Après son long-métrage Sans Frapper, qui a voyagé et impressionné moult festivals à travers le monde, Alexe Poukine revient avec nous sur son dernier film Sauve qui peut qui offre un éclairage lucide sur les ateliers que suivent les étudiants en médecine et les aides-soignants pour améliorer leur communication bienveillante envers leurs patients. Le documentaire lève aussi le voile sur les conditions dramatiques sous-jacentes que subit le personnel soignant qui de facto ne peut appliquer cette empathie envers eux-mêmes ou leurs patients dans leur réalité professionnelle.
Alexe Poukine, réalisatrice de Sauve qui peut
Cinergie : Comment l'idée du projet vous est-elle venue ?
Alexe Poukine : À la suite d'une projection de mon dernier film Sans frapper où j'ai créé un dispositif fictionnel pour raconter une histoire vraie, une doctoresse urgentiste est venue me dire que ça lui faisait penser aux simulations humaines en santé. Je ne connaissais pas du tout cela. Ça m'a beaucoup intéressée parce que j'aime bien essayer de voir comment le jeu peut transformer la réalité. Je suis allée en Suisse où la simulation humaine en santé est éminemment développée. J'étais fascinée, ne serait-ce que parce que tout le monde sait que c'est faux, mais comme au cinéma, quelque chose vous prend. Ça devient très émouvant et ce qui m'a fasciné le plus, la raison pour laquelle j'ai fait ce film concerne mon manque de facilité à l’oral, je n'aime pas trop parler. Là, les patient·e·s sont formé·e·s à raconter tout ce qui s'est passé en consultation, tout ce qu'ils ont ressenti, chaque geste, chaque mot de façon hyper précise et bienveillante. J'ai trouvé ça génial. J'aurais trop aimé être aussi formée en tant que patiente simulée.
C. : Comment ces ateliers et ces coachings sont-ils nés ?
A. P. : La simulation humaine est très répandue, que ce soit pour les pompiers, les policiers et dans le milieu de l’aéronautique. En santé, elle existe énormément, surtout en Amérique du Nord, où vous ne pouvez pas être médecin ou soignant sans avoir fait énormément de simulations humaines. C'est la même chose en Suisse. Là-bas, vous ne pouvez pas vous entraîner pour la première fois sur un vrai patient, vous êtes obligés de le faire sur un·e patiente simulé·e, ce qui est quand même assez rassurant.
C. : Comment avez-vous trouvé les acteurs, les membres du personnel et les institutions qui sont apparus dans le film ?
A. P. : On a tourné en Suisse, en France et en Belgique, mais beaucoup en Suisse parce qu'il y en a plus. J'y ai eu énormément de chance parce que l'une des responsables des patient·e·s simulé·e·s est une très grande cinéphile. Elle avait vu Sans Frapper, mon deuxième film, c'est ce qui l'a poussée à m'ouvrir toutes les portes de l'institution. J'espère vraiment que c'était la dernière fois que je filmais dans une institution de la sorte parce que c'est énormément de demandes d'autorisation. Il faut montrer patte blanche partout. Dans le cadre de la deuxième partie de cet énorme travail, il a fallu beaucoup rassurer les gens parce qu'il y a une peur de critiquer l'institution. En Suisse, je me suis vraiment rendu compte qu'une culture visant à ne pas heurter était omniprésente. C'était du coup compliqué de trouver des gens intéressants. Si, par exemple, une simulation se passe très mal, que le soignant est extrêmement mauvais et déplacé et que le formateur demande de ne pas le dire pour ne pas le blesser, tout tombe à l'eau et nous en tant que spectateur, on ne sait pas trop ce qu'on est en train de regarder. Toujours dans le même pays, on a mené un énorme casting pour trouver des personnes susceptibles d'appeler un chat un chat. Ce qui était également compliqué par rapport à ce qu'on filmait, c'est qu'il fallait qu'à la fois, les étudiants soient intéressants, que les patients simulés soient bons et que les formateurs commentent ce qui était en train de se passer. Le résultat obtenu s’est avéré excellent. Les chances qu’il y ait quelque chose d'intéressant à filmer étaient assez faibles. On a d'ailleurs fait énormément de prises, j'ai compris au fur et à mesure qui et ce que je voulais filmer.
C. : Avec le recul, d'après ce que vous avez observé lors des exercices, pensez-vous que le projet fonctionne et permet réellement au personnel soignant de développer ses rapports interpersonnels avec ses patients ?
