"Se réfugier dans un pays conquis et ne pas tarder à le trouver intolérable, car on ne peut se réfugier nulle part". Franz Kafka, Journal.
Autre Chose
"...La digestion commence dans la bouche, avec la mastication" dit Claudia en coupant de maigres et rares aliments dans de petites assiettes: une carotte, une sardine à l'huile, une asperge. A sa droite, Philémon observe ses gestes avec attention et gourmandise. Nous sommes dans une villa de la côte belge, à Coxyde. La pièce ressemble à une maison de poupées encombrée d'objets hétéroclites, de jouets, de peluches, de morceaux de puzzle épars, d'images pieuses. Au plafond, un ruban encollé de papier tue-mouches déroule une spirale ocre tachetée de mouches noires. Devant la table carrée autour de laquelle ont pris place Philémon et Claudia, des rails supportent une petite grue qui porte le nom de son inventeur, Jimmy Jib. La caméra, une Arriflex 16SRII blimpée est posée sur une tête articulée par un bras télécommandé. Installé devant un écran vidéo, Marc, le cadreur, contrôle l'image et, à l'aide de manivelles fait pivoter la caméra vers Claudia ou Philémon. La caméra démarre en plan américain sur Philémon qui écoute sa sœur, descend sur les maigres aliments revient sur le visage de Philémon, puis se tourne vers Claudia qui poursuit : "Ensuite, l'aliment progresse par reptation dans l’œsophage en direction de l'estomac un peu comme..." Claudia s'arrête de parler, respire et reprend, réfléchissant aux mots qu'elle va utiliser : "comme une gibecière chimique". La caméra recule pivote et cadre Philémon dont les yeux s'agrandissent lorsqu'il entend Claudia conclure :"Et puis ça macère dans ton intestin et tu fais caca". Cut.
Fable
Tout en arrangeant les boucles d'oreilles de Claudia, sa sœur et interprète, Cathy Mlakar, la réalisatrice lui parle, lui mime la scène : "Tu prononces, comme, et là tu marques une pause, puis tu reprends "comme une gibecière chimique", d'un air inspiré,... Claudia est fière de sa métaphore". Claudine Mlakar répète la phrase et trouve le ton juste. " C'est ça ! "dit Cathy en se tournant vers Bouli, l’interprète de Philémon qui fait des grimaces pour se détendre puis prend un air impérial. Ils éclatent de rire. "O.K., tout le monde est prêt ? On la refait ? -." La caméra n'est pas à la bonne hauteur ", fait remarquer Jean-Paul De Zaeytijd, le chef op. qui est aussi le coréalisateur du film. On corrige le cadre de départ de la caméra. " Silence ! ; Moteur !" -- "Annonce 15/2" --Clap ! --Action". Et la scène démarre à nouveau : "La digestion etc." C'est le dernier plan de la journée, il se termine sur le visage de Bouli dont l'air extatique est magistral.
"Claudia, Philémon et une multitude d'insectes ont survécu à un cataclysme", me confie la réalisatrice," malgré leur âge, Philémon et Claudia vivent plongés dans le monde de l'enfance. Philémon a une imagination débordante et une logique qui lui est propre. Il a une perception singulière du monde qui l'entoure et qu'il désire s'approprier. Il se sent proche des insectes."
Devenir-animal
Philémon et Claudia, on les a déjà vus dans Quelque Chose, le court métrage réalisé par Cathy Mlakar et Jean-Paul De Zaeytijd en 1995. La première scène nous faisait découvrir, en plan large, Philémon manipulant un cerf-volant sur une plage déserte. On y voyait un mec pataud se mouvant avec une lourdeur pleine de grâce, comme prisonnier de lui-même et de la pesanteur terrestre. Au moment où il prononçait d'une voix sourde : " Et si on disait que j'étais Dieu...", le cerf-volant tombait à ses pieds. Tout est dit dans le premier plan quasi emblématique de ce film surprenant d'à peine cinq minutes : un regard d'entomologiste sur le monde, une façon de filmer au microscope des images mentales, d’enregistrer le non-dit (voir les gros plans de Philémon attentif au bourdonnement d'une mouche et aussi les plans capturant le regard que pose Philémon sur les mouches captives du papier tue-mouches, fasciné par le silence animal ). Cela pourrait être une fable sur la survie de l'espèce brossant le portrait d'un couple détonnant, insectueux. Le tout empreint d'un humour sur le fil du rasoir.
"Quelque chose et Autre chose sont les deux premieres parties d'une série d'histoires courtes racontant les déboires de Philémon et de sa sœur Claudia", me précise la réalisatrice" Chacun d'entre eux est une petite comédie à part entière. Ils peuvent donc être vus séparément. Perçus ensemble ils développent un récit initiatique, une fable où les deux héros, autistes au début, vont s'ouvrir petit à petit au monde extérieur. Ils sont attirés par les insectes et on les comprend. Ceux-ci possèdent une capacité extraordinaire à s'adapter, à survivre. Ils ont l'air petit et faible mais en réalité ils se révèlent coriaces et impitoyables. Ils renvoient une image déformée des pérégrinations de Philémon et Claudia et proposent un point de vue intriguant et drôle."