'est pas une bombe atomique mais une succession de petites bombes atomiques qu'on ingère chaque année et qui développe à terme des maladies. C'est un véritable désastre sanitaire que nous sommes en train de vivre sous l'égide de la corruption du privé et du public. Le public car il devrait protéger la population et qu'il ne le fait pas, et le privé car ils savent parfaitement qu'ils empoisonnent toute une population et qu'ils détruisent un pays sans aucune gêne. Monsanto gagne, rien qu'avec les glyphosates, 2,5 milliards d'euros par an en Argentine! Ce sont des chiffres monstrueux! Et ce n'est que Monsanto, il y a aussi BASF et toutes les grosses multinationales. C'est ce qui leur permet d'acheter des complicités à tous les niveaux, du national au local. Où est le pouvoir politique qui arrêterait tout ça en Argentine? Et c'est le même problème au Brésil, aux USA, partout où on utilise ces produits. Dans le film, je parle d'un problème spécifique qui est la destruction de la forêt tropicale pour la remplacer par des pins pour faire du papier mais il y a plein d'autres problèmes dans tout le pays comme le soja transgénique par exemple.


C. : Tu parles de ton film en le qualifiant de "généreux". Qu'entends-tu par là?
D. M. V. : Je pense que c'est un film généreux car il est accessible à tous, peu importe l'âge ou la culture parce que cela parle d'une crise humanitaire, d'une réalité insupportable, un sujet qui touche n'importe qui ayant un peu de cœur. Généreux aussi dans le sens où c'est un film qui peut donner un peu d'espoir aux gens qui sont en train de se battre partout dans le monde contre le pouvoir. Enfin, je crois que c'est un film généreux car je l'ai fait en pensant aux gens et non à moi, c'est-à- dire que ce sont les gens qui se trouvent au centre de cette aventure. Mais je ne nie pas mon plaisir à l'avoir fait. J'ai voulu faire un western et je l'ai fait mais sans perdre de vue les raisons du film. Au-delà de la forme, l'important c'est le fond, et rien n'est gratuit. J'avais peur de faire un film militant parce que je voulais que la forme soit captivante, avec des bagarres, des coups de feu, des chevaux... Mais l'important est qu'on comprenne qu'il y ait un désastre sanitaire, qu'il faut le combattre et soutenir ces gens. Partout on a détruit la nature et ça se retourne sur nous avec violence et on ne peut plus accepter ça.

 

C.: C'est pour cela que la caméra se focalise sur les personnages et que l'on voit peu de paysages dans ton film, alors même qu'il est tourné dans une région grandiose?
D. M. V. : Je ne voulais pas m'attarder sur la nature parce qu'elle est belle. Effectivement, elle est très belle, mais ma préoccupation était la tragédie humaine, pas les paysages, même si tout est lié. La nature est très présente car c'est l'environnement quotidien de mes personnages, c'est là où ils travaillent et vivent, mais je ne voulais pas qu'elle soit présente sous forme de carte postale. Il n'y a qu'au début et à la fin que l'on trouve des scènes contemplatives notamment parce que je pense que la nature était là avant nous et qu'elle sera encore là après, que nous ne sommes que de passage.

 

C. : D'autant plus que tu filmes la nature à hauteur d'homme.
D. M. V. : Oui, c'est vrai qu'il manque un point de vue divin mais je ne suis pas croyant donc c'est dur de parler de choses auxquelles tu ne crois pas. Ensuite, je n'avais pas envie de me positionner comme un donneur de leçon. "Regardez à quel point je suis quelqu'un de moral". Je ne voulais pas de ça, je voulais rester au niveau des gens et je pense qu'ainsi on les comprend mieux. Il n'y pas de sublimation de la nature car il n'y pas lieu de la sublimer là-bas. Vue d'ici, de loin, forcément ça paraît très beau mais c'est mon pays. J'ai filmé la forêt que des gens détruisent mais beaucoup d'entre eux font un boulot, ils coupent des arbres parce qu'il faut qu'ils travaillent. Avant que les grandes multinationales n'arrivent pour remplacer les arbres natifs par d'autres produits, les habitants travaillaient déjà dans la sylviculture mais de façon raisonnée et les premiers à se soucier du bon développement de la forêt c'était eux! Avec l'appât du gain, la forêt devient une mine où rien ne subsiste. Ce sont les étrangers qui la détruise, pas les locaux. C'est pour ça qu'il était important que mon personnage principal soit incarné par un étranger.

