Nous sommes partis à la rencontre des réalisatrice et réalisateur Ann Sirot et Raphaël Balboni lors des répétitions de leur prochain film, dont le tournage vient de se clôturer. Le Syndrome des amours passées suit Une vie démente, lauréat cette année pas moins de sept trophées aux Magritte du cinéma.
Ann Sirot et Raphaël Balboni lors des répétitions du Syndrome des amours passées
Cinergie : Vous titrez vos films avec beaucoup de justesse. Juste la lettre T, La version du loup, Avec Thelma, Une vie démente… C'est une nouvelle fois le cas avec le titre de votre prochain film -Le Syndrome des amours passées-, qui laisse déjà place à l'imagination de vos futurs spectateurs et spectatrices. Comment faut-il approcher ce titre ?
Ann Sirot : Il a déjà une vocation purement narrative vu que les deux personnages - Rémy et Sandra - sont donc atteints du syndrome des amours passées. Et pour devenir fertiles, ils doivent refaire l'amour une fois avec toutes les personnes avec lesquelles c'est déjà arrivé. Voilà pour la dimension narrative. Ensuite, le projet aborde beaucoup la question de l'amour, du couple, de la famille. Il renvoie donc aussi thématiquement aux amours passées, dans le sens où le film interroge un renouveau des structures conjugales et familiales.
C. : Quelle est la genèse de ce film, votre deuxième long métrage de fiction, après Une vie démente ?
Raphaël Balboni : C'est un projet sur lequel on a commencé à travailler avant Une vie démente. C'est toujours compliqué de savoir comment un projet est né, comment ça se construit…
A.S. : Je pense qu'il y a quand même eu un moment auquel on a eu une conversation au cours de laquelle on a eu cette idée de « syndrome ». Mais c'est difficile de savoir exactement comment c'est venu.
R.B. : Et petit à petit, on a construit l'histoire. Il y a eu une première phase d'écriture et puis on est parti sur Une vie démente. On a ensuite choisi les comédiens Lazare Gousseau et Lucie Debay. Et on a commencé à répéter avec eux.
A.S. : C'était en octobre-novembre 2021, encore pendant le COVID. On a fait une première session de cinq-six répétitions avec eux. C’étaient les personnages principaux pressentis. On avait vraiment besoin de les voir ensemble, de les voir explorer ces personnages, pour continuer l'écriture sur base de qui ils sont et de comment ils se comportent ensemble, etc.
C'est une préparation très joyeuse, très excitante. Mais oui : il y a tous les petits imprévus qui arrivent.
On devait par exemple répéter avec Vincent Lécuyer cet après-midi mais il a le COVID. Il y a ce genre de petites choses qui apparaissent comme cela tout le temps. Mais là, en l'occurrence, Vincent a déjà travaillé plusieurs fois cette scène avec Lucie et Lazare donc il ne la découvrira pas du tout mais on aime toujours bien répéter une fois au moins dans le décor. Le décor en question est le lieu dans lequel nous nous trouvons en ce moment mais on va se débrouiller autrement.
C. : Vous êtes ici en répétitions pour ce deuxième long métrage. Quelle importance donnez-vous à celles-ci et est-ce véritablement une étape cruciale du processus de fabrication de vos films ? Enfin, y a-t-il un « made in » Ann Sirot-Raphaël Balboni ?
R.B. : C'est une étape très importante parce qu'on a vraiment besoin de voir les choses.
A.S. : On a besoin d'observer les choses. Et puis, souvent, pendant la répétition, on va réinterroger beaucoup de choses sur la scène. On va se dire : « là, en fait, dans la manière avec laquelle on amène cela, il faudrait rajouter ceci… ». Souvent, on réorganise un peu l'écriture de la scène en observant les comédiens l'interpréter. Je pense qu'il y a quand même beaucoup de réalisatrices et de réalisateurs qui travaillent un peu comme ça. Je ne pense pas que ce soit très spécifique à nous. C'est peut-être spécifique à nous de tout monter, de faire une maquette et d'avoir une espèce de brouillon. Par contre, le fait de beaucoup s'appuyer sur l'improvisation des acteurs en répétitions, c'est fort partagé par toute une famille de réalisateurs et de réalisatrices, je pense.