A. P. : C'était tout l'objet du film. En théorie, oui, les gens sont encouragés à développer des qualités humaines fondamentales. Ils apprennent à écouter, à communiquer de façon non violente. Tout le monde devrait l'apprendre. Sauf que, par ailleurs, dans leur travail, dans la réalité, on ne leur donne pas l'occasion de diffuser cette bienveillance, de prendre le temps d'écouter, de regarder. Ils sont forcément maltraitants malgré eux. Il y a une perversion dans le système.
C. : Quelles sont les causes de cette perversion ?
A. P. : L'institution repose sur des valeurs capitalistes. L'idée, c'est de faire du rendement. Les valeurs humanistes et marchandes s'opposent. Il y a une espèce d'injonction contradictoire. Vous demandez aux gens d'être bienveillants mais vous ne leur donnez absolument aucune occasion de l'être, et c'est un euphémisme! Ça rend les gens fous, d'où les burnouts, les suicides très fréquents au sein du personnel hospitalier.
C. : Quelles ont été les modalités de ces exercices et ateliers qui ont le mieux fonctionné d'après vous ? Quels ont été les avantages et les inconvénients de ces exercices ?
A. P. : Il existe plusieurs façons de faire de la simulation. De temps en temps, les gens la font dans une pièce où ils sont filmés et les étudiants la regardent dans une autre. Parfois, les gens d'une classe ou issus d’un autre service la visionnent dans la même pièce où elle se déroule. Finalement, il arrive que seules deux personnes fassent de la simulation et un·e formateur·ice commente ce qu'il se passe pendant le débriefing. Je ne sais pas ce qui marche le mieux parce qu'à chaque fois, ce n'est pas la même situation. Ce qui est aussi très beau, en dehors de ce que les gens apprennent, c'est que quand ils ont l'occasion de discuter ensemble de ce qu'ils viennent de voir au cours d’une simulation, ils disent que l'exercice leur rappelle des éléments de leur propre pratique. En fait, ils vivent quelque chose qu'ils n'auront plus jamais l'occasion de vivre, c'est-à-dire d'avoir des discussions sur leur profession en dehors de leurs heures de travail. Ça crée un esprit collectif, une espèce de réflexion qui fait qu'à un moment donné, on se dit que ce que je vis n'est pas juste un problème personnel, ce n'est pas juste moi qui suis déficient·e en quelque chose ou mon service qui a un problème. C'est une question politique. Pour moi, la possibilité de la naissance d’une révolution gentille en découle. Il faut tendre vers ça, mais ça n'engage que moi. J'ai l'impression qu'avant, ce temps existait dans le cadre du travail. Il y avait des pauses, des groupes Balint où les soignants pouvaient se parler. Ça n'existe plus et comme les gens sont complètement polarisés, une espèce d'individualisation émerge, il n'existe plus la possibilité d'une lutte. D’où la présence de deux caméras lors du tournage. Il fallait filmer les simulations et le regard des gens sur celles-ci, ce qu'ils en disaient, alors qu'eux-mêmes auraient pu être à cette place-là à un moment donné. C'était vraiment magnifique.
C. : La présence de la caméra a-t-elle quelque part entravé l’exercice en déstabilisant les participants ? Avez-vous dû vous comporter d'une certaine manière pour les mettre à l'aise ?
A. P. : J'ai dû convaincre beaucoup d'étudiants de participer au projet en à peine trois minutes, car ils étaient sur le point de commencer la simulation. Pour ce qui est de l'institution, il a fallu que j'explique de façon très claire ce que je venais fabriquer en faisant des dossiers de film. En ce qui concerne la caméra, ça a été long de trouver le dispositif technique, car on a beaucoup travaillé sur le montage des simulations, mais elles peuvent durer 20 grosses minutes, et puis le débrief 40 ou 45 minutes, parfois plus. On a fait des répétitions qui duraient très longtemps. On avait quand même de grosses caméras, petites par rapport à ce que ça aurait pu être, mais tout de même lourdes. Il fallait pouvoir tenir, une heure comme ça, parfois deux. Pour les opérateur·ices, c'était physique et au bout d'un moment, on a choisi de travailler avec des Easyrig. Il s’agit de dispositifs à attacher au corps, munis d’un harnais, d’un morceau de métal et d’une ficelle à laquelle on peut attacher la caméra. En portant ça, vous ressemblez à un Robocop, impossible de vous rater. Comme en général, pendant la stimulation avec un·e formateur·ice, tout une classe regarde, il fallait parfois percher 16 personnes. Les gens avaient un peu peur de ça au début, après ils nous oubliaient. Vous pouvez avoir une caméra microscopique, mais on ne voit que vous. C'est une question de respect dans la façon de se déplacer, de regarder les gens. L'équipe était d’ailleurs tellement bienveillante. Ce n’est pas la caméra qui a eu tellement d'importance. De toute façon, ils se trouvent tous·tes au sein d'un dispositif fictionnel au départ. Tout le monde sait que c'est pour de faux.