 

C. : As-tu organisé des castings sur place?
D. M. V. : Oui et j'ai eu de très belles surprises. Je voulais absolument que les locaux soient présents dans mon film et qu'on trouve des non-professionnels comme les travailleurs qui jouent leur propre rôle. C'était une expérience magnifique dans l'échange avec tous ces gens et il me tarde de partager le film avec eux. Ils nous ont chaleureusement accueillis et ils sont plus d'une centaine à jouer dans le film. La séquence de l'assemblée dans le village où un homme malade enlève sa chemise pour montrer les traces de sa maladie due aux insecticides, est très forte. Elle est entièrement spontanée. Les habitants étaient timides au départ puis, ils se sont mis à raconter leurs vérités, c'est devenu une assemblée réelle. Ils exprimaient leurs souffrances et leur ras-le-bol et je disais à mes comédiens "allez, criez leur dessus, provoquez-les" et tu sentais que les types se faisaient vraiment détester. D'une certaine manière on a libéré leur parole, ce sont des gens qui ne peuvent jamais s'exprimer et c'était tout simplement jubilatoire. C'est une des plus importantes journées de tournage de ma vie. La deuxième séquence très importante est celle où Pierre, le patron, est confronté à la première journée de grève de ses employés et tout est de l'impro. Je leur ai dit,"dites-lui ce que vous avez envie, ce qui vous tient à cœur" et ça c'est très bien passé.

 

C. : Au fil de tes trois fictions, les personnages campés par Eugenia Ramirez évoluent dans leur sentiment, leur état d'âme. Dans la Marea, c'est une femme meurtrie, perdue, qui se console auprès de l'océan, dans la Cantante de tango, elle est blessée mais tente de se reconstruire auprès des autres, des êtres humains. Ici, dans la Tierra Roja, il n'est plus question de malaise individuel mais d'une femme libérée, qui fait partie intégrante du monde. Est-ce que cette évolution est également la tienne?
D. M. V. : C'est une très belle question. Ce n'est peut-être pas faux et je crois que c'est sûrement vrai puisque ça me trouble de voir ma position à travers les personnages que je fais jouer à Eugenia. Mes films évoluent et mes personnages sont plus dans l'action et moins dans la souffrance qu'auparavant et reflètent davantage ce que je suis ou la place que j'aimerais occuper en tant que citoyen. On parlait de combat tout à l'heure, je suis un pessimiste combatif. J'ai deux enfants aujourd'hui qui ont bouleversé ma vision du monde, je ne l'aime pas mais je veux le changer. Et c'est vrai que l'expression de cette évolution dans mon cinéma passe par les personnages joués par Eugenia.

 

C. : D'ailleurs, en plus d'Eugenia, la mère de tes enfants, eux aussi apparaissent dans La Tierra Roja.
D. M. V: Oui, toute la famille apparaît. Depuis dix ans je dois jongler entre la famille et ce métier qui est très prenant. Ici je voulais absolument qu'ils soient présents car c'était un tournage de plusieurs mois et je voulais qu'ils voient cette jungle magnifique, qu'ils rencontrent la nature et les aborigènes. Je pense qu'ils n'ont pas tout saisi, mais avec le temps, ce voyage prendra de l'importance.

 

C. : Et toi aussi tu passes devant la caméra. Est-ce que ça t'a plu? Qu'as-tu ressenti en jouant devant ton équipe?
D. M. V. : Je joue un petit rôle et je l'ai fait car le comédien que je souhaitais n'était pas disponible. Il me paraissait inutile d'organiser un casting pour si peu donc j'ai joué. Et oui, ça m'a plu, ça m'a vraiment amusé, mais je n'ai pas ressenti de gêne ou je ne sais quoi. J'étais très concentré pour bien faire et le faire rapidement. Et je voulais vraiment jouer avec Geert, c'était très bien, c'était sympa.

 

C. : Terminons avec la relation entre Pierre et Ana. C'est une militante avec beaucoup de convictions totalement opposées à celles de Pierre, et pourtant ils s'attirent. Pourquoi cette contradiction?
D. M. V. : Je crois que les choses sont complexes, elle a beaucoup de qualités et lui n'a pas que des défauts. C'est un bel homme et elle est attirée par lui, elle désire une relation sexuelle. Et en tant que maîtresse d'école, en tant qu'agent social, elle a un regard positif et bienveillant sur les gens, elle voit bien que ce n'est pas un salaud.

 

C. : Le tournage et le montage sont terminés depuis quelques mois déjà, tu as pu prendre un peu de recul. Le film ressemble t-il à ce que tu imaginais au départ ?
D. M. V. : Oui, tout à fait. Je suis très satisfait de cela car malgré les conditions extrêmes de tournage, un budget qui aurait dû être cinq fois supérieur pour un tel projet, le film est bon. Les conditions étaient réellement très difficiles, la pluie supprimait les routes et chemins, les réseaux de GSM ne fonctionnaient pas, les gens tombaient malades au milieu de la jungle... Mais nous sommes allés au bout. Je suis en paix avec le film, je peux aller le montrer partout.

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