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Sur le tournage de Comme je la vois

Publié le 15/07/2001 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Tournage

Jeudi 16 mai

Pour y arriver, il faut quitter le royaume des fripes débraillées, trashy, l'antidote au devenir-fringues siglées Calvin Klein ou Ralph Lauren : le stock américain de la rue des Alexiens (haut lieu de la culture rock), tourner à gauche dans la rue du Midi. Passé le porche de l`Académie des Beaux-Arts de Bruxelles, la concierge nous invite à suivre un parcours que depuis notre adolescence nous n'avons plus guère fréquenté. Le couloir n'a pas changé, il est toujours plein de répliques de statues grecques. Un Hermès, une Vénus, une Artémis de Praxitèle donnent leur cachet à l'endroit sous le regard indifférent de jeunes gens aux cheveux longs, aux tee-shirts troués, aux jeans crades, barbouillés de peinture. Nous croisons une étudiante en béret noir, le regard allumé. Et nous nous égarons dans l'obscurité d'un amphithéâtre où l'on projette des dias de peintures du Quattrocento, illustrant un cours d'histoire de l'art. Heureusement, la salle de cours où tourne l'équipe de Comme je la vois n'est pas loin. Nous traversons une forêt de chevalets sur lesquels sont punaisées des esquisses, des ébauches de nus féminins au fusain, et nous découvrons l'espace du plan qu'est en train de tourner Karine de Villers, la réalisatrice film, avec une équipe réduite. Chuuuut ! Un jeune homme appuyé sur un chevalet dessine au fusain une jeune fille nue allongée sur un drap blanc dans une pose langoureuse d'odalisque. Un plan émouvant et troublant qui représente la première rencontre de Cédric et d'Anne-Marie (les parents de Karine). Fin d'après-midi, le soleil joue à cache-cache, haussant ou diminuant le degré de luminosité. La DV-Cam filmant en basse lumière inutile de souligner que votre serviteur est à l'affût des pics de lumière pour enregistrer la scène avec son Leica pendant la répétition. Mais il n'y en quasiment pas, la réalisatrice préférant filmer plusieurs prises pour saisir le naturel d'une scène, la force du présent. Ce qui nous frappe, c'est le silence. Le bruit vient, assourdi (cris d'enfants, klaxons, autobus), de l'extérieur. Dominique Henry, DV-Cam Sony à l'épaule, surplombé par la perche de Quentin Jacques, cadre large les deux protagonistes puis en plan serré sur Marie Gaumy. "Ce qui m'intéresse ici, c'est son regard", et s'approchant de Marie avec qui elle plaisante, Karine lui glisse, mine de rien : "Je préférerais quelque chose de plus féminin." Marie cabre les hanches dans une pose plus alanguie. "Ce n'est plus son regard à lui ?", s'enquiert Dominique. Karine approuve. Quentin s'inquiète de l'entrée éventuelle de la perche dans le cadre. 
"OK, la pose est très féminine", dit Karine, pull noir, mini-jupe noire sur leggings noirs, bottillons noirs en cuir souple, assise à côté de Marie au corps nu offert à l'objectif de la caméra. "Ton lent pano sur son corps doit être comme une caresse", précise la réalisatrice à son cameraman. Le soleil couchant nous inquiète, la lumière baisse. Nous perdons trois diaphragmes en trente secondes. Nous essayons d'immortaliser la scène, au Rollei 6x6, en sous-exposant, à nos risques et périls.

 