C. : Un mot sur votre casting, à présent et, plus précisément sur la comédienne et le comédien que nous avons le plaisir de rencontrer lors de ces répétitions : Lucie Debay et Lazare Gousseau ?
R.B. : Lazare Gousseau, on l'a vu pour la première fois dans Baden Baden de Rachel Lang. Et puis on l'a croisé après, via Rachel.
A.S. : Et puis, à l'époque, on avait eu l'occasion de faire une espèce d'atelier-casting autour du projet. On l'avait aussi vu à cette occasion-là. Nous, souvent, on aime bien mélanger dans nos castings des gens avec lesquels on a déjà une expérience de travail et d'autres avec lesquels ce sont de premières rencontres. Avec Lazare, c'est notre première collaboration. Alors que Lucie Debay, on a déjà eu l'occasion de commencer un chemin de travail ensemble avec Une vie démente.
C. : Vous êtes des fidèles puisque vous travaillez souvent, de film en film, avec la même équipe. Vous avez dirigé Lucie Debay dans Une vie démente, nommée cette année au Magritte de la Meilleure actrice ainsi que Vincent Lécuyer, toujours dans Une vie démente, mais aussi dans Avec Thelma, votre avant-dernier court métrage. C'est précieux, ce qu'on peut sans doute appeler votre famille de cinéma ?
R.B. : Oui, même si ça me fait toujours un peu peur, la notion de famille. Il y a des gens avec qui on retravaille et d'autres qu'on rencontre aussi. C'est très important de rencontrer de nouvelles personnes également. Ici, on travaille aussi avec le même chef-opérateur…
A.S. : Il y a des logiques de cycles, aussi. On aime bien faire une série de projets avec les mêmes personnes. C'est très important pour nous de nous confronter sans arrêt à de nouvelles énergies. On dirige par exemple, tous les ans, un stage de jeu face caméra pour avoir l'opportunité de faire des rencontres d'actrices et d'acteurs.
R.B. : Et d'ailleurs, l'avant-dernier stage de jeu face caméra qu'on a fait s’est déroulé dans le cadre du Festival « Le Court en dit long ». Il y avait notamment Franck Onana, Alice Dutoit et Emmanuelle Gilles-Rousseau. Et les trois sont dans le film.
C. : Qu'est-ce qui vous attire le plus chez Lucie Debay ?
A.S. : Lucie Debay a une grande intelligence sensible. C'est donc un partenaire vraiment important parce qu’elle a une sensation des scènes quand elle les joue et elle va toujours essayer d'embrasser et d'habiter très fort ce qui se passe : la situation et même la thématique de la scène. Elle va tout de suite nous parler de ce qu'elle ressent moins bien. C'est donc une partenaire de travail très importante. Sur ce film-ci, elle a le rôle féminin principal. Et c'est vraiment un pilier du film et du projet.
R.B. : Quand on est en tournage, on est dans le feu de l'action. On ne se rend pas vraiment compte de tout ce qui se passe tellement il se passe mille choses en même temps. Au montage, en revanche, on peut vraiment analyser les choses car on a du recul sur la matière. Et c'est fou de voir sa générosité. De la voir, prise après prise, revenir avec des éléments nouveaux. De chercher en permanence, d'essayer de trouver la bonne énergie, la bonne manière de réagir.
A.S. : C'est que c'est quelqu'un qui tente toujours d’habiter le présent. Chaque prise est différente parce qu'elle va vraiment se laisser imprégner des détails de la situation au présent à chaque fois.
C. : Et on voit que vous cherchez vraiment, avec les comédiens, en répétitions. Et vous n'êtes pas toujours nécessairement d'accord, tous les deux.
A.S. : Oui mais on va chercher l'endroit où c'est juste. Ce n'est pas forcément que l'un a tort et l'autre raison. C'est juste que nos visions ne sont pas tout à fait alignées. Elles le seront quand la scène sera trouvée. Ça met un peu de temps. C'est du tâtonnement, c'est de l'impro.
