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Comme je la vois de Karine de Villers

Publié le 01/11/2001 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Critique

La vie est ailleurs

Contrairement à nos habitudes, disons-le d'emblée : voici un film superbe qui fait plus que tenir ses promesses et qui vous hante. Un film qui sitôt vu ne vous lâche plus. D'abord à cause d'une qualité rare : l'émotion de la vie singulière de ces personnages-témoins qui abordent des problèmes qu'on traite d'habitude dans les Facultés ou départements de psychanalyse. Le film effleure donc des sujets aussi brûlants que la transmission entre les générations, le travail du deuil, de la création des femmes trop souvent assujetties aux tâches quotidiennes, de la famille nucléaire et de la famille élargie. Et les effleure sans jamais en faire le discours, en restant au plus près du vécu d'Anne-Marie Sikker Hansen dont on nous conte la vie.

Comme je la vois de Karine de Villers

Comme je la vois démarre avec un plan-séquence de la réalisatrice se déplaçant dans un atelier de peinture désert. Elle se dirige vers une table pleine de croquis, de livres ouverts dont le temps a jauni les pages, de boîtes de couleurs, de pots remplis de pinceaux qu'elle effleure du regard, et extrait le cliché en noir et blanc d'une jeune femme aux cheveux blonds à la Jean Seberg. En off, nous entendons : "Une image dans ma tête, je ne peux l'oublier. C'est comme ça quand le manque est présent. (...) Il n'y a que la mémoire qui peut couvrir l'absence. Derrière chaque photo, chaque lettre, chaque film se trame une histoire, notre histoire. J'avais quatorze ans lorsque tu es morte. L'âge ou je rêvais de beaucoup de choses sauf de ressembler à ma mère (...) Maintenant que les années ont passé (...), j'essaie de comprendre ce que tu m'as transmis, donné. Entre toi et moi, une génération nous sépare. Aujourd'hui j'ai l'âge que tu avais lorsque tu as disparu".

Fin du pré-génirique, début d'un coup de foudre entre Cédric, jeune aristocrate belge, apprenti sculpteur, et Anne-Marie, modèle nu à l'Académie des Beaux-Arts de Copenhague, fille d'un peintre et affichiste de cinéma célèbre en son pays. Ce sont les années soixante pleines d'optimismes et d'explosivité. Cédric, qui doit faire son service militaire, part comme objecteur de conscience à Quito, en Équateur, dans le cadre de la coopération et du développement. Anne-Marie le rejoint dans un pays aride et montagneux à 4.500 mètres d'altitude. Elle déprime, rentre à Tureby au Danemark avec les deux filles qu'a eues le couple. Cédric termine son contrat et les rejoint. Mai 68 libère la jeunesse du monde occidental. C'est l'époque de la contestation et des fêtes. Les bulles éclatent (individuelles et de champagne). Époque étrange pour deux petites filles qui voient leurs parents s'intéresser davantage au communautarisme qu'au noyau familial. C'est l'antipsychiatrie, la Maison des femmes. La soeur de Karine : "On n'avait pas beaucoup de place, ils s'intéressaient à leurs propres expériences... "Désarroi. La perte d'amour. L'incapacité à satisfaire la mère. Réponse de Cédric : "Oui, mais c'est intéressant de vivre avec des parents qui vivent pleinement ce qu'ils sont." Tous les enfants rêvent d'un couple uni même lorsqu'ils sont séparés ou rêvent qu'ils se réunissent. Las, Cédric et Anne-Marie se séparent, celle-ci emmenant ses deux filles avec elles.

Création

Épisode clé que celui où les trois filles squattent une maison que les enfants prennent pour un taudis mais qu'Anne-Marie, à qui son père a transmis le goût de la liberté, considère comme le paradis. Celle-ci veut peindre, créer, fait poser ses filles et peu à peu monte des expositions. Anne-Marie a toujours voulu exprimer sa personnalité, pour elle une femme n'a pas à être au foyer ou seulement au service sexuel des hommes. Comme l'analysant en fin de cure, il s'agit d'advenir à soi-même, de se dégager de certaines exigences de l'Autre, de s'offrir la liberté de s'épanouir dans l'acte créateur et par là-même de transmettre le message à Karine qui, on l'a compris, l'a reçu cinq sur cinq.

On a tendance à refouler, tout naturellement, que nous sommes conçus par un homme et une femme qui se sont désirés, ont eu une histoire d'amour. Processus énigmatique pour nous. D'autant que le refoulement travaille à la manière du mythe par condensation et déplacement. Les fantasmes s'y mêlent, les couches de sédimentation du temps vécu brouillant la partition et son tempo. Et puis, un jour, comme Karine de Villers, on veut en avoir le coeur net. Quel est cette configuration dont nous sommes issus dans la chaîne des générations ? Et quelle est celle que nous allons transmettre nous-mêmes ? Quelle sorte de rechiffrage du symbolique dessinera notre singularité ?

Le film est construit chronologiquement, à partir de la rencontre entre Anne-Marie et Cédric, et agencé comme un puzzle de films d'époque en noir et blanc et en couleurs défilant à des vitesses variables, d'images fixes ; bref, sa structure ressemble plus à une partition musicale qu'à une narration classique au temps linéaire. Elle installe un temps cyclique, marqué par la figure narrative de la boucle. Le plan-séquence du début s'achève à la fin du film sur le portrait de Karine par sa mère (un beau chiasme qui doit ravir Olivier van Malderghem). Les événements se jouent, se rejouent dans différentes tonalités, riment, s'inversent, et se répondent avec un tempo d'une justesse étonnante. La réalisatrice et son monteur ont-ils l'oreille absolue ?
Seul bémol : pourquoi le film est-il si court ? Il eût fait un long métrage étonnant.

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