Vendredi 17 mai

Vous quittez le métro Arts-loi. Sur le coin se tient un musicien à la mine usée et aux fringues fatiguées ; à ses pieds, un chapeau texan noir avec quelques pièces de monnaie et une guitare posée contre le mur. Vous vous trouvez dans l'avenue des Arts. Et , bon sang, le saviez-vous ? Une série d'ateliers d'artistes existent depuis plus d'un siècle à une portée de flèche Navajo de Cinergie, près de la rue de la Charité. Dans l'atelier de Popov, au rez-de-chaussée, l'équipe prépare le plan d'ouverture du film qui servira de pré-générique. Il s'agit d'un plan-séquence embrassant la totalité de l'atelier qui est censé être celui d'Anne-Marie. Le trajet démarre dans les escaliers qui mènent à l'étage. Suivie comme son ombre par Dominique DV-Cam à l'épaule, Karine se dirige vers une table pleine de croquis, de livres ouverts, de boîtes de couleurs, de pots remplis de pinceaux (elle en essuie quelques uns), se baisse pour ranger des dessins éparpillés par terre, tombe en arrêt sur une photo d'elle en noir et blanc (à quatorze ans), puis se dirige vers un chevalet sur lequel repose une toile. On découvre que c'est son portrait inachevé. Diverses photos d'elle sont punaisées à côté. Cut. Les premières prises sont trop longues, pour une autre, Dominique a trop chipoté. A la dixième, ça semble bien mais elle pourrait être mieux. Outre que ce genre de parcours chorégraphique demande une mise en place minutieuse, il y a aussi, pour Karine, un temps passé-retrouvé, effleuré (grâce à l'enregistrement de la caméra), celui d'avoir été dans le désir maternel, de découvrir son image (le moi-idéal) dans le désir de l'autre et pas n'importe quel autre mais de celui qui vous a conçu et porté neuf mois dans son ventre. Image de soi sur une peinture que la mort a laissé inachevée. D'où l'aspect rituel de ce plan-séquence qui se doit de ne pas seulement dégager de la virtuosité mais d'être juste. Ni plus ni moins. "Tout le film n'est pas cadré caméra à l'épaule, nous précise la réalisatrice du Petit Château. Dans les séquences auxquelles tu as assisté, c'était le cas parce que je désirais plus de mobilité par rapport à l'espace. Dans l'Académie, on voulait être proches du corps du modèle et c'est plus facile à l'épaule que sur rails ou sur pied où l'on aurait eu une image trop statique. Je voulais une image qui vibre un petit peu pour donner la sensation que c'est un corps vivant. La caméra à l'épaule donne davantage l'impression de cette fragilité, on ressent plus ce corps qui est proche de nous."
Karine détache un gobelet de la pile qui gît sur la table basse pour nous le donner, verse du café dans le gobelet (on dirait le son d'un glissando à l'archet de Joëlle Léandre répondant à une attaque à deux doigts de William Parker, sur les cordes de sa contrebasse). En buvant, nous renversons une goutte de café sur le sol, sa forme évoque une tache d'encre dans un test de Rorschach. "Cette scène était conçue très clairement dans ma tête. Je savais très bien que Marie allait sortir nue derrière le paravent, qu'elle allait se placer, prendre une pose bien précise qui n'a rien d'extraordinaire mais qui, par rapport au corps du modèle, est une pose intéressante. Etre allongée me semblait la pose la plus naturelle. Marie a un corps qui prend très bien la lumière, il y avait donc le plaisir de passer du temps sur son corps, de le balayer avec la caméra, de le caresser. Je ne voulais pas de pose torturée, ça devient quelque chose de fermé ; or ici, elle s'ouvre à la vie, à un homme qui la regarde. Donc il fallait une pose permettant un jeu de regards. "J'ai choisi de faire une scène très épurée parce que je voulais donner l'impression qu'Anne-Marie et Cédric sont seuls au monde, comme sur une île. On entend, en off, qu'on est dans un cours de dessin mais on ne voit pas les élèves. Ce qu'on voit, c'est le corps de cette jeune femme et le regard de ce jeune homme. Ça se passe entre eux deux".
Que sont nos amis devenus ?
Elle laisse flotter son regard un moment, très zen, puis poursuit, avec un bruit de gorge - rhm, rhm, rhm. Nous vidons le fond de notre gobelet : "Comme je la vois est l'histoire d'Anne-Marie Sikker Hansen, ma mère, qui commence sa vie en étant sage comme une image tout en portant en elle toute une révolte. Le film parle de ça : une femme qui toute sa vie a essayé d'être au plus proche d'elle-même, quitte à déplaire, à décevoir. A la fin de sa vie, c'était quelqu'un qui était en train de se réaliser en tant que peintre. Elle faisait mon portrait et celui-ci est resté inachevé. J'aime cette notion d'inachevé. Elle était en train de recommencer sa vie et d'entamer un nouveau cycle, elle venait de rencontrer quelqu'un qui l'avait profondément bouleversée. Il y a eu l'accident et tout s'est arrêté. On est tous en train de réaliser quelque chose et il n'y a que la mort qui peut nous arrêter.
"Le film tente de faire son portrait, en utilisant différents témoignages. Mais par ailleurs, elle était en train de faire mon portrait, donc moi je me vois aussi à travers elle. Qu'est-ce que ma mère m'a transmis vingt et un ans après ? Qu'est-ce qui reste de ce lien mère-fille ? Qu'a-t-elle laissé comme trace dans ma vie, dans ma tête, dans mon coeur. Que reste-t-il ? Qu'a-t-on partagé ensemble ? 
Karine a une drôle d'expression, l'air de penser à autre chose que ce qu'elle voit, c'est-à-dire votre serviteur prosaïquement scotché à son enregistreur (la bande tourne-t-elle ? les piles ne sont-elles pas usées ?). "Il est clair que je ne voulais pas retourner sur les lieux de ma naissance, à Quito, enchaîne Karine. J'aime bien l'idée que ce ne soit pas mes images, quelque part ça ne m'appartient pas, j'en suis le fruit. Les images que je montre de cette période n'ont pas été filmées par moi et j'aime beaucoup cette idée-là.
"Dans la construction du film, on va constamment aller du passé à ce qu'on en garde aujourd'hui. Il y a une confrontation et un passage de l'un à l'autre mais il y a des choses qui sont des points d'accrochages, des twists, des thèmes récurrents qui sont l'amitié, la relation à la mère, celle qui nous manque et celle qu'on rejette.
"Ce qui est important c'est le chemin. Est-ce que la fille suit le chemin de la mère ? Est-ce qu'elle va sur ses traces ou au contraire s'en écarte ? Quel est la trace qu'est-ce qu'elle a laissé en nous ?
"Le film commence sur l'atelier avec mon portrait, et donc je suis face à ça, à cette image qui reste inachevée. Lors du deuxième plan du film, je passe à côté d'une trace de son corps dessinée à la craie sur le macadam comme cela s'est passé dans la réalité où je n'ai pas compris tout de suite que c'était le dessin du corps de ma mère. Ce n'est qu'en arrivant à la maison que j'ai réalisé que c'était sa dernière trace. "J'ai compris que je devais la représenter vivante, c'est beaucoup plus intéressant, ça laisse une liberté énorme. On ne me voit qu'au début et à la fin du film. Dans les interviews, j'écoute mais je ne suis pas présente à l'image et en plus toutes les interviews sont faites en couple : elle est avec sa fille (qui porte le même nom que ma mère), une amie de ma mère est interviewée avec sa fille. Ma grand-mère parle en présence de sa propre fille. Il y a un peintre, grand ami de ma mère qui est interviewé avec sa femme."