C. : Comment les institutions ont-elles réagi ?
A. P. : Il y a beaucoup de gens qui sont complètement sous l'eau. Ils essaient juste de maintenir l'hôpital public à flot, donc il y a beaucoup de gens qui ne vous répondent jamais. Ils ont trop de travail et c'est une énorme tâche de les relancer, car ils sont occupés en permanence. C'est très hiérarchique et vous devez demander l'autorisation à 60 personnes. J'ai commencé à écrire le film en 2019. Pas de chance, un événement planétaire m'a un peu embêtée dans mes démarches avec l'hôpital. J’ai dû faire des réunions en appel vidéo à n'en plus finir.
C. : Le projet et ce documentaire ont-ils porté des fruits au niveau systémique ? A-t-il été montré dans certaines institutions médicales, dans certains hôpitaux ou ailleurs ? Aura-t-il un impact ?
A. P. : J'espère que ce film pourra faire bouger un tout petit peu les lignes. Pour l'instant, il a été très peu vu. Il passe encore dans les festivals, il va bientôt sortir. En Suisse, le film a été vu par l'institution. À Paris, beaucoup de soignant·e·s sont venu·e·s voir le film, mais pas les directions des hôpitaux. Si les gens l'ont vu, personne ne m'en a parlé. Ça a eu plutôt un impact au niveau des soignant·e·s et des patient·e·s qui se sentent moins seul·e·s et ça fait partie de ce qui m'intéresse. Il y a une visée politique comme dans mon deuxième film. Une intervenante avait lancé : "Je n'étais plus ni folle, ni seule. ll y avait donc un nous." À chaque fois, ça me faisait pleurer pendant le montage de constater qu’il y a un nous, un nous capable de beaucoup. Si on se met ensemble, les choses peuvent changer. Il ne faut pas attendre le changement de la part d'un·e directeur·ice d'hôpital ou du ministère de la Santé. Il faut aller arracher avec les dents ce qu'on veut obtenir. Ce film porte sur la soumission, l'impuissance face à la mort, face à un système qui nous oppresse et contre lequel, on ne sait plus rien faire. Je pense que le réel changement ne va pas venir d'en haut.
C. : Comment le monde médical devrait-il évoluer au sein de ce même modèle capitaliste d’après vous et ce que vous avez vu ?
A. P. : Je ne suis pas une sociologue des organisations. C'était vraiment une question pendant le film : d'où vient le mal ? Comment se fait-il qu'on est tous d'accord sur ces espèces de mot-valise qui sont la bienveillance et l'empathie ? Mais à la fin, il n’y en a pas. Où la couille du potage se trouve-t-elle ? Où est-ce que le bât blesse ? Comment à un moment ça se perd et on arrive à de la maltraitance généralisée envers les patient·e·s et les aides-soignants·e·s ? Je ne sais pas si c'est la direction des hôpitaux, je ne sais pas si c'est le ministère de la Santé. Je sais en tout cas que notre soumission valide le système qui nous oppresse. On est vraiment à la fois victime et bourreau en fait. Par rapport à votre question, un changement va certainement arriver, je ne sais pas dans quelle circonstance, mais il y en aura forcément un. À un moment donné, on va foncer droit dans le mur. Jusqu'où faut-il aller ? Faut-il qu’encore plus de gens meurent sur des brancards dans les couloirs d’hôpitaux pour qu'à un moment donné, les gens s'emparent de ce problème-là ? Je ne sais pas par où il faut que ça se passe. Mais je sais en tout cas qu'à un moment, il faudra faire quelque chose. C'est très flou ce que je vous dis, mais en tout cas, ce n'est pas forcément les gentils contre les méchants. Ce ne sont pas les méchant·e·s directeur·ices ou la méchante ministre de la Santé contre les autres.