C. : Vous répétez et vous tournerez différentes scènes ici, au COOP, à Anderlecht. Est-ce que vous pouvez nous parler un peu de ce lieu ?
R.B. : Ça fait deux ans qu'on répète et quasiment tout le film se passe à Anderlecht, à part une scène dans un hôtel. Du coup, petit à petit, on a tissé un lien avec le quartier. On y a nos bureaux de production. Depuis quasiment trois mois, on vient ici tous les jours. L'équipe de préparation est là au quotidien. C'est un lieu assez génial, au bord du canal avec cette terrasse, ce toit…
On a bien aimé s'immerger dans le quartier. Hier encore, on était au club de judo Neko, qui est juste à côté de la Maison communale d'Anderlecht. C'était vraiment chouette de voir comment le club s'était construit, comment tous les gamins du quartier viennent y faire du judo. Ce sont deux frères qui gèrent le club. Nous nous sommes baladés dans le quartier avec l'un d'eux, qui y connait plein de gens. C'est vraiment une chouette manière de ne pas arriver comme des cow-boys. Parce que les tournages, ce sont parfois tous ces camions, toutes ces équipes un peu lourdes qui arrivent dans les quartiers et qui vont venir faire leur truc et repartir. Même s'il y aura plus de gens sur ce tournage-ci que sur celui d’Une vie démente, on a quand même essayé de rester en connexion avec les lieux dans lesquels on va.
A.S. : On a aussi établi un partenariat avec une copropriété et plusieurs voisins du même immeuble nous prêtent leur logement pour faire les intérieurs des différents personnages. Et ça, c'est aussi très chouette, de rencontrer une communauté d'habitants, une communauté de voisins. Et l'expérience de la préparation du film est importante pour nous. C'est-à-dire que les choses doivent se tresser ensemble.
C. : Question budget, vous arriviez à environ 350 000 euros pour Une vie démente. Ici, vous serez à combien ?
R.B. : Autour de deux millions.
A.S. : On a été très soutenus sur Une vie démente, par les amis qui nous ont prêté leur maison, notamment. Certaines personnes ont été très généreuses avec leur logement. C'est mon papa qui m'a prêté sa voiture. Il y a beaucoup de gens qui ont été très amicaux sur Une vie démente. Ici on paie les décors, etc. C'est normal car on a les moyens de tourner avec un budget normal donc tout le monde est rétribué. Sur Une vie démente, personne n'a travaillé bénévolement mais on a eu beaucoup de « décors cadeau ».
R.B. : Et ici, par contre, on a le luxe d'avoir du temps. Sur Une vie démente, on avait 20 jours de tournage, c'est-à-dire qu'on était à plus de 6 minutes utiles par jour. C'est vraiment un rythme très compliqué. Ici, on a, je crois, 34 jours de tournage. Quand on voit le plan de travail, on se dit qu'on aura le temps de chercher, de travailler…
C. : Votre fille Thelma est aussi une de vos actrices, votre actrice fétiche même, a-t-on envie de dire, puisque c'est la troisième fois qu'elle est devant votre caméra…
A.S. : Dans Avec Thelma, elle a une grosse partition. On a fait un tout petit projet avec elle, un court métrage de quatre minutes : Marcher dans la nuit. Et Dans une vie démente, elle a un rôle. Ce sera donc la quatrième fois en réalité.
La faire jouer dans nos films, c'est aussi l'impliquer. Ann et moi sommes tous deux très occupés par le film. Ça prend quand même beaucoup de temps. Là, la faire jouer, c'est l'impliquer, afin qu'elle se sente un peu dedans, qu'elle rencontre dès lors l'équipe, les comédiens…
A.S. : Elle comprend ce qui nous occupe et ça devient aussi son film. Ça, c'est important !
R.B. : Et ça l'amuse.
A.S. : Il ne faut pas que ce soit juste quelque chose qui encombre sa vie d'enfant. (elle rit)