 

Super-Archives


 

"Les entretiens ont été tournés en DV, sinon on a filmé des séquences entières en super 8 couleur et noir et blanc parce que cela donne une matérialité à l'image (du grain) qui est incomparable. Pour donner un exemple, on a filmé les photos des gens interviewés en super 8, ce qui contraste par rapport à l'image vidéo et donne vraiment l'impression que c'est une image."
"Ce que je trouve essentiel à ce moment-là, et c'est au début du film, c'est que ce n'est pas seulement Cédric qui tombe amoureux de ma mère, c'est aussi une femme et je ne peux pas l'exprimer autrement qu'a travers le corps. De plus, comme ma mère a peint essentiellement des femmes, je trouvais essentiel de montrer des corps de femmes. Ce que j'ai voulu dévoiler, c'est la femme avant qu'elle ne devienne épouse et mère. La seule façon de le dire est de le montrer. C'est un plaisir de regarder le corps d'une femme, j'ai fait quelques années de peinture et je sais que c'est gai à dessiner et à regarder. C'est vraiment La Beauté.
"J'ai regardé énormément de films d'archives sur les années soixante et septante. Pour moi, ces années-là sont des années où j'ai ressenti que l'amitié était quelque chose d'important, la découverte de soi, la créativité, le plaisir d'être ensemble. J'ai trouvé des petits films d'animation où l'on voit des collages etc., des images de Bruxelles dans les années septante où il y a une sorte de joie de vivre. J'ai le contrepoint en images d'archives danoises et là, ce sont des gens qui tentent de vivre au plus près de la nature, du corps, etc. Ça traduit bien une époque, l'idée que j'ai envie de faire passer à travers ce que mon père en dit et à travers d'autres témoignages, à savoir que c'était une époque où l'on aimait être ensemble. C'est ensemble qu'on se découvrait soi-même même si c'était la découverte de la sexualité, pourquoi pas ? On passe du temps, donc la notion du temps était très importante."

Comme je la vois
Beta-Digital, format : 4/3, couleur et n&b, 52'
Réal. : Karine de Villers. Image : Dominique Henry. Son Quentin Jacques. Assist. : Catherine Montondo. Mont. : Philippe Boucq. Archives : Shamporing traitent (B), Doc Gruppen (DK), AGCD (B). Prod. Déléguée : Kathleen de Béthune. Prod. : Simple Production , Arte Belgique, WIP, Média développement, Gsara, avec l'aide du Centre du cinéma et de l'audiovisuel de la Communauté française de Belgique